PIERRE GUYOTAT : « Je ne peux pas voir ce monde comme un monde infernal, parce que j’y serais déjà rôti »

ENTRETIEN avec PIERRE GUYOTAT : « Je ne peux pas voir ce monde comme un monde infernal, parce que j’y serais déjà rôti. » (mai 2014)

Pierre Guyotat est disparu le 7 février dernier. En hommage à celui que nous considérions comme le plus grand écrivain français vivant, nous republions ce (très) long entretien publié initialement dans le numéro #03 de la revue papier INFERNO six-monthly, paru en été 2014.  Pierre Guyotat nous avait fait alors l’honneur et le très grand privilège de nous accorder cet entretien exclusif, lui que ne s’adonnait que fort rarement à cet exercice…

En mars 2014 paraîssait « Joyeux animaux de la misère », un des derniers livres de fiction de Pierre Guyotat :
« J’ai écrit ce texte, de langue aisée, d’une seule traite et toutes affaires cessantes, comme exercice de détente dans le cours de la rédaction d’une œuvre plus longue, « Géhenne », à paraître prochainement : son emportement, son allégresse se ressentent, je l’espère, de cette exclusive heureuse. Le monde qui s’y fait jour n’est ni à désirer ni à rejeter : il existe aussi, en morceaux séparés par la distance, dans l’humanité actuelle… » nous disait-il. Dans les pages qui suivent, grâce aux échanges entre l’auteur et Pierre Chopinaud, s’approfondissent les processus de délivrance au monde de cette œuvre…

ENTRETIEN AVEC PIERRE GUYOTAT

Pierre Chopinaud : Doit-on, selon vous, lire dans  » Joyeux animaux de la misère  » une répétition de l’acte initial, transgressif, de quoi a surgi le monde à quoi vous œuvrez, avec une reprise, comme une modification, à savoir : la mise en bordel d’une femelle, d’une femme ?

Pierre Guyotat : La femme, la femelle n’a jamais vraiment disparu. Il faut des femelles pour qu’il y ait des mâles. C’est une nécessité de la fiction. Pour qu’il y ait des petits il faut qu’il y ait des géniteurs, des géniteurs mâles et des géniteurs femelles.[…]
Pour qu’il y ait des corps mâles, il faut que ces corps mâles aient été produits par un acte qui doit se faire encore, se produire entre un mâle et une femelle. Donc il faut des femelles. Les femelles sont indispensables dans ce monde ci, dans ce monde du texte, comme elles le sont en tant que femmes dans le règne humain. C’est une obligation. Et comme je suis avant tout un fictionneur, quelqu’un de très logique, je ne peux pas faire venir ces figures, ces figures mâles, de je ne sais quel ciel. Pour l’instant encore nous en sommes là. Je ne suis pas assez savant et avancé pour faire produire des êtres humains, des corps humains par l’opération de la « sainte » science, de la seule « sainte » science. Je suis encore archaïque là-dessus. Mais cet archaïsme tout de même produit beaucoup de poésie et beaucoup de fiction. C’est l’essentiel. La femme, du reste, ni la femelle, n’ont jamais quitté ma scène de « bordel ». Jamais. Elles sont d’abord dans les textes de jeunesse extrêmement présentes. Tout se termine chaque fois par la reconstitution du couple classique, adamique, comme je dis. Aussi bien dans « Tombeau pour cinq cent mille soldats »* que dans « Eden, Eden, Eden ». Avec « Prostitution », les choses changent, dans les années 70, parce qu’il y a eu là une rupture dans la langue. Mais la fin du texte de « Prostitution » est aussi une forme poétique un peu sombre, apocalyptique, c’est aussi un constat de l’importance de la femme, de la femelle, du sexe femelle, non seulement dans la vie courante, mais dans la poésie, dans la fiction. Mais comme j’ai souvent dit, la scénographie de mâle-à-mâle était tellement nouvelle, celle que j’ai mise au point, même dès Tombeau pour cinq cent mille soldats, qu’on a immédiatement caviardé toute la partie absolument sous-jacente et très présente de la copulation ordinaire, hétérosexuelle. Et comme je n’ai jamais participé à l’idéalisation de l’« éternel féminin », si je puis dire, à cette sorte de fantaisie, à cette rhétorique, très fréquente et très payante, je n’ai pas non plus rendu de culte à l’éternel masculin. Donc on a pensé que j’étais plutôt du côté du masculin ou du mâle. Mais non. Je suis dans l’œuvre, comme dans ma vie, des deux côtés. C’est bien, du reste, comme je l’ai expliqué souvent, mais ce n’est jamais écouté, ni vraiment lu, c’est bien ce qui fait une sorte de déchirement initial, dont du reste « Arrière-fond » se fait le témoignage extrêmement précis et très méticuleux.

Justement, peut-on lire dans la fin d’ »Arrière-fond » une sorte de retour vers un point d’explication de l’œuvre, et de son processus de production, qui fût charnière, à savoir l’intervention « Langage du corps », prononcée au colloque de Cerisy en 1971 sur Bataille et Artaud, et dont vous avez déjà souvent dit qu’elle a été depuis cause de nombreux malentendus ?

En plus de ce caviardage de la présence femelle ou féminine dans ce que j’écris, présence qui est extrêmement importante – la fin d’ »Eden, Eden, Eden »est une fin extrêmement claire – : il y a comme une hésitation du nomade final entre les deux sexes, et c’est le sexe de la femelle qui est choisi dans une espèce de grand éclatement naturel, cosmique. Il ne faut pas l’oublier, ça a été vu par des gens à l’époque, par de simples lecteurs qui m’ont écrit à cette époque-là.

Après, les choses sont devenues un peu plus subtiles, un peu plus cachées c’est vrai. Il y aussi le fait que, dans ce colloque de Cerisy, colloque très problématique, du reste, de 1971, organisé par Tel Quel, je crois, à l’époque, au lieu de parler d’Artaud et Bataille, qui étaient le sujet du colloque, j’ai expliqué pour la première fois la pratique masturbatoire qui était la mienne quand j’étais adolescent et qui s’est perpétuée jusqu’ à la rédaction d’ »Eden, Eden, Eden », 1968-69, et dont j’ai dit que déjà à l’époque de ce colloque elle était révolue. Ça m’a suivi, et ça me suit encore. Je ne peux pas obtenir que là-dessus on s’en tienne à la vérité, je ne cherche pas à l’obtenir du reste, ça n’a aucune importance, les textes sont là, ça ne présente pas beaucoup d’importance pour moi dans ce domaine, mais le fait que cette pratique soit révolue, apparemment ne règle absolument pas les choses. On me désigne quelquefois encore comme celui dont la pratique… J’ai expliqué à quelles occasions, pour quels textes ce genre de pratique m’était nécessaire. Je le dis maintenant depuis même avant « Tombeau pour cinq cent mille soldats », début années 60 : je tape mes textes, je les dactylographie, je les tape en direct. Donc je ne vois pas très bien comment je pourrais, tapant avec deux mains, accomplir cet acte masturbatoire. Avec une troisième main peut-être ?

Les gens qui perpétuent l’image de cette pratique feraient bien de réfléchir à deux fois. On me prête une troisième main en quelque sorte. Tout ça est absurde. Quand quelqu’un dit qu’il dactylographie ses textes directement, pas après coup, directement, on peut tout de même penser que… C’est très simple, c’est une question de logique. Là aussi, les gens – des écrivaines surtout bien sûr – ne font pas preuve de beaucoup de logique.

J’ai expliqué aussi que depuis de très nombreuses années je suis entièrement chaste. Ça c’est impensable parce qu’aujourd’hui on est encore en plein, j’espère que ça va cesser, dans la littérature d’auto-fiction, qui a fait fortune. On pense qu’il n’est possible d’écrire que ce qui a été vécu. L’idée même de l’art, la pulsion même de l’art qui est l’imagination, est très souvent abandonnée, ou considérée comme une chose ancienne. C’était bon du temps de Nerval, à la rigueur encore du temps d’Artaud, mais maintenant c’est fini, on est bien au-dessus de tout ça, on est loin. Alors il y a ceux qui se lamentent de ça, et puis ceux qui en sont très satisfaits, tous les petits techniciens de l’art jeune… les petites bricoles, entre rock et… Mais là on est dans le bricolage, on est pas dans l’imagination. Il y a beaucoup de bricolage. Il y a beaucoup de moyens pour bricoler. Il y a de plus en plus de moyens. Autrefois c’est vrai, comme on dit, avant, avant, il n’y avait effectivement pas tellement de support. Au fond la machine à écrire était le maximum. Maintenant il y a tout. Tout est possible. Pour faire du cinéma, autrefois, il fallait vraiment se lever tôt. Tout cela était lourd. Maintenant tout le monde fait du cinéma. « Le cinéma sera fait par tous », comme aurait pu dire Lautréamont. Le mobile maintenant est un moyen pour les gens de faire de l’art tous les jours.

Vous pensez que la démultiplication des petits appareils expliquerait la moindre présence de l’imagination dans l’art ?

L’internet, l’extraordinaire immédiateté […] L’imaginaire autrefois. Les enfants sont le dernier carré où l’on peut encore voir à l’œuvre l’imagination, à l’œuvre dans une certaine durée, quand même. Parce que tout est immédiat maintenant. Et ce qui est immédiat risque d’être une formidable atteinte à ce qu’est l’imagination. A savoir qu’on imagine ce qu’on n’a pas. On imagine ce qu’on n’aura pas. On imagine quelque chose qui est loin et à quoi on ne pourra jamais accéder. Maintenant tout est immédiat, tout est proche, d’une façon virtuelle, mais ça devient du réel à force d’utilisation. C’est la fréquence d’utilisation qui crée le réel. Il n’y a pas de réel donné. C’est ce qu’on en fait et c’est le temps qu’on lui donne, le temps qu’on met à le voir, à le réaliser… Donc je pense, au contraire de ce qu’on aurait pu penser, que ça aurait pu augmenter l’imaginaire, ça l’anéantit dans l’œuf. Ça le tue dans l’œuf. Ça peut le tuer dans l’œuf. L’imaginaire c’est la distance entre le désir et la chose désirée. C’est ça l’imagination. C’est aussi donner quand on fait de la fiction par exemple, ou de la peinture, quand on faisait ça autrefois, c’était donner à des figures créées une autonomie, progressivement une autonomie, et donc les autorise, les contraindre à se débrouiller toutes seules. C’est un peu Alice au pays des merveilles. On crée cette figure. On l’invente… Et après voilà. C’est tout. Une petite fille et un trou. C’est tout de même étonnant. Un lapin. Et puis le trou. C’est tout. C’est formidable. C’est une des œuvres d’imagination les plus extraordinaires qu’on ait jamais écrites. Là, il y a une réelle imagination. C’est absolument formidable. Avec un matériau d’enfant.

