« ANTIGONE A MOLENBEEK », « TIRESIAS », UN SUBLIME DIPTYQUE DE GUY CASSIERS
Lausanne, correspondance.
« Antigone à Molenbeek + Tirésias » – Guy Cassiers – Au Théâtre de Vidy, Lausanne, du 26 au 29 janvier 2022
Guy Cassiers, avec ce sublime diptyque, donne à voir, à entendre, à ressentir, à penser. Joués par deux comédiennes admirables, accompagnés par le quatuor à corde Danel, ce sont deux textes magnifiques qui nous sont offerts, tous deux emballés dans une somptueuse et très contemporaine scénographie.
Sur scène, quatre écrans rectangulaires montrant chacun, grandeur nature, un musicien du quatuor. A l’arrivée du public, ils accordent leurs instruments. Ils joueront deux fois une oeuvre du compositeur russe Dmitri Chostakovitch, l’une pour Antigone, l’autre pour Tirésias. Un écran géant en fond de scène, une structure en escalier, un récipient de verre cubique à demi rempli de flocons blanc, de fins piliers supportant des vitres horizontales ou verticales et c’est à peu près tout.
Antigone à Molenbeek :
Voici la première partie, où Ghita Serraj raconte Molenbeek qui s’éveille, ses rues, ses commerces, les passants. Peu à peu, elle incarne Nouria, une jeune étudiante en droit à l’université. Voici sa rencontre avec un juge. Elle demande à enterrer la dépouille de son frère, djihadiste mort dans un attentat suicide. Mais le magistrat ne veut rien entendre: « cette ordure ne mérite pas ton chagrin » assène-t-il « la loi est la loi ». Il lui faudra donc l’enfreindre pour donner une sépulture à celui dont elle se souvient comme de son petit frère aux yeux doux, avant qu’il ne quitte ce qu’elle connaissait de lui.
Elle parle très calmement, doucement. Elle se déplace entre les structures. La musique l’accompagne, la rudoie ou fait silence, elle fait vibrer le sens des mots. Le regard de la comédienne est nimbé d’autant d’incompréhension que de volonté. Ses yeux, filmés en gros plan, nous jaugent et nous interrogent. Il y a les images enregistrées des musiciens et celles qu’elle filme elle-même en direct, il y a des zooms avant ou arrière, il y a du flou et du flottant, du sombre et pour finir, la lumière aveuglante et une « toute petite chose blanche inerte ».
Tirésias :
Après l’entracte, entre en scène la grande actrice Valérie Dréville. Elle raconte Tirésias, le devin de Thèbes, d’abord homme, puis femme puis passant encore six fois d’un genre à l’autre. Elle raconte son aveuglement par Héra et le don que lui fit Zeus, celui de divination, la vision intérieure. Les modulations de sa voix, tour à tour chuchotante ou grave, évoquent cet « être au passé pluriel ». Elle convoque l’enfance, la nature de la Femme, puis celle de l’Homme. Elle est le vagabond du monde, intemporel et devin, celui qui avertit, mais que personne n’écoute, occupé à cultiver un aveuglement confortable. Le texte dense de Kae Tempest (rappeur·se et romancier·ère anglais·e), hautement contemporain et poétique, décrit ce prophète des temps immémoriaux.
Le visage nu de la comédienne est saisissant de pureté, de plénitude. Six portraits d’elle, figurant ses multiples vies, trônent sur une étagère. Ses mains et ses bras sont filmés en gros plans, insistant sur l’activité, la création. Sa voix envoûte. Son regard, comme étoilé, scintille sur le grand écran. Par instant un sourire indulgent flotte sur ses lèvres. Elle absolue et intense.
Deux solitudes face à la surdité sociétale qui composent, à n’en pas douter, une oeuvre exceptionnelle.
Martine Fehlbaum,
à Lausanne
Antigone à Molenbeek : Texte Stefan Hertmans, Editions De Bezige Bij – Traduction Emmanuelle Tardif, Editions Le Castor Astral – Avec Ghita Serraj
Tirésias : Texte Kae Tempest, sélection de poèmes tirés du recueil Hold your own*, – Editions Johnson & Alcock – Traduction D’ de Kabal et Louise Bartlett, représenté·e·s par L’Arche, agence théâtrale – Avec Valérie Dréville