« AGE OF RAGE » : UNE FOUDROYANTE EXPLOSION DE LARMES, DE FUREUR ET DE SANG

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Age of rage – Ivo van Hove – Théâtre de La Villette, Paris – du 27 novembre au 2 décembre 2021

Partant de six tragédies d’Euripide et une d’Eschyle, Ivo van Hove s’attaque à l’histoire des Atrides. Comme pour les « Tragédies Romaines » présentées à Chaillot en 2018, le projet est ambitieux. Ici, s’invitent aussi le hard rock sur scène et la danse avec Wim Vandekeybus. La violence des vengeances successives explose de manière tonitruante dans une effusion de sang et de lumière. Des danseurs et des musiciens accompagnent sur scène une belle distribution mêlant avec bonheur anciens et nouveaux acteurs du Toneelgroep Group d’Amsterdam. Le résultat est spectaculaire, avec un risque d’en faire trop qui est largement compensé par la générosité des artistes et la clarté de la narration.

Ivo van Hove est un pédagogue hors pair. Pour guider le spectateur dans la mythologie grecque, un arbre généalogique, qui va de Zeus à Electre et Hermione, est projeté régulièrement sur l’écran en fond de scène. Pour avoir donné à manger son fils Pélops aux dieux, Tantale est condamné à faim et soif perpétuelles. Atrée, fils de Pélops, tue les enfants de son frère Thyeste et les lui donne à manger pour se venger de lui. Le spectacle commence avec Agamemnon, fils d’Atrée, à qui Artémis demande de sacrifier sa fille Iphigénie pour obtenir les vents nécessaires à la traversée des vaisseaux grecs vers Troie.

Le décor est sobre : deux échafaudages de chaque côté de la scène abritent musiciens et coulisses. En fond de scène, lumières et images variées sont projetées un grand écran. Une grande porte facilite entrées et sorties. A l’arrivée des spectateurs, un grand barbecue brûle avec flammes et grillades, rappelant le funeste banquet préparé par Atrée. Le ton est donné, les décibels et la guitare électrique sont lancés, les artistes entrent en transe sur une chorégraphie de Wim Vandekeybus. Tout est hors norme dans cette lignée maudite.

Ivo van Hove sait aussi être économe. Avec un touret et une immense corde, accompagné d’un bruit d’eau en continu, il nous invite à attendre le vent dans le port d’Aulis. Là nous attendent Hans Kesting dans le rôle d’Agamemnon, rejoint ensuite par sa femme Clytemnestre incarnée par Chris Nietvelt. Ces deux « anciens » sont des bêtes de scène extraordinaires. Hans Kesting nous ferait douter du sort réservé à Iphigénie. Sous des dehors impassibles se devinent tous les sentiments qui le traversent : l’amour de sa fille, l’impératif du devoir de roi, les demandes de son frère, la pression de l’opinion, de la foule. Quelle synthèse opère-t-il pour finalement se convaincre que sa fille mourrait quoi qu’il arrive, sacrifiée ou lynchée par la foule ? Son face à face avec Clytemnestre, impériale et déterminée est stupéfiant. Quels acteurs ! Iphigénie est interprétée par Ilke Paddenburg avec une fraicheur éblouissante. Elle virevolte, excitée d’abord par l’idée d’épouser Achille, puis paniquée devant les intentions funestes de son père, enfin résolue à servir son pays. La succession des émotions est visibles et palpables. Le sacrifice d’Iphigénie devient limpide. Plus tard, Hans Kesting bouleversera encore dans le rôle de Tyndare, et Chris Nietvelt se révèlera une Hélène démoniaque et sensuelle.

Le chœur grec est remplacé par un groupe de danseurs qui accompagnent les transitions et les différents épisodes de la saga. La violence est dans les gestes, les langues qui pendent, les regards fous autant que dans les mots rugueux de cette langue néerlandaise. D’Aulis l’histoire nous emmène à Troie auprès d’Hécube à la fin de la guerre, puis à Argos pour suivre le retour du guerrier Agamemnon auprès de sa femme, avant le règlement de compte final d’Electre et Oreste avec leur mère.

Les meurtres s’enchainent. Chaque exaction est vengée par ceux qui sont restés. Ces pauvres humains se cachent derrière la malédiction familiale ou la loi d’Apollon. Où est le libre arbitre ? Quand s’arrête le cercle infernal ? Il y a deux ans, Ivo van Hove avait monté « Electre/Oreste « à la Comédie Française. Sa version était sage et classique. Il reprend ici le sol en terre boueuse et y invite ses comédiens beaucoup plus terre à terre. Ces jeunes sont convaincants, le dénouement un peu plus travaillé que celui de la Comédie Française. On regrettera que le débat du libre arbitre de l’Homme face aux dieux ne soit pas plus travaillé, que le rôle de la démocratie ne soit qu’effleuré, que le pardon qui met fin au cercle de la vengeance y ait encore peu de place. En cela, « Oreste à Mossoul » de Milo Rau était beaucoup plus bouleversant. Au-delà du mécanisme de la violence qui appelle toujours plus de violence, la sortie de ce cercle infernal est tout aussi intéressante à creuser.

« Age of rage » est dans la démesure de la violence des Atrides. Ce spectacle tapageur est limpide et bien servi, original et détonant. Une aventure à tenter, avec boules Quies si nécessaire.

Emmanuelle Picard

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