Ça a d’ailleurs été écrit pour être raconté à des enfants… à des petites filles.

Oui à des enfants, à des petites filles. Pour les séduire aussi… Ce pauvre Lewis Carroll n’aurait pas le droit de cité aujourd’hui. Avec ses petites balades sur le lac ou sur la rivière, avec ces petites filles, c’est impensable aujourd’hui. Il serait immédiatement arrêté et aurait immédiatement un procès. Et qu’il soit un excellent mathématicien, logicien, n’y changerait rien, bien au contraire..

Il y a sans doute aussi un besoin d’imagination dans l’humain qui est inépuisable…

Oui, mais quand je dis ça tue, ça risque de le tuer dans l’œuf, je ne dis pas que ça le tuera bien entendu. Parce que tous ces outils seront réorganisés un jour ou l’autre, très bientôt, ils seront simplifiés, concentrés, dans un seul. L’usage de ces outils deviendra beaucoup plus sage, beaucoup plus modéré, beaucoup plus réfléchi. Mais, moi, plus le temps passe, plus je sens des besoins disparaître d’une certaine façon.[…]

Il y a tout simplement une chose que me paraît, je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou pas, je n’en sais rien, il y a qu’il se passe ce dont j’ai un peu rêvé moi, quand j’étais en pleine activité révolutionnaire, en pleine imagination révolutionnaire : la disparition du monde ancien. Il ne faut pas se leurrer. Tous ceux qui ont été communistes, ou collectivistes, ont voulu une « table rase ». « Du passé faisons table rase », c’est tout de même dans l’Internationale qui est le grand chant du marxisme utilitaire, du marxisme efficace, il ne faut pas l’oublier. Moi, je voulais ça aussi, je voulais qu’on en revienne à la flûte de Pan. Un retour au bon sauvage, d’une certaine façon. Toute la structure musicale, de littérature, d’art, qui s’était créée, qui avait eu son apogée au XIXe, avec la machinerie, avec la révolution industrielle – la révolution industrielle correspond à une révolution artistique réelle, bien entendu, l’orchestre de plus en plus monumental – ça, je voulais que ça disparaisse au profit de quelque chose d’extrêmement pur, d’extrêmement maniable, d’extrêmement immédiat, immédiat, immédiat à tous les peuples. C’était un rêve internationaliste aussi. Alors ce monde aurait été intenable, bien entendu. Mais moi je reste, non pas fidèle, mais je n’oublie pas que j’ai pensé ça. D’une certaine façon Eden, Eden, Eden de 1969, est une figuration de ce monde là, de ce désir là, c’est quelque chose vers… Ce n’est pas du tout ce qu’on a dit, le sexe tout ça…

Vous parliez d’ailleurs d’une flûte, d’une œuvre pour flûte, le berger à la flûte….

Le berger à la flûte, c’est ça, tout à fait. Pour moi c’était l’image d’une sorte d’idéal…
Au fond, ce désir de table rase je le comprends d’autant mieux et je le redoute d’autant plus que je l’ai pensé et voulu de toutes mes forces.

La technique pourrait produire non volontairement une table rase ?

Après j’ai évolué, j’ai pensé que cette pureté là pouvait être atteinte dans le monde entier, et soutenue par une technologue de pointe. J’ai expliqué ça dans une interview au Matin de Paris, en 1984, sur l’utopie d’une nouvelle ère nomade, le nomadisme. Maintenant, je ne sais plus très bien où j’en suis. Mais par moments, je crains que ce dont j’ai réclamé la table rase autrefois disparaisse tout à fait. C’est-à-dire que disparaisse aujourd‘hui ce qui existait encore quand j’ai commencé à écrire, à produire de l’art. À savoir l’idée d’une tradition, et l’appui sur une tradition, et l’émotion de ce que toute cette tradition provoque, l’émotion de la musique. C’était tout à fait extraordinaire cette tradition d’émotion, pas uniquement de forme, qu’on éprouvait. On continuait d’éprouver très fortement une œuvre de Beethoven, une des dernières œuvres, comme la « Neuvième symphonie » par exemple, comme les gens l’avaient éprouvée autrefois sur le moment.

La crainte que cette émotion là ne disparaisse, au profit de je ne sais quoi, au profit du bricolage, qui est tout de même très important aujourd’hui. Je ne le condamne pas. Les « artistes » qui pullulent aujourd’hui se servent de ce qu’ils ont sous la main. Et d’une certaine façon, se servir de tous les arts à la fois, de toutes les techniques à la fois, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas du tout ce qui se faisait autrefois. Même si autrefois les artistes étaient beaucoup plus soucieux d’universalisme qu’on ne le croit. Debussy connaissait parfaitement la musique balinaise. Il en avait été extrêmement bouleversé alors qu’elle était donnée à l’Exposition universelle. Il n’était pas allé là-bas, en Asie. Ce qui prouve qu’une simple manifestation de spectacle, donnée dans le cadre d’une grande exposition universelle, peut suppléer à l’écoute de la même chose in-situ. L’art n’a pas forcément besoin du réel, du réel complet, si je puis dire. Il suffit d’une oreille formidable, comme celle de Debussy à cette époque-là, pour comprendre et intégrer. La musique de Debussy change considérablement à ce moment là. Mais elle change en même temps que sa réflexion sur ce qui le précède en musique continue, et lui fait faire. Il ne faut pas penser, comme pour Picasso, par exemple, que la statuaire noire, africaine, ait produit comme ça, seule, Les demoiselles d’Avignon. C’est un processus intérieur de la tradition, une réflexion sur la forme de la peinture occidentale qui fait produire cette œuvre là, qui correspond par ailleurs oui, à l’apparition dans le domaine muséographique de cet art extraordinaire, bien entendu.

Mais j’ai cette crainte, par moments, et je sais que je ne suis pas le seul ; crainte que ces piliers disparaissent, s’effondrent, cet espèce de portique, cette majesté de la tradition, greco-latino-christano-italo etc. Crainte au fond qu’elle ne soit reléguée maintenant dans l’université, dans les écoles d’art, et encore ne devienne plus une nécessité dans le public…

Après, elle sera toujours une nécessité chez les créateurs…

Ce n’est pas sûr. Parce que les créateurs viennent de la société civile, si je puis dire, ils ne viennent pas forcément de…

Mais cette tradition est tellement constitutive de ce que nous sommes, même depuis le vêtement, jusque la maison, jusque l’intérieur de la maison, elle n’est pas que dans les œuvres et dans les livres par exemple… Celui qui crée va chercher à l’intérieur de lui, et à l’intérieur de lui il y a la tradition.

C’est vrai, bien entendu, je l’ai toujours dit, je l’ai toujours répété, il ne s’agit pas nécessairement de vivre des choses extraordinaires extérieurement pour produire un art extraordinaire. Il faut simplement descendre en soi-même. Mais encore faut il avoir un soi-même. Et un soi-même habitué à penser depuis la plus tendre enfance, à prolonger ce qu’on voit, à désirer ce qu’on voit, à le craindre, à le mettre à distance, à le vouloir, à en avoir peur. Il faut rester sur cette découverte par l’enfant du monde. Il y a des enfants qui sont imaginatifs très tôt. On le voit tout de suite. Ils font fonctionner à plein les qualités qui sont celles de l’enfance : on prolonge ce qu’on voit, on met en rapport ce qu’on voit, et on le fait à son niveau qui est un niveau de taille extrêmement réduite : les choses sont énormes, les choses sont monstrueuses. À ce moment là un trou devient quelque chose de très important, une espèce de trouée dans les siècles, et un lapin devient… Bien entendu, il – Lewis Caroll – a très bien compris ça parce qu’il était resté lui aussi un enfant, un enfant raisonneur, visionnaire, bien entendu.

Moi je ne veux pas dire après moi le déluge. Ce n’est pas mon truc. Je me préoccupe de moi-même, mais aussi de ce qui va advenir. Il serait dommage tout de même que toute cette énormité de travail, de sang et de sueur, comme dirait l’autre, disparaisse au fond de l’université.

Parce que ce qui a fait le développement de l’imagination c’est la tension vers la connaissance, et vers la totalité. Or, cette tension n’est plus maintenue parce qu’on aura tout, tout de suite. À ce moment là, cette nécessité d’imaginer pourra disparaître. Et il ne restera qu’une sorte d’archive de l’imagination. Car là, c’est beaucoup l’émotion tout de même. C’est difficilement quantifiable l’émotion que les gens éprouvent depuis des générations devant un Titien, devant un Beethoven. Ce n’est pas quantifiable, mais c’est ce qui fait la pérennité de ces œuvres.

Je ne veux pas tomber dans le travers d’aujourd’hui qui consiste à remettre le truc, l’œuvre de Duchamp : l’art est fait par les regardeurs, etc. Je veux bien. Mais l’art est fait d’abord par l’artiste – qui est le premier « regardeur », le plus sûr (ne serait-ce que parce qu’il continue de créer). Les artistes créaient dans ce but là, avec l’espérance que leur œuvre toucherait les gens. Et ils se faisaient une idée presque matérielle de cette zone émotionnelle. Je pense que quelqu’un comme Fra Angelico, lorsqu’il peignait sa fresque et ses petits tableaux aussi, certainement il pensait à ça. Le nimbe qu’il mettait aux têtes des saints ou des apôtres, il l’imaginait aussi autour de la tête de ceux qui regarderaient son œuvre. Il y avait un nimbe entre ce qu’il faisait et l’âme de ceux qui regardaient.

C’est ça qui peut, peut-être, disparaître. C’est inquiétant. C’est triste pour ceux qui ont vécu complètement là-dedans, qui sont nés dans cet âge encore, c’est un peu cruel d’imaginer que peut-être cette relation là, ce nimbe-là, cette zone dorée, puisse disparaître : la zone de l’émotion.

Ce serait comme si la capacité spirituelle de l’humanité disparaissait…

Aussi oui, mais ce n’est pas tout à fait du même ordre. Quelqu’un qui est complètement obtus dans le domaine de l’art, peut tout à fait croire avec toutes ses forces.

Oui, mais l’esprit au sens très large, l’esprit créateur de Dieu ou imaginant Dieu… C’est très lié quand même, la croyance métaphysique et la croyance artistique…

Dieu qui revient sur la scène aujourd’hui peut très bien remplacer l’art. La foi peut remplacer l’émotion produite par l’art, le mouvement vers l’art. Je le pense quelquefois.

Remplacer provisoirement…

Oui.

On peut imaginer la foi et le rituel d’ailleurs comme une forme d’art… L’espace de l’Église qui mobilise beaucoup d’œuvres et d’artistes d’ailleurs. L’art est sorti de la religion…

On peut aussi penser que Dieu s’il existe, le plus grand, Allah etc., peut en avoir assez, être jaloux de ce refuge de l’homme dans l’art, enfin ce refuge, cet éloignement de l’homme dans l’art et, au fond, progressivement, créer dans le cerveau humain toutes les capacités nécessaires pour produire ces petits outils, ces petites mécaniques qui détruiront, qui peuvent détruire, qui peuvent anéantir la nécessité qu’on a de s’émouvoir ensemble. La jouissance solitaire d’un tableau est une imbécillité, comme de la musique. Même quand on écoute de la musique chez soi seul, on sait très bien que d’autres l’écoutent. Et puis on se souvient de concerts etc. On sait très bien que c’est fait pour tout le monde. C’est fait pour être partagé. Comme quand on visite une exposition, on va voir des tableaux qu’on a vu 100 fois, on est heureux. C’est très difficile ce soit disant rêve de visiter des salles du Louvre la nuit sans personne. C’est grotesque, en tout cas pour moi. J’ai toujours pensé que ce qu’il y avait de beau dans un musée c’est qu’il y avait du monde. Même quand il y en a beaucoup, et qu’on a du mal à voir l’œuvre. Parce que ça prouve l’attraction de quelque chose qui n’a plus rien à voir avec ce que nous produisons aujourd’hui, et qui produit cet espèce d’agglutinement de gens, cette précipitation à voir une œuvre quelquefois quelques centimètres sur quelques centimètres.

Peut-être que l’art au fond, les supports qui sont, qui tendent à disparaître, qui ont été inventés à la Renaissance, seront ridiculisés par ce qu’on obtiendra plus tard, peut-être par de grands artistes avec des moyens dont ceux que nous voyons ici ne seraient que des prototypes ridicules.

J’ai toujours été intéressé par le Land art par exemple. J’ai toujours trouvé cette formule et cette nécessité chez les artistes – je connais mal – mais j’ai toujours pensé que c’était une voie tout à fait logique, une voie monumentale. Je trouve ça très logique. Et on peut faire des choses encore plus extraordinaires que celles qui ont été faites. On a les moyens.

On peut imaginer qu’avec les drones on peut faire une œuvre d’art fantastique dans le firmament. On peut créer quelque chose d’extraordinaire et qui serait vu par des millions et des millions voire des milliards de gens. C’est tout à fait étonnant.

On ne peut pas s’empêcher de penser à ça. Mais là on est très loin de Memling ou du petit Vermeer composant son tableau dans son… quasiment avec la cuisine – impeccable – à côté, quoi.

Sur le fait que ce texte là, « Joyeux animaux de la misère », remet en branle la machinerie fictionnelle, dans une langue qui au départ est d’apparence « normative », en-dehors de la langue en tout cas qui est celle de Progénitures. Comment se fait ce processus là ?

J’ai expliqué déjà justement que je suis depuis plusieurs années maintenant dans Géhenne, qui est une œuvre dont le nom indique déjà la nature, une œuvre très radicale, plus radicale encore que Progénitures, au niveau du peuplement et de la fiction, beaucoup plus rude, plus radicale, et en langue taillée, l’en-langue comme j’ai coutume de le dire. Une langue taillée pour le rythme. Mais pas taillée comme ça arbitrairement. Simplement il y a des fins de mot, des queues de mot inutiles que je coupe, qui, non prononcées dans le réel, doivent disparaitre dans l’écrit. Je ne garde que ce qui est prononcé dans la diction du texte. Je peux ne garder que ça. C’est une œuvre et une opération assez fatigante dont j’ai voulu l’an dernier, au début du printemps, me reposer, et ça a donné ce texte, Joyeux animaux de la misère, que j’ai écrit en quelques mois dans un état de bonheur très grand, très très grand. Le monde, l’univers y sont moins rudes que dans « Géhenne », et il ne sort pas du tout de « Géhenne ». C’est à part. J’ai laissé « Géhenne » de côté. J’y ai travaillé longtemps, j’y retravaille maintenant, parce que j’en ai envie, parce que c’est un besoin pour moi. J’ai besoin de cette langue, de cette taille, de cette taille vocale, j’en ai un besoin comme de manger, dont je ressens l’émotion quand j’en parle, à l’intérieur de moi.

Là aussi, il faut faire comprendre ce qu’est le besoin de créer, qui est quelque chose de très complexe. Mais ce n’est peut-être pas le lieu de le faire ici.

Donc je me suis détendu dans ce texte et la langue y est plus détendue effectivement. Le monde y est beaucoup moins radical. Il s’agit de figures à moitié humaines, quand même, qui ont une origine humaine. Ce sont tout de même des figures asservies, mais encore une fois, ce n’est pas un enfer. Ça peut être lu comme tel, je le comprends très bien, ou alors on se trompe sur l’enfer, on est toujours pas d’accord sur l’enfer. Moi je vis ça, c’est un monde dans lequel je suis heureux. Moi. C’est un monde virtuel bien entendu, puisque c’est un monde de l’écrit. C’est un monde dans lequel je suis heureux et dans lequel les figures le sont, pour peu qu’on arrive à donner une définition au mot heureux, au mot bonheur.

C’est pour ça que dans le titre j’ai intégré le mot « joyeux ». Parce que d’abord j’ai été joyeux à l’écrire, et ils sont tous très joyeux. Même dans les pires situations, il y a très peu d’êtres qui ne le soient pas, dont le verbe ne soit pas enjoué.

Mais je ne peux pas, moi qui suis dedans toute la journée, voir ce monde comme un monde infernal, parce que j’y serais déjà rôti depuis longtemps ! Mais je comprends très bien qu’on puisse le voir comme tel. Il faut être à l’intérieur d’une chose pour jouir de ses bienfaits.

C’est même je pense un des mystères de la création. Il y a quand même quelques mystères qui restent dans la chose. Il faut être l’ennemi des mystères. Mais c’est une énigme quand même qu’on soit bien dans un univers de ce genre, qui, si on le réalise, ferait fuir beaucoup de gens. À commencer par moi d’abord, probablement. Mais quand il est dans une œuvre, c’est tout à fait autre chose. Quand il est verbalisé, c’est tout à fait autre. Il y a un mystère effectivement. C’est le mystère de Baudelaire et de quantité d’artistes avant moi. J’ai approfondi ça plusieurs fois. Maintenant c’est fini je sais que ça appartient à l’histoire littéraire…

Il n’y a donc pas du tout un oubli de l’en-langue. C’est simplement une entreprise de détente, d’abord. La forme change petit à petit, progressivement.

Ça aussi on ne l’a pas vu. Le début que j’ai refait, après avoir tout fini, le début est très différent de ce qui va suivre, et il y a, vers le troisième quart, vers la page 300… les choses changent vraiment. La langue devient plus souple, le tac-au-tac, le rythme, la rythmique, à mon avis, changent. Elle est peut-être plus rigoureuse, et en même temps, beaucoup plus détendue. Je crois. Mais la fin est tout à fait autre, elle est beaucoup plus colorée, limpide et intense à la foi, plus vite efficace. On y respire beaucoup plus, d’une certaine façon. Bien que moi je pense qu’on respire très bien dés le début. Mais on peut imaginer que les gros huis-clos du début peuvent apparaître comme un peu étouffants. Après, la langue s’épure effectivement. Parce qu’il y a une évolution. Il faut bien le savoir ça aussi, dans chaque œuvre d’une certaine durée, il y a une évolution. Il faut bien que les gens comprennent ça aussi, les lecteurs, les conservateurs d’art comprennent qu’à l’intérieur d’une œuvre, une œuvre qui est faite sur une durée, musique, littérature – la peinture c’est très différent parce qu’apparemment tout est donné d’un seul coup – mais là, dans les œuvres de la durée, du temps, qui font jouer la durée, qui occupent une durée. Les arts plastiques c’est l’espace. Mais la musique et la littérature ce qu’elles ont en commune c’est qu’elles travaillent la durée.

Et là, par rapport à ce que vous appelez l’en-langue, Il y a dans la mécanique de la machine-à-fiction, une sorte d’événement. Par exemple dans « Progénitures », vous aviez abouti au verset…

Le verset, oui. Par rapport au verset, j’ai voulu absolument faire cet exercice de détente. C’est un exercice aussi. Un exercice pour continuer « Géhenne », mais continuer dans le sens du tac-au-tac. Parce que j’étais arrivé à un point en hiver dernier, un point où les répliques étaient très longues, et un peu épaisses, elles s’étaient épaissies, un peu alourdies, dans des narrations, des sous-narrations, des sous-sous-narrations. Là j’ai voulu vraiment expérimenter ce que je pense être, ce que je pense que je dois faire, et ce que je vais faire dans « Géhenne », à savoir le tac-au-tac, la réplique rapide. Donc c’est un essai aussi. Ce n’est pas seulement un exercice de détente. C’est un essai pour le grand texte en cours. Le tac-au-tac. C’est ça aussi qui donne cet aspect joyeux.

Ce texte est donc techniquement même à l’intérieur du processus d’invention dans lequel vous êtes avec l’en-langue ?

Ah bien sûr. Il est important. Comme c’est du tac-au-tac, j’ai réfléchi : est-ce que je vais à chaque réplique aller à la ligne ? Mais là j’aurais fait un texte qui aurait fait mille pages.

Oui, parce que vous avez un système avec trois points, puis ensuite les guillemets, un type de guillemets.

Non, ce ne sont pas des guillemets… Ce sont des répliques ordinaires, comme des dialogues dans un roman, c’est-à-dire : tiret, ouvrez les guillemets, et puis souvent trois points de suspension. Parce que la réplique n’est pas immédiate. Les trois points de suspension indiquent qu’il y a un petit peu de réflexion, que le temps de lire, parce que ça se lit la ponctuation, le temps de lire ces trois points ou de les voir, c’est le temps que met la figure qui répond pour répondre, pour penser sa réponse. C’est une respiration.
On est dans le présent avec moi.

Je n’ai pas choisi le système de la réplique à la ligne, j’ai choisi donc le système de la grande coulée des répliques. J’ai pensé que ça correspondait plus à la réalité. Parce que aller à la ligne, ça rajoute du temps. Et ce temps n’est pas nécessaire, ce temps n’est pas réel. Il n’est pas vrai, il n’est pas juste. Le temps c’est le temps de : tiret, ouvrez les guillemets, trois petits points. Tout ça est voulu. Si j’avais à chaque réplique été à la ligne, il y aurait eu un temps beaucoup plus long, et un temps pas juste.

Il y a une question qui nous ferait remonter bien avant, presque au début, à « Tombeau pour cinq cent mille soldats », c’est celle du livre, de la forme-livre, et du texte, qui du fait de sa puissance de prononciation ou vocatoire, dont on sent quand on le lit, et celui-là, en particulier, qu’il doit sortir du livre, et dont le livre n’est qu’un support insuffisant, et qui conduit d’une certaine façon à la scène, et au théâtre, faute de mieux. L’œuvre que vous faites n’est-elle pas un appel à la création scénique, à une nouvelle forme de création scénique, qui manque encore ?

Ce serait peut-être un appel à une création tout court, à une création vivante, une création de vie, du réel.

On sent que la langue même appelle à un corps vivant qui la prononce. Ce pourrait être le corps de l’acteur. Est-ce que c’est l’acteur de théâtre ? Est-ce que c’est le danseur ? Et quelle sorte de danseur ? Parce que les figures elles-mêmes, que sont-elles ? Elles doivent figurer vivantes. Que serait l’espace ? Le livre est-il insuffisant pour ce texte-là ?

Peut-être que le cinéma peut donner, de près. Un cinéma de très près peut donner. Pourrait, peut-être. Dans le cinéma, il y a tout. Il y a le près, le loin. Il y a le détail. Il y a la voix. Il y a tout. Le théâtre c’est un peu plus loin déjà, la scène est un peu plus loin. C’est un moyen terme. Stanislas Nordey fera, d’un extrait – la fin du livre –, une lecture-spectacle les 11-12 Juin à l’Ircam. Après les séances de l’Ircam, il en fera, en 2015/2016 une mise en scène de théâtre. La question va se poser. Comment faire ? Est-ce qu’il faut incarner les figures ? C’est une chose très complexe. Il faut trouver une figure moyenne, faire des figures qui n’ont que le verbe en quelque sorte, parce que ce n’est que du verbe tout le temps. Est-ce qu’il faut les incarner ?

Même leurs mouvements sont des mouvements de corps contigus, des étreintes, il y a des déplacements lointains…

Il y a beaucoup d’étreintes, il y a beaucoup de verbe avant l’étreinte, comme pour la différer presque. Ils parlent beaucoup plus qu’ils ne font finalement. Ce n’est pas du tout un pandémonium de la… C’est un pandémonium du verbe peut-être, oui… C’est un bordel verbal. Il y a assez peu d’action si on fait le compte exact des choses, il y a assez peu d’étreintes par rapport au nombre de pages, je crois. Ce serait amusant de confier ça à un universitaire new-look qui fait des statistiques sur des ordinateurs, calculant la fréquence de tel adverbe dans tel texte. Il faudrait faire ça, calculer. On serait surpris. D’actes décrits, accomplis. Pas seulement dits. Là, il y en a beaucoup. Mais des actes réels, il y en a relativement peu, de coïts. Il me semble. C’est de l’évocation de ce qui s’est fait, de ce qui va se faire. Beaucoup plus, il me semble, je peux me tromper. Ce sont des verbaux.

En fin de compte, l’élément matériel de l’œuvre, c’est la langue…

Oui, puisque tout est parlé. Puisque c’est du parlé. Où sont les actes ?

D’où que se pose la question de la musique… Du chant… Les corps sont des corps de verbe, ils ne sont pas isolés du verbe, ce ne sont même pas des corps parlant, ce sont des corps-verbes. On ne peut même pas les séparer de la matérialité de la langue elle-même. Et pourtant c’est vrai que le texte lui-même est animé par ce qu’on sent d’une machinerie de théâtre, ou même de cirque, une machinerie avec des éléments de lieux qui sont simples, radicaux. Il y a des éléments lointains mais qui sont figurés très rapidement par l’imagination, à la manière dont un accessoire de théâtre peut faire s’ouvrir l’imagination d’un lieu. Une lumière, une évocation…

C’est très juste. Des accessoires plus ou moins usagés, qui sont là régulièrement. Par exemple, les crachoirs avec de la graisse de mouton dedans…

Mais en tout cas le livre semble un support insuffisant à ce monde…

J’espère que non quand même…
Toute œuvre d’art supplée à quelque chose. Tout de même, même si c’est autre chose que la vie, ça remplace la vie, malgré tout. Pour tout créateur, sa création remplace sa vie quand même, en partie. Si on invente ce monde là, c’est qu’ on en a besoin. On en a besoin pour vivre. Ce ne sont pas des fantasmes. C’est effectivement la création d’un monde…

Ces huis-clos peuvent faire penser à l’espace du Mandarin merveilleux. Un appartement, on ne sait pas trop où, avec une entrée, une sortie, et puis deux trois figures… Pourquoi créer ce monde là ? La question peut se poser, ce monde qui est un peu toujours le même, et qui est là un peu radicalisé, dans ce texte là, en tout cas dans son début, avec assez peu de figures, et un espace constant. Vous avez parlé déjà des taudis de la vallée du Gier ( cette rivière qui s’écoule du Forez jusqu’au Rhône, à Givors, et le long de quoi fût posée la première voie ferrée d’Europe pour transporter du charbon), comme s’ils étaient le motif un peu constant, en opposition à la montagne, au monde natal environnant de la paysannerie, comme le surgissement dans cet « Eden » justement, du monde industriel et de son peuple, arrivant là, d’italiens, d’arabes, d’espagnols. Y a-t’il là un motif un peu premier de cette scénographie constante ?

Vous avez tout à fait raison. Même s’ils n’apparaissent plus dans ce texte-là qui est tout à fait autre, tout à fait ailleurs. Ce monde est encore un peu présent dans « Progénitures », il est présent même tout à fait nommément, avec les lieux mêmes. Mais c’est vrai que cette intrusion de la classe industrielle dans le monde rural qui produit ces créatures à la fois très naturelles et en même temps abîmées. Je n’ai même pas besoin de faire une dénonciation de ce monde là. La chose est là, présente là, à savoir que ces corps sont abîmés. On le voit encore dans ce texte là, les gens sont abîmés par le travail, essentiellement, par leur travail, par les soins insuffisants, par le travail, réellement. Aucune figure, aucun corps n’est indemne.

Car la question qu’on peut se poser, c’est : qui sont ces figures ? Qui sont leurs modèles dans le réel ?

Là on voit dans l’hérédité, dans la filiation, on voit bien qu’il s’agit, qu’il y a quelque chose… Le père, la figure du père par exemple… C’est évident, il y a des allusions, c’est un humain d’origine, tout à fait humain, dont peut-être les parents sont morts très tôt. Ce petit humain a été, comme ça, exploité très tôt dans une sorte de bouge, de tripot, comme il y en a plein, petit à petit. Une espèce de bar qui se serait transformé en tripot petit à petit, ou peut-être une petite épicerie qui se serait transformée en bar, puis en tripot… Avec ce môme qui aurait été très rapidement utilisé comme on le sait, et puis, petit à petit, qui aurait donné, qui serait devenu après progressivement « putain ».

J’essaie de voir ce que moi j’ai vu en écrivant cette fiction. Ce dont la figure principale de ce texte, Rosario, serait le produit. On ne peut pas dire l’enfant : je ne peux pas appeler « enfant », ni « adolescent », ni même designer comme « jeune » – même le mot « jeune » suppose un état humain –, une figure vouée à une telle besogne sexuelle continue, même si elle est majoritairement verbale. De l’humanité il y en a, oui, par l’origine, par le père, la mère peut être. Mais l’état putain prend le dessus. La femelle a peut-être été l’objet du même départ dans la vie. Donc c’est à cause de cette racine humaine que le texte est ce qu’il est. Un peu moins rude, mais à mon avis tout aussi subversif que les autres. Même peut-être plus. Plus apparent, la langue étant moins taillée, les mots apparaissent dans tout leur développement ordinaire, toute leur visualisation ordinaire.

Ce n’est pas du tout comme je l’ai entendu l’autre jour encore, les mots de tous les jours. C’est un langage comique en permanence. C’est une gouaille. Ce n’est pas du tout le langage ordinaire. Ce n’est pas la langage de tous les jours.

Il y a une gouaille qui surpasse largement la gouaille ordinaire des marchés, ou même des banlieues. C’est tout de même d’un autre ordre. Ce n’est pas du tout donc le langage ordinaire. On dit retour à la langue ordinaire, parce que les mots ne sont pas touchés, les mots dans leur détail. Ce que j’entends ou lis depuis l’enfance, du langage dit « populaire », je le transforme depuis l’enfance dans ma connaissance progressive de ma langue natale dite savante et dans ma propre voix: note voix se forme aussi de ce qu’elle entend et lit et apprend.

Cette origine humaine est là. Le rejeton du maître de ce bar, de cette épicerie-bar-tripot, ayant hérité de tout, y compris du « père » de Rosario lequel est devenu putain à part entière, du père donc et de ses productions. Ce personnage du maître est intéressant parce qu’aussi c’est un des rares personnages humains complètement, de tout ce que j’ai pu faire récemment. Il y a des personnages comme ça dans Progénitures, mais un peu plus dilués. Il y en a dans Géhenne aussi. Là c’est beaucoup plus simple. C’est un incapable, incompétent, mais comment être compétent dans ce domaine ? C’est difficile tout de même. En maître de bordel ? Ce genre de bordel là ! Est-ce un bordel du reste ? On dit bordel, mais enfin, je l’ai même écrit, mais finalement ce n’est pas le mot qui me viendrait… Ça me vient dans le texte, mais pas pour désigner un tel lieu. Un bordel comme ça, ça ne peut pas durer plus de deux jours. C’est impossible. Il y a ça aussi. Il y a aussi l’étrangeté de la chose. C’est que sur le plan sanitaire, sur le plan légal, c’est un lieu impossible et ce sont des opérations impossibles. Et en même temps, elles ont un caractère de vérité, évidemment. Mais c’est impossible. Réfléchissons à ça déjà. C’est un monde intenable sanitairement. Avec ce qu’on sait maintenant, avec toutes les précautions qu’on prend. C’est intenable plus de deux jours. Tout le monde mourrait sur pied. Tout le monde est affecté et infecté en quelques heures. Donc c’est un monde intenable.

Ou l’équivalent serait un camp de concentration…

Oui, ou même certains lieux actuellement d’extrême misère dans le sous-continent indien. Ou d’autres lieux. C’est un lieu en guerre aussi. La guerre développe immédiatement, c’est toujours une régression, elle remet sur le terrain les infections, la crasse… Je ne dis pas qu’il n’y a que ça dans ce livre. Les infections sont même l’objet d’une sorte de désir quasiment, de jouissance, mais ce sont des infections d’autrefois, avec lesquelles on joue. Là aussi c’est assez difficile à penser. Ce qui fait que ce texte est extrêmement dur par ailleurs. Même si la langue y est enjouée et très rapide et emportée. Si on s’arrête un temps sur ce monde… C’est pour ça que ce monde-là est parlé très rapidement, par répliques extrêmement rapides, foudroyantes, parce que si on s’arrête un petit peu dans ce monde là, si on s’immobilise devant, il est absolument intenable, impossible. Il n’est possible que dans l’emportement du désir, que dans l’emportement de la langue. Il ne faut surtout pas s’immobiliser. À ce moment-là, c’est terrifiant probablement. C’est ça qui fait le côté presque orphique de ce que je fais. Au fond, j’ai longtemps cherché à reproduire ce mythe formidable du retournement sur ce qu’on vient de quitter, sur ce qu’on a créé et qui crée à ce moment là l’horreur, la dépression. Si on s’arrête sur la chose, on est perdu. Mais c’est comme la vie. Dans la vie, il ne faut pas s’arrêter. Si on s’arrête, on est perdu. On est mort. C’est ce qui fait que tous les réveils le matin sont rudes. Parce qu’on sait bien que si on reste au lit on meurt. C’est très simple. C’est vraiment l’obligation vitale permanente. En plus de l’obligation d’aller au travail, il faut bouger, il faut marcher. C’est dans ce sens là que ce texte a aussi un caractère anthropologique.

Justement, la langue des non-humains, qui parlent, à part dans ce texte où il y aussi des figures semi-humaines, les figures de ceux qui viennent, ne faut-il pas la mettre en rapport avec ce que vous avez dit déjà de la langue des animaux ? Les figures sont des mises en postures de corps qui sont mus par le désir, le désir qui anime leur verbe. Au fond qu’est-ce-que cet état-là ? De ces figures qui sont en postures d’étreinte ? Ces figures privées d’état humain, est-ce qu’elles peuvent renseigner anthropologiquement, en fonction de ce qui leur manque, sur ce que serait l’humain ? Ces figures sont radicalisées, mises en état non-humain et la langue qui en sort est une langue qui est un peu au-delà de l’humanité, un peu métaphysique, ou méta-humaine. On peut penser à une possibilité de langue animale ou intermédiaire, et en même temps cette langue là, en tant que langue d’humain privé d’humanité peut renseigner à ce qui manque à ces figures qui une fois défini, définirait ce que c’est que être humain. Au fond que leur retirez-vous pour les mettre dans cet état ?

Je crois que c’est le langage de ce que j’appellerais le comportement. Toutes ces figures sont très différentes les unes des autres. Comme elles sont à moitié humaines. Même leur humanité est tout de même détruite par cette activité incessante, peut l’être en tout cas. On peut imaginer qu’elle l’est. Je ne sais pas. J’en sais rien. C’est une chose poignante à penser du reste. À savoir ce qui se passe. Qu’est-ce qui disparaît dans ces étreintes ? Dans ces obligations permanentes dont ils sont complices. Attention. Ils ne sont pas asservis pour leur malheur. C’est une grosse erreur de penser le putain comme un… pour moi en tout cas, je comprends très bien qu’on le considère comme ça, comme un être malheureux d’être asservi. Non.

L’asservi vit son asservissement et ne voit pas d’autre vie. Il n’en voit pas d’autre. Il ne voit la vie dite réelle que dans ceux qui « usent » de lui ou d’elle -il y a comme une joie de servir à quelque chose. Mais ils n’abusent pas non plus. Les autres sont des figures ordinaires aussi. Ceux qui viennent, les ouvriers qui viennent, sont des figures ordinaires avec des préoccupations, donc elles ne peuvent user que de figures relativement ordinaires aussi. Mais elles sont toutes très différentes. J’ai souvent souffert de ça. A savoir que dans ce pays, en France, dés qu’on quitte la psychologie romanesque ordinaire, on est considéré comme moins que rien. Mais pas du tout. Moi j’essaie de retrouver un mode de différenciation des individus, au sens où ce sont des individus, on le dit même d’une souris de laboratoire, j’essaie de faire sortir de ces figures le plus de comportement possible. Le plus possible d’animalité, d’une certaine façon. Mais je la fais sortir par du verbe humain. Et cette opération là est tout de même assez tragique, peut être vue comme tragique, d’une certaine façon. Si tragédie il y a, elle est là, je pense.

Oui il y a une vision tragique de l’existence, bien entendu. Pas de l’existence, mais de la vie humaine, l’existence c’est autre chose. Mais de la vie humaine, de la vie sociale, de l’être-au-monde. C’est ça que je veux faire. Je continue mon combat contre la psychologie qui est encore à l’œuvre. Ca continue en France. Ce que Nietzsche dénonçait déjà : le psychologisme. Je pense que dans le psychologisme, le corps est oublié toujours. La chair est oubliée. Le comble du psychologisme est dans Zola. Les tirades que se lancent les gens, c’est invraisemblable. C’est complètement déconnecté de la nature du corps, du réel. C’est souvent stupide. Pas toujours. Mai c’est très souvent insensé. Les personnages les plus modestes parlent comme des livres. Le corps d’où ces mots sortent n’a aucune influence sur cette parole, la gorge qui parle y est totalement oubliée, les pulsions qu’on a quand on parle. Le discours est complétement détaché du réel. Il y a la description, le dialogue. C’est terrifiant. C’est absolument terrifiant comme littérature. Ça se veut pourtant naturaliste. La peinture exacte. Chez moi tout est mêlé: corps et verbe, verbe et corps. Alors peut-être que je ne suis pas capable de faire venir des figures, des propos aussi complexes ? Mais ce n’est pas sûr. Car il y a dans ce texte une extrême subtilité des dialogues et des échanges. Mais c’est comique. C’est du jeu. Et le verbe est joué par des êtres qui sont les putains et qui ne sont pas totalement humains. Donc ils sont infantilisés et infantilisables.

Il y a aussi une chose à quoi j’ai réfléchi ce matin, quand j’étais au marché, on dit que c’est un langage, je ne sais plus ce que j’ai entendu récemment… Ce n’est pas du tout un langage minimum. C’est un langage très complexe, c’est un verbe très complexe. Les formules sont à peu près de l’ordre de celles qu’utilisent les gens, ceux qu’on appelle les gens, les gens ordinaires, les manuels, les ouvriers, les gens qui travaillent la matière, cette matière que l’on appelle la matière. C’est important. Le poids. Les gens qui montent les echafaudages, c’est incroyable. C’est une chose qu’on est incapable de faire. Des gens qui montent des chapiteaux de cirque, des étals de marché. Il faut avoir une force… Les paysans, les gens dans le bâtiment qui chargent les choses sur leur dos. Il ne faut pas l’oublier. Ils sont dans la matière toute la journée, dans le poids. Moi, je pense au poids. Evidemment vu mon âge. Mais la matière, donc c’est un tout autre discours qui est suscité dans ces corps, forcément. Il faut comprendre ça. Et sur le plan politique c’est très important de comprendre ça. Malheureusement les politiques en sont très loin. Comprendre que le discours qui peut sortir de gens qui manient toute la journée des objets, des masses, des masses en fusion, des outils qui sont lourds, des choses sales, que leur retour dans le langage ordinaire social est un retour quand même. Il y a quelque chose qui se passe à ce moment là. Il faut avoir conscience de ça tout de même. Moi c’est ce que j’essaie de traduire, et ça se traduit tout naturellement dans ce que j’essaie de faire.

Il est évident que quelqu’un qui se fait prendre ou qui prend, charnellement ne peut pas être le même que celui qui se prend la tête dans son cabinet de travail. Ce n’est pas la même chose. Les mots sont autres, les structures sont autres, les structures grammaticales sont différentes. Il y a une immédiateté du langage qui est propre à cette immédiateté de la matière. C’est une matière qui est maniée par les mains, les mains qui sont, par ailleurs, chez d’autres, l’organe de l’écriture, de la musique ou de la littérature, ou même de la sculpture ou de la peinture, de l’art plastique. C’est une chose à laquelle il faut penser.

D’où par ailleurs que lorsqu’on parlait tout à l’heure du théâtre, du cinéma, de la musique comme support de ce verbe, il y a aussi la sculpture qui pourrait l’être en réponse à ce que sont ces figures modelantes ou modelées, de glaise…

Je me souviens d’une promenade que nous avions faite à l’atelier de Rodin, et combien nous étions émus devant les œuvres où là, la chose apparaît dans toute sa splendeur. La réalité de la sculpture apparaissait formidablement, comme étant tout aussi émouvante que la plus belle des peintures. Emouvante, charnelle. Vous vous souvenez de l’Apollon qui était sur une espèce de bas-relief qui avait été commandé pour je ne sais quelle place de je ne sais quelle ville d’Amérique latine ? C’est formidable, c’est la vie même.

Je pense beaucoup comme ça aussi, je pense beaucoup sculpture. Et cinéma aussi, beaucoup, car j’ai été formé par le cinéma comme beaucoup de gens de ma génération. Par le cinéma de ma génération et d’avant, pas le cinéma numérique. Le cinéma brillant. C’est très important chez moi ça. Où est-ce que j’aurais pu trouver toutes ces brillances de peau, de sueur ? Dans la peinture ce n’est pas tellement fréquent. C’est difficile à produire ça. En dessin… Mais évidemment au cinéma c’est formidable. Donc voilà, pour moi, c’est très important.

Je pense que la politique souffre de l’oubli de ça. On reproche à des gens de soi-disant mal penser. Or il faut que les gens sortent de cette violence du travail manuel, de cette violence, car c’est une violence, même pour des gens qui y sont habitués, qui ont fait ça toute leur vie, dont les parents ont fait ça avant. C’est tout de même une violence par rapport au monde de la télévision, de la radio etc. Déjà ça. Il faut bien comprendre ça quand les politiques parlent de ça.

Moi j’essaie de combler ce vide là. Dans la littérature, il n’y en a pas. Il n’y en a plus. Presque plus. Ca n’existe pas. À part Céline où là aussi la langue, la gouaille est très reconstituée. Bien entendu. À part Céline, à part les textes d’Artaud qui sont d’une immédiateté de manuel, de travailleur manuel : lutter contre la folie est une sorte de travail manuel intérieur, sur de la matière intérieure.

Pour moi Artaud a toujours été lié à ça : c’est un manuel, les mots sont vraiment… On les voit. Tous les mots. Les mots les plus abstraits chez lui ont une charge émotionnelle, matérielle extraordinaire. Ça c’est la poésie et Artaud est formidable là-dessus, quoi qu’il dise, quoi qu’il écrive, sur quoi qu’il écrive chaque mot a une puissance charnelle, matérielle, un poids, un éclat, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est pour cela qu’il est très grand. On le sent tout de suite. Les premières lettres, c’est immédiat, la chose est immédiate, la chose est là, les mots sont là avec toute leur charge de douleur, de beauté, de douleur bien sûr certainement…

Ce qui me plaît c’est ça. Mais on peut, par ce langage de comportement, comment dirais-je, rejoindre un langage très complexe, très profond. Il y a aussi que les gens, les gens du peuple comme on dit, comme ça existe encore peut-être je ne sais pas, comme ça existait du temps où j’étais encore enfant, avant la télévision, avant d’être interviewés, etc., avant qu’il y ait ça, lorsqu’on leur demandait d’exprimer quelque chose, ils s’exprimaient d’une certaine façon, ils utilisaient des mots ou des formules grammaticales qui venaient de l’école sans doute, de l’Église aussi pour les croyants, du discours du maire. Il y avait tout ça, c’est très intéressant. Cette chose là m’intéresse beaucoup, me touche beaucoup. J’essaie de reconstituer ça. On voit bien que dans le discours de Rosario surtout, il y a un mélange, il y a des choses, vous avez peut-être remarqué ces morceaux, qui n’ont pas été relevés bien entendu, où il parle de la langue avec un des ouvriers, en substance ceci : « mais ce qui est écrit, est-ce que le sens change quand c’est écrit ? ». Il dit ça à sa façon. C’est très subtil, il fait une sorte de linguistique sauvage parce qu’il écoute ce qu’on lui dit. Parce qu’il écoute les gens qui sont sur lui, il les écoute, qui eux viennent de la vie normale, et qui étant dans la vie normale ont des notions. Il reproduit ça. Moi j’aime énormément ce mélange ; et ce mélange c’est tout de même son langage à lui. De toute façon, il ne tient pas le même langage que son père, que le « père », le « père » ne tient pas le même langage que le maître, le maître ne tient pas le même langage que l’ouvrier, le chauffeur poids-lourds ne tient pas le même langage que le patron de bordel. Que-ci, que-là. Ce n’est pas pareil. Ils sont très différents, ils ont des mentalités très différentes. On voit bien que Rosario est un être, un « jeune », oui, jeune, qui parle énormément, qui parle, qui parle, qui parle, et qui chaque fois relève l’erreur de l’autre, et le maître lui fait comprendre que faire ça sans cesse éteint le désir chez l’autre, chez celui qui va user de lui, évidemment, il faut avoir un autre langage, il lui explique, d’être plus doux, de cesser, au fond de faire l’humain en quelque sorte. Tout ça n’est pas indifférent. C’est profond. Le « père » tient un tout autre langage aussi. Le « père » est inquiet de sa fin, de sa mort. Il demande : « qu’est-ce qu’il se passe après »… On voit bien aussi que cet univers est un univers qui serait plus proche d’une ville de l’Inde par exemple. Tout de même on le voit assez, il y a des bûchers de corps loin, mais pas si loin de ça. Il y a des tueurs de rats, je sais très bien que ça n’existe pas chez nous, mais je sais que ça existe en Inde, ils sont payés par la municipalité. Ils font ça la nuit. Je le sais tout ça. Donc tous ces signes indiquent qu’il y a un déplacement de la scène vers… Ce n’est peut-être pas encore très sensible dans ce volume-là. Puisqu’il y aura un volume 2. Mais je crois qu’en fait c’est très sensible dans ce volume déjà, si l’on va au bout du texte.

C’est étonnant que la scène se déplace vers l’Inde, parce que…

J’ai envie d’aller en Inde, j’ai toujours eu envie d’aller en Inde…

Ces figures-là non humaines, dont vous me dites qu’elles sont désireuses, presque, de leur asservissement, où en tout cas ne se posant pas la question d’un état dont elles seraient privées…

Elles en redemandent même…

Au fond dans ce monde, y aurait-il une brisure interne où à un moment ce monde se subvertirait lui-même, subvertirait son ordre, et les figures s’affranchiraient ? Est-ce qu’elles cherchent un affranchissement ? Pour le coup, en Europe c’est ce sentiment que l’on a : assistant à l’asservissement on en est indigné, et l’on attend un salut : or en Inde, non. En Inde l’intouchable est intouchable fatalement.

Pour moi l’intouchabilité, se transforme en touchabilité permanente. Dès que j’ai lu des choses sur ça enfant, j’ai été complètement fasciné, même complètement anéanti, au tout début. Que des êtres puissent être à ce point exclus de l’humanité.

Exclus et justifiés…

Justifiés, bien sûr, d’une justification religieuse. C’est tout à fait extraordinaire. C’est pour ça que cet immense pays est fascinant, terrifiant, mais fascinant aussi. Parce qu’il semblerait qu’il pose la question peut-être essentielle de l’humanité, à savoir : asservi ou pas ? Exclu ou pas ? Dedans ou dehors ?

C’est comme ça que je vois. J’ai envie de connaître ce pays à cause de ça. Pour un enfant normalement constitué, chrétien en plus, dans cette époque, le fait qu’on puisse exclure des êtres, et que ces êtres en plus ne se révoltent pas apparemment, et je savais enfant que ça existait au moment même où je l’apprenais. Alors que l’esclavage antique était terminé depuis longtemps… Mais mon envie de l’Inde vient sans doute aussi de que j’éprouve à nouveau, comme avant mes 30 ans, une lassitude du monde et de la pensée occidentale, j’ai donc à nouveau cet élan vers une civilisation autre.

Il y a pourtant une justification religieuse de l’injustice, de l’injustice sociale…

Le mot intouchable lui-même… Intouchable oui, mais touchable -à fond et à tous moments. Intouchable mais voué aux besognes matérielles les plus basses. Est-ce que la prostitution est dans ce lot ? Je ne sais pas. En tout cas il y a une prostitution infantile effarante en Inde. Il y a des ventes, c’est terrible. Mais l’Inde est tellement immense, c’est tellement grand, on ne peut pas leur en vouloir de laisser se maintenir des lieux, des espaces, des secteurs de la société où ça se passe de façon révoltante. Nous, on n’a pas grand chose à dire non plus. Quand on a la curiosité de regarder notre code pénal par exemple, les peines qui sont requises, les peines, je ne dis pas que ça se fait, les peines requises, écrites par des législateurs, les peines écrites, les peines promises en quelque sorte, aux délinquants, c’est incroyable. C’est d’une férocité incroyable.

Moi je réfléchis, on entend beaucoup parler de la charia aujourd’hui. La charia ce sont des textes. C’est peut-être terrible mais les textes du code pénal sont incroyables. Il n’y a pas d’atteinte physique, oui, il n’y a pas de bastonnade, pas de mutilation. Mais il y a des peines de prison qui sont des mutilations de la liberté, il y a des peines de prison incroyables, pour des délits souvent mineurs, qui ne mettent pas en danger la vie de l’autre. Donc c’est dissuasif, mais c’est dans la loi. Quelqu’un d’une autre civilisation, qui vient là et qui regarde le code pénal, il se dit : quel monde horrible ! Il peut dire « quel monde horrible ». Il faut regarder les peines prévues. C’est délirant. C’est dissuasif… Ce n’est pas ce qui se passe bien entendu. Ça peut se passer aussi. Là-dessus soyons modestes. Sur ce plan et sur bien d ‘autres.

Par le discours de comportement on touche de très près, j’ai toujours voulu ça, et c’est pour ça que j’ai longtemps été matérialiste, matérialisme dont Eden* est un témoignage, j’ai toujours voulu que l’on reste près de la matière charnelle, de la matière neuronale, de la sensibilité, du corps, des besoins du corps, toujours, le plus proche possible. Et à ce moment là, la langue change, automatiquement. On ne peut pas garder une langue psychologique qui « surfe » comme ça sur les choses, ou qui fait du chiqué sur les choses. On est obligé de passer par la matière, et de s’en nourrir. Du coup toutes les gestuelles, le poids des choses, la torsion des membres, tout ça devient très important. Le temps qu’on met à faire certaines choses.

Moi c’est le monde qui m’intéresse au plan de la création. Je ne suis pas le seul du reste.

Et puis les choses évoluent avec l’âge. Il est évident que la présence de la mort l’idée de la mort, du « périssement », de la fin, du vieillissement du corps, des rides, de tout ça, de la maturité, du murissement du corps, toutes ces choses là deviennent très importantes.. On pourrait penser que c’est un langage enfantin mais pas du tout. C’est le langage de la sagesse corporelle, de la sagesse gestuelle. Avec cet effort que peuvent faire des illettrés, parce qu’ils sont illettrés eux, ils ne savent pas lire. Ils devinent des choses profondes, « éternelles » mais profondes, comme beaucoup d’illettrés, beaucoup d’analphabètes. Il n’y a pas d’analphabète complet. Ça n’existe pas. L’analphabète reconnaît des choses. Par exemple il y a des analphabètes qui comprennent les titres des journaux. Ils ne peuvent plus lire au niveau du chapeau de l’article, encore moins l’article. Parce que c’est écrit trop petit. Parce qu’il y a cette puissance du caractère qui fait que c’est plus facile, ce n’est pas une question de lisibilité, c’est plus facile à visualiser, à voir. Tandis qu’après, quand ça diminue de taille, ça devient du langage à ce moment là. Il y a trop de signes. Tandis que quand il y en a très peu, c’est une signalisation facile, ça devient comme une signalisation sur les routes par exemple. Ou la signalisation des grandes publicités. C’est très intéressant l’analphabétisme.

Autant que la cécité ou la surdité, ce sont des phénomènes qui sont proches, pour moi, et qui m’ont toujours posé problème.

Il y a aussi une chose, c’est que je ne peux pas faire tenir à ces figures qui sont semi-humaines et qui sont vouées à cette activité qu’on sait. Je ne peux pas leur faire tenir un langage métaphysique continu ou un langage social ordinaire. Un langage politique. Il n’en est pas question. J’ai toujours essayé d’être à rebours de Zola, et d’autres qui inventent des tirades de discours de IIIème république. C’est insensé. J’ai toujours voulu être au niveau de l’état humain, socio-humain de mes figures. Alors on peut dire que je vais trop loin par moments. Peut-être que ces figures disent des choses qu’elles seraient sensées ne pas savoir…

Ce qui compte c’est le ton sur lequel c’est dit. Il y a une certaine façon de passer sous la phrase normale pour ressortir au bout avec une sorte de pirouette. Les figures adaptent leur langage à ce qu’elles vivent, comme si elles passaient sous le langage ordinaire, avec quelque chose qu’on croit au-dessous, une compréhension au-dessous, et ils ressortent vainqueurs par l’autre côté, avec une image, une gouaille, un truc, alors que l’autre reste avec son discours pesant, répétitif, eux ils passent par-dessous, et puis le désir et l’accomplissement de ce désir produisent comme on le sait un langage. Il y a des gens qui peuvent être archi-nuls dans le langage ordinaire et qui quand ils sont en état de machin, peuvent trouver des formulations extraordinaires, certainement. C’est évident. Il ne faut pas oublier, les gens comme on dit sont doués de langage, non seulement de penser, il ne faut pas l’oublier. Car à force de lire des discours de politiques ou d’intellectuels, on serait tenter de ne pas y croire. Or il y a quelque chose d’inné. Il y a l’inné, et il y a l’acquis, il y a l’école, la société, le boulot, la lecture des choses, le cinéma, qui font que les gens savent parler. Ils savent exprimer une pensée. Evidemment que les gens parlent. Il suffit de parler 5 minutes avec quelqu’un dans la rue, seul, seul, une fois qu’il est sorti de son monde, ou de son groupe, pour tomber sur des perles. C’est l’enchantement de vivre dans une ville et de pouvoir y marcher quand on peut, c’est de pouvoir découvrir le langage des autres, parce que les gens ont souvent peur de parler aussi, de parler à quelqu’un dont ils peuvent penser qu’il est manifestement d’un niveau intellectuel dit supérieur. Et une fois qu’on a mis en confiance verbale des personnes avec des questions qui, surtout moi qui bégaie en plus, ça limite mon autorité, on peut aller très loin. Moi j’essaie d’être le plus possible réaliste. Pas naturaliste, réaliste. Le réel, le réel, le réel. Un réel partant d’un postulat de base impossible à tenir, scandaleux. Pas le réel de la rue. Le réel c’est-à-dire la logique. On a des figures qui sont produites pour le plaisir éphémère des autres, de tels autres. Il faut voir quels sont ces autres. Il faut s’installer là-dedans et faire parler ces figures, leur faire tenir le discours le plus véridique possible.

Il y aussi que toutes ces postures, dont le « quatre-pattes », le « quatre-pattes », très importants par ailleurs, le « quatre-patte », c’est comme ça que nous avons commencé -après l’épisode-nageoires, poisson, à ne pas oublier- quand même, nous, les hommes. Et il y a une grande mémoire de tout ça dans les textes que je fais, de ce qui a précédé l’homo sapiens, la levée, la redressée du corps. Donc sans doute une transformation de la sexualité. Certainement. Il y a de quoi penser.

De la sexualité, je ne parle pas de la procréation. La sexualité, on peut se poser des questions. En dehors de la sexualité procréatrice, quelle était la sexualité des gens des cavernes ? Avant l’homme de Cro-Magnon, avant l’homme encore un peu vouté.

Il ne faut jamais oublier ce dont on vient. Autant il ne faut jamais oublier l’enfant dont on vient, pour comprendre les enfants d’abord, pour comprendre la jeunesse, autant il ne faut pas oublier que nous venons de l’animal. Moi je pense que c’est la question numéro 1 s’agissant de l’humanité. Je pense que c’est ça. Je pense que l’histoire de l’intouchabilité est liée à ça. Il y a un lien. Je ne me souviens plus de la justification religieuse. C’est l’exclusion qui touche des individus de forme humaine, d’apparence humaine, qui font des besognes qui seraient peut-être dévolues aux animaux d’une certaine façon, nettoyage, charogne etc… C’est ça.

Est-ce que il n ‘y aurait pas un souvenir d’un état antérieur ? Est-ce que l’intouchable serait l’ancien homme, l’ancien humain ?

Il serait au-delà de la frontière sacrée qui sépare l’homme de l’animal ?

Alors que dans le monde chrétien, l’intouchable serait au contraire l’objet d’une grande sollicitude, le petit, l’inférieur, le retardé historique est toujours l’objet de la sollicitude. En tout cas c’est dans les textes.

C’est l’agneau sacré…

Oui. Cette question de la levée du corps… Ah si les gens avaient vraiment conscience de ce dont ils viennent, déjà ils ne mangeraient plus d’animaux, ils auraient une autre pensée, c’est évident, d’autres comportements. Et si beaucoup de gens se souvenaient du fait qu’ils ont été enfants, ils ne seraient pas des vieux répétitifs…Je sais bien on dit que moi comme je suis un artiste je peux penser à ça, que c’est même le fond de mon… Eh bien non il y a plein de gens qui le pensent, qui transportent des pierres, qui pensent à ça. Tout à fait.

Ce réel que vous faîtes parler dans une œuvre, en fin de compte, à qui s’adresse-t-il avec cette œuvre ? A qui cette œuvre s’adresse ? La destination sociale ou la réception, surtout d’un œuvre réputée difficile, ça va être de fait les milieux un peu éclairés, des artistes, par exemple. Or au fond, pour qui le faîtes-vous ? Et pourquoi, en général, fait -on de l’art ? Est-ce que c’est pour les modèles de ces figures, pour ces figures elles-mêmes ? Et dans la réception qu’il y a, les gens qui se délectent de l’art, le plaisir esthétique est il la finalité de l’art ?
Le plaisir esthétique est très difficile à définir, vraiment très difficile.

Est-ce que la finalité d’une œuvre c’est le plaisir esthétique des amateurs éclairés d’art ?

On se pose toujours la question du public. Je me pose beaucoup plus que l’on croit la question du public qui lit. Je me la posais encore hier soir. Déjà pour être très simple, on fait de l’art pour soi, déjà. Parce que ça fait plaisir, même si c’est très dur, même si il y a des moments d’anéantissement, ça fait plaisir. Comme on est fait pour l’art, et que l’art est une activité qui se fait en principe seul, dans une certaine solitude, cette solitude étant pénible, pour moi, en tout cas, car je ne suis pas un être solitaire du tout. Cette solitude est pénible donc on la peuple. Et pour moi c’est un moyen formidable de peupler cette solitude là de figures réelles, de figures que j’invente, mais que je n’invente pas, comme ça, par génération spontanée. Ce sont des figures à quoi je pense très longuement avant, et auxquelles je donne une figure, tout, une histoire, même si c’est une histoire limitée, et des caractéristiques charnelles.

Mais j’écris pour ne plus être seul d’une certaine façon, dans ce travail qu’est effectivement l’écriture, qui exige tout de même un certain isolement, et c’est pour rompre cet isolement que je le peuple d’êtres qui sont selon mon bon plaisir, le plaisir de ma logique, aussi, ce n’est pas comme ça, spontané, rapide et irréfléchi. Chaque figure, je ne dis pas que je mets autant de temps que Dieu Créateur pour faire une figure, mais ça prend du temps, même une figure éphémère, ça se pense, j’y pense très souvent, très souvent dans la journée, bien entendu.

Déjà ça, écrire pour avoir de la compagnie en quelque sorte. Etre dans un lieu autre, créer un lieu autre. L’idéal, ce que je fais dans ce texte là c’est que ces figures sont trimbalées d’un endroit à l’autre et si possible le plus loin possible. Donc on voyage aussi.

Quand au reste, à la façon dont ce sera perçu, les choses évoluent avec l’âge, on ne sait jamais, on ne saura jamais qui vous lit. Moi je le sais un peu parce que j’ai des lecteurs que je vois ou que je rencontre comme ça ou dont on me parle, et il n’y pas de… C’est de plus en plus difficile à déterminer, parce que plus la société se complexifie, et éclate, plus il est impossible de situer la place d’un lecteur dans la société. Autrefois, on savait ce que c’était, les professions libérales, les étudiants qui avaient un peu d ‘argent, ou ceux, pauvres, qui économisaient pour acheter un livre, ou ceux qui les dérobaient en librairie. Il n’y avait pas tous les moyens qu’il y a aujourd’hui. Ça coutait cher un livre. On pouvait à peu près cadrer. Maintenant c’est très difficile. La société a vraiment éclaté et les statistiques sont à la peine derrière.

Il y a toujours le reste : professions libérales, les professions culturelles. Ça fait du monde. La culture ça fait beaucoup plus de monde qu’autrefois. Alors là, les gens lisent là, mais il y a des gens ailleurs aussi. Ce n’est pas forcément lié au social, et ce n’est pas forcément lié à l’argent, on ne sait pas.

En plus il y aussi les lectures dans les bibliothèques municipales, c’est très important, peu d’auteur y pensent, à ça. Une bonne partie des textes sont lus en bibliothèque municipale. Parce que là en principe tous les textes arrivent, y compris les miens. Contrairement à ce qu’on peut penser.

Au fond si on demande pourquoi faire de l’art, c’est, outre son bonheur personnel, est-ce qu’il doit y avoir à l’art pour vous une conséquence dans le réel ?

Je ne dirais pas qu’il y a de bonheur personnel. C’est une question d ‘élan. Moi j’ai commencé très tôt, j’ai continué à vivre suivant cette nécessité, cet élan, chose difficile à expliquer effectivement, ce que c’est que la pulsion créatrice, la création, ce qu’on appelle la création, pourquoi pas, l’invention artistique. Inventer. Faire autre chose que ce qui existe déjà. Quand en plus on fait autre chose que ce qui a existé, quand on pousse certaines pistes très loin, là on peut penser effectivement qu’on invente. Je me considère plus comme un inventeur que comme un créateur à vrai dire. C’est difficile, car vu l’état des mots aujourd’hui, si je me présente comme inventeur, les gens vont croire que j’invente des petites machines, que j’invente la carte à puce. Inventeur, ça me paraît un très beau mot, inventer.

Mais pourquoi cette pulsion, d’où ça vient ? Est-ce qu’elle est utile à la société ? Je crois que plus on avance en âge, moins on se pose cette question là, parce que finalement plus on se persuade qu’aucune activité n’est vraiment tout à fait utile. Hormis les activités essentielles, les activités de survie. Si on considère que l’art est un élément de la survie de l’humanité, alors oui c’est bien. Si on considère que ce n’est pas un élément vital, alors à ce moment là, on se considère comme moins que rien, comme rien du tout.

J’ai toujours pensé, je pense toujours que quelqu’un qui sait faire quelque chose, qui sait, un médecin, un ingénieur, c’est infiniment plus, mais sans doute j’ai tort, mais c’est réel, ce n’est pas de la fausse modestie, c’est un reste de mon éducation je pense. L’art était considéré comme une chose formidable, bien entendu, mais en même temps comme une chose presque coupable, comme s’il fallait presque se cacher pour en faire. Même si après, les choses faites devenaient des emblèmes de la civilisation. Il y avait là une hypocrisie certaine. Mais j’ai gardé ce sentiment d’aller vers l’utile. C’est pour ça que dans ce que je fais j’essaie d’aller vers l’utile.

Alors l’effet que ça produit sur les autres, c’est vrai que c’est une question que je me suis posée, je me la pose moins maintenant, pratiquement plus, mais voilà çà doit certainement transformer quelque chose dans la vie des gens, comme moi j’ai été transformé par la lecture de certains livres. Mais transformé pour combien de temps ? Je n’en sais rien. Transformé provisoirement, ou aidé dans ma transformation par la lecture.
Au fond mon idée c’est de faire avancer la chose, cette chose occidentale, faire avancer cette grande idée d’un art : Mallarmé etc… C’est ça au fond. Et si je me suis mis dans ce sillage là, et si je m’y maintiens, eh bien je considèrerai que je n’ai peut-être pas trop perdu mon temps. Mais je n’en sais rien. Je ne sais pas si c’est vraiment sérieux. Qu’est-ce qui est sérieux du reste ?

J’ai toujours été frappé par l’aspect visuel des choses, quand on voit les pensées, les manuscrits de certains grands textes, c’est très surprenant, il y en a qui sont phénoménaux, mais il y en a qui sont faits de pattes de mouche. Ça ne fait pas sérieux du tout. C’est incroyable. L’écriture de Pascal est formidable, magnifique, avec l’homme, la rapidité, c’est extraordinaire, la rapidité de Pascal, rapidité de pensée, rapidité d’expression, le graphisme est vraiment magnifique. Mais il y en a d’autres, c’est hésitant, c’est plein de pochons, et pourtant…Comme c’est bizarre tout ça aussi. Je le vois aussi ça, j’y fais attention. On parle du narcissisme de l’artiste, mais ce n’est pas vrai, je pense que chez l’artiste, le narcissisme c’est ça: que tout ce qu’il fait sortir doit être en conformité avec ce qu’il invente, à savoir sa vie, le graphisme de l’écriture quasiment, son visage, tout, les photos qu’on donne de son visage. C’est une tension très normale. Et on dit narcissisme mais je pense que non. C’est une volonté de rendre cohérent, de donner du poids à ce qu’on fait et dont on sait que c’est très fragile, que c’est venu par intermittences, que c’est sorti comme ça par on ne sait quel privilège. Le narcissisme c’est ça aussi beaucoup : comment faire avec ce privilège ? Car c’en est un aussi au fond, c’en est un.

Quand je pense qu’on met toute une vie pour en arriver à ce texte. C’est ça aussi, le fait que ça ne vient pas tout de suite, c’est extraordinairement besogneux, c’est à peu près comme tout ce qu’un club dépense pour un footballeur. C’est délirant, pourquoi ? Pour quelques matchs ? Pour rien ! Un truc qui se passe dans une arène. Un ballon. Il y a des dépenses énormes, des investissements, des réflexions, des réunions, des luttes, des mafias probablement.

Pourquoi ? Il y a un déséquilibre entre la petitesse du résultat et l’énormité de la chose. Quand on pense à l’énormité en années, en fric, en dossiers, que j’ai pu vivre et faire pour produire ça, vous voyez ? C’est pour ça que je dis qu’un médecin, un ingénieur, un ingénieur des ponts et chaussés, il voit son pont c’est formidable, en plus ce n’est pas lui qui l’a fait dans le détail, alors c’est parfait, c’est pur, tandis que moi, Dieu sait comment j’ai pu agencer tout ça ! C’est terrifiant, tout ce qu’il faut, tout le mal qu’on se donne, qu’on donne aux autres aussi, tout ce qu’il faut solliciter, tout ce sur quoi il faut veiller, c’est effarant, et ça depuis le début, pour arriver à quoi ? à quelques lignes dans un dictionnaire, dans un Petit Larousse illustré ? C’est un peu comme le jeune Vigny avec ses épaulettes d’officier : « ce n’était donc que celà ! ». On aimerait autre chose quand même.

Propos recueillis par Pierre Chopinaud pour INFERNO, mai 2014

. Joyeux animaux de la misère (Gallimard, paru en mars 2014 – 416 pages, 21,50€).

Biographie

Né en 1940 à Bourg-Argental, dans le haut Vivarais, Pierre Guyotat fait ses études secondaires dans des établissements catholiques. Peu après la mort de sa mère (1958), il s’enfuit à Paris. Il y écrit Sur un cheval.

Appelé en Algérie (1960), il est, au printemps 1962, arrêté par la Sécurité militaire, questionné dix jours d’affilée, inculpé d’atteinte au moral de l’Armée et de complicité de désertion, mis au secret dans un cachot souterrain, trois mois, sans procès, puis muté dans une unité disciplinaire. De retour à Paris, activité journalistique (à L’Obsvervateur, qui deviendra plus tard Le Nouvel Observateur). Il termine Ashby et, en décembre 1965, Tombeau pour cinq cent mille soldats. Voyages à Cuba, au Sahara.

Un mois après sa parution (1970), Éden, Éden, Éden est, par un arrêté du ministre de l’Intérieur signé du directeur de la police nationale, frappé d’une triple interdiction : affichage, publicité, mineurs. Une pétition internationale, une question orale de François Mitterrand à l’Assemblée nationale, une intervention écrite du président Pompidou auprès de son ministre de l’Intérieur restent sans réponse. Littérature interdite (1972) explique le mouvement artistique et humain de ce livre et présente un dossier de son interdiction.

Mort, en 1971, de son père, médecin de montagne. Passage de l’ «écriture» à la «langue». Création, en 1973, de Bond en avant (théâtre), aux Rencontres internationales de musique de La Rochelle. Ce texte sera repris en final de Prostitution.

1975 : assassinat, à sa sortie de prison, de Mohamed Laid Moussa, jeune Algérien inculpé d’homicide volontaire, pour la libération duquel il s’est beaucoup battu.

De 1977 à 1979, Pierre Guyotat compose Le Livre ; de 1979 à 1981, il rédige les mille cinq cents feuillets d’Histoires de Samora Machel (inédit).

En décembre 1981, après plusieurs mois de lutte contre la dégradation de son corps, il est, à l’agonie, admis dans un service de réanimation. Au même moment, le Théâtre national de Chaillot joue une mise en scène, par Antoine Vitez, de Tombeau pour cinq cent mille soldats. Le 30 du même mois, l’interdiction d’Éden, Éden, Éden est levée.

Vivre (1984) rend compte de ces années difficiles.

1984-1986 : série de lectures-performances de son œuvre récente inédite, en Europe et en Amérique.

Décembre 1987 : représentation de Bivouac, texte et mise en scène de l’auteur, au Festival d’Automne à Paris.

1988 : séjour à Los Angeles pour travailler à un livre commun, Wanted Female, avec le peintre Sam Francis.

En mars 2000 paraissent « Progénitures » et « Explications ».

De 2001 à 2004, Pierre Guyotat est nommé professeur associé à l’Institut d’Études Européennes de l’université de Paris 8.

En 2004, Pierre Guyotat fait don de ses archives à la Bibliothèque nationale de France.
en 2005 « Carnets de bord 1 », et en 2006 « Coma » (prix Décembre).

En 2007 publie « Formation » (Gallimard, Paris)

2010 publie « Arrière-fond » (Gallimard, Paris)

Dès 2013, travaille à « Géhenne », inédit jusqu’à présent.

En 2014 est publié « Joyeux animaux de la misère » (Gallimard). Une suite paraît en 2016 intitulée « Par la main dans les enfers » (Gallimard).

Il est lauréat du prix Médicis 2018 pour son livre « Idiotie ».

En 2018, il reçoit un prix Femina spécial pour l’ensemble de son œuvre.

Pierre Guyotat est mort le 7 février 2020 à Paris.

Oeuvres de Pierre Guyotat : Fiction
1961 : Sur un cheval (Seuil, Paris)
1964 : Ashby (Seuil, Paris)
1967 : Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, Paris)
1970 : Éden, Éden, Éden (Gallimard, Paris)
1975 : Prostitution (Gallimard, Paris)
1984 : Le Livre (Gallimard, Paris)
Coffret de l’enregistrement du texte par l’auteur (août 1979) avec livret d’accompagnement illustré publié par Cabinet, Londres, 2017.
2000 : Progénitures (Gallimard, Paris)
2014 : Joyeux animaux de la misère (Gallimard, Paris)
2016 : Par la main dans les enfers, Joyeux animaux de la misère II (Gallimard, Paris)

Poésie
1995 : Wanted Female, en collaboration avec Sam Francis (bilingue, Lapis Press, Los Angeles)7

Récits autobiographiques
2006 : Coma (Mercure de France, Paris), prix Décembre
2007 : Formation (Gallimard, Paris)
2010 : Arrière-fond (Gallimard, Paris)
2018 : Idiotie (Grasset et Fasquelle, Paris), prix Médicis 2018

Carnets de travail
2005: Carnets de bord. Vol. 1 (1962-1969), éd. et comm. par Valérian Lallement (Léo Scheer, Paris)

Essais, entretiens (sélection des entretiens récents), préfaces, etc.
1972 : Littérature interdite (Gallimard, Paris)
1984 : Vivre, recueil de textes, 1971-1983 (Denoël, Paris), rééd. collection « Folio », Gallimard, 2003
2000 : Explications avec Marianne Alphant (Léo Scheer, Paris), rééd. 2010
2003 : « Préface » à Éric Rondepierre, photographies (Léo Scheer, Paris)
2011 : Leçons sur la langue française (Léo Scheer, Paris)
2013 : Pierre Guyotat : les grands entretiens d’Artpress (IMEC/Artpress, Paris)
2013 : préface à La Temesguida, une enfance dans la guerre d’Algérie, par Régis Guyotat et Aïssa Touati (Gallimard)
2014 : entretien avec Marie-Aude Roux, Pierre Guyotat : « La littérature comme art total, tel a toujours été mon but », Le Monde, 10 juin 2014.
2014 : « Je ne peux pas voir ce monde comme un monde infernal, parce que j’y serais déjà rôti. » : entretien avec Pierre Chopinaud dans la revue INFERNO six-monthly, N°03, mai 2014
2014 : entretien avec Pierre Testard et Gwenael Pouliquen, The White Review, no II, août 2014.
2014 : entretien – La musique et la langue, La Revue des deux mondes, décembre 2014.
2016 : entretiens avec Donatien Grau, Humains par hasard, Gallimard, 2016.
2017 : entretiens avec Donatien Grau, To lay a hand on the shoulder of future victims, Diaphanes, no 1, printemps 2017.
2020 :« Je ne peux pas voir ce monde comme un monde infernal, parce que j’y serais déjà rôti. » : republication de l’entretien avec Pierre Chopinaud de 2014 dans la revue online d’INFERNO : inferno-magazine.com

Sources : éditions Gallimard et DR

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives