FESTIVAL D’AVIGNON : UN ENTRETIEN AVEC EMMANUEL EGGERMONT
76e FESTIVAL D’AVIGNON. EMMANUEL EGGERMONT – ALL OVER NYMPHÉAS – 8 AU 13 JUILLET – Gymnase Saint-Joseph 15h.
Un entretien avec Emmanuel Eggermont.
« Cette pièce est une expansion de motifs chorégraphiques. »
Emmanuel Serafini : C’est votre grand retour à Avignon ! Comment est né ce projet ?
Emmanuel Eggermont : L’histoire avec Avignon commence à être longue ! En plus de celle d’interprète durant le festival en 2007 auprès de Raimund Hoghe, il y a celle d’un parcours personnel que vous avez connu, avec les prémices d’une démarche artistique. La présentation de ma pièce Vorspiel dans l’église des Célestins en 2014 reste un moment marquant et fondateur de celle-ci. Ce projet était déjà à un endroit de recherche où je mélangeais des intuitions chorégraphiques avec des inspirations convoquant les arts plastiques et l’architecture. C’était surtout un projet d’ouverture vers l’autre, vers d’autres formes aussi, dans lequel j’invitais musiciens, acteurs et plasticiens à se joindre à la représentation. A la suite de ce projet, il y a eu d’autres ouvertures comme Strange Fruit, un projet de regards croisés artistiques autour d’une archive historique récemment découverte. C’était l’occasion de poursuivre ce questionnement sur les sources d’inspiration de mes projets. Puis, il y a eu un projet déterminant, assez représentatif de mon travail et qui mènent à All Over Nymphéas. Il s’agit de Πόλις (Polis), comme la « cité », qui est né d’une fin de recherche à L’L (à Bruxelles) et qui a abouti par la création d’une pièce dont le processus de création s’est défini au fur et à mesure des recherches pour devenir un questionnement sur le fonctionnement et l’organisation de la cité.
Dans chaque ville dans lesquelles nous avons travaillé en résidence, j’ai demandé aux structures accueillantes de me proposer la rencontre d’une personne, un regard sur la cité : un acteur, un témoin… Nous avons rencontré des regards scientifiques, des archéologues, des historiens, des urbanistes mais aussi des habitants ou des membres d’associations… et toute l’équipe artistique, que ce soient les danseurs, le compositeur, l’éclairagiste… tout le monde était là pour accueillir et s’emparer de cette matière première. Ces regards sur la cité nous ont permis de créer cette pièce qui s’organise de la même façon, par accumulation de strates – je parle de Pulp fiction ! nous sommes cinq au plateau et chacun a son histoire, comme autant de microcosme à examiner.
Quelle a été votre source d’inspiration pour All over Nymphéas ?
Pour saisir le parcours qui mène à All Over Nymphéas, il faut continuer d’évoquer la pièce Πόλις (Polis) pour laquelle je me suis appuyé sur une référence artistique précise, notamment pour l’élaboration de la vision scénographique. Je me suis inspiré de Pierre Soulages, principalement de son travail sur l’outre noir, cette superposition de couches structurées de matière sombres qui, finalement, viennent révéler la lumière. L’abstraction de Soulages permet toutes les projections. Πόλις (Polis) est le premier volet d’une sorte d’étude « chromato-chorégraphique » qui est née sans la chercher. Lors d’une résidence de travail, on improvise, il y a des costumes, des couleurs, des objets – J’aime bien utiliser des petits accessoires aux formes et aux matières variées qui, parfois, stimulent le mouvement. Ils se révèlent pleinement dans leur relation, l’un par rapport à l’autre et, d’autres fois, leur existence se justifie sans l’autre, le mouvement est créé et l’objet peut disparaitre ou l’inverse – Ma collaboratrice, Jihyé Jung prend des photos et filme les séances de travail. A la fin d’une séance, je suis venu voir l’écran, espérant retrouver ce que j’avais cru être génial, mais je m’aperçois qu’elle a photographié ou filmé une ombre, ou quelque chose que je n’avais pas pris en compte et qui est encore plus intéressant. C’est un vrai dialogue qui s’installe entre nous et qui nourrit le projet.
Un jour Jihyé n’a travaillé qu’en noir et blanc. Je me suis alors rendu compte qu’il y avait une force incroyable, que l’absence de couleurs démultipliait la capacité de projection sur ce qui était en train de se passer au plateau, On enlevait ainsi un filtre de discours pour laisser plus de place au spectateur, d’où l’idée de travailler sur une monochromie et après de faire le lien avec Soulages, avec l’outre-noir… A la suite de cette pièce, je me suis dit : « bon, très bien, on a travaillé sur le « construire ensemble » avec comme référence scénographique une monochromie au noir. En travaillant la lumière sur les textures et les matières développées au plateau, dans la scénographie et dans la danse, nous nous sommes aperçus que ces variations de noirs offraient à présent des nuances de gris, voir même des blancs. On pourrait chercher le pendant de Πόλις (Polis) et questionner le blanc. C’est ainsi qu’est né la pièce Aberration et l’étude d’une monochromie au blanc, Une des références artistiques que j’ai mises en avant, c’est le travail de Roman Opalka. Comme Soulages, c’est un artiste qui a décidé de se consacrer à un seul dispositif pendant plus de 30 ans, inscrire l’irréversibilité du temps, l’œuvre d’une vie. Ces artistes qui, à un moment donné, prennent un chemin radical… moi cela me fascine ! Il va ainsi peindre en blanc les nombres de 0 à l’infini, sur des toiles grises… et, à chaque toile, il réhausse de 1% le fond de la toile ce qui finit par donner des monochromes blancs. C’est une œuvre hypnotique, spirituelle, d’une grande force. Et lui-même se met en scène. A la fin de chaque séance, il se prend en photo, aussi sur fond blanc, et, avec l’âge, on le voit avec les cheveux blancs. Ils se fond dans le cadre… Il y avait cette référence là au plateau…
J’en parle parce que c’est ce qui va amener à All over Nymphéas… Car Il y a des liens entre les pièces, même si les thématiques sont différentes, dans Πόλις (Polis), on était sur le « construire ensemble », Aberration, c’est plutôt la reconstruction de soi… Entre-temps, j’ai fait aussi une pièce pour le jeune public qui s’appelle La Méthode des Phosphènes. C’était une commande du Gymnase CDCN de Roubaix. Les phosphènes se sont ces phénomènes de rémanences lumineuses : après avoir fixé le regard sur une source lumineuse, tu fermes les yeux et tout un monde de formes et de couleurs se met en mouvement. C’est une pièce assez ludique, elle sollicite activement le regard et stimule l’imagination mais elle a aussi pour objectif de questionner notre perception du réel et ses certitudes sous-jacentes. Je voulais garder une cohérence dans ma démarche artistique. Même si c’est pour le jeune public, l’exigence est là, tout en gardant une proposition accessible. Puis je me suis demandé ce que je pouvais faire pour prolonger et approfondir cette recherche chromatique.
Que pouviez-vous faire après ?
Après le noir, le blanc, les couleurs, l’idée du motif est arrivée. Je me suis dit que Monet était la référence idéale pour parler du motif. Il était un précurseur dans cette façon de travailler la répétition et la série. De plus, selon moi, il rejoint Soulages et Opalka, puisque pendant les 30 dernières années de sa vie, il a peint, étudié… le même motif : son bassin de Giverny et ces fameuses Nymphéas. C’est aussi cette période particulière de l’histoire de l’art, où l’on passe de la figuration à l’abstraction… cette façon d’être sur le fil se retrouve dans mon travail en général. Cela me questionne beaucoup. Je cherche sans cesse à partager des portes d’entrée vers l’abstraction. Je dirais vers la danse contemporaine aussi, parce que la danse contemporaine a cette chose-là, elle nous met face à l’indicible et à l’abstraction, mais il m’importe d’éviter d’être hermétique, et de laisser quelqu’un sur le côté. Je ne veux pas non plus recourir à une forme de discours trop direct, figuratif et narratif et perdre la consistance du propos. Il y a un entre deux qui m’intéresse vraiment. Cette période de l’Histoire de l’art et notamment les Nymphéas de Monet sont une clé pour ce qui va arriver après. Cette œuvre colossale c’est 250 toiles, même plus, où, évidemment au départ, on distingue encore le pont japonais, les saules pleureurs qu’on identifie bien, mais petit à petit, il se concentre sur le reflet de l’eau, joue sur les formats, les teintes, et, à un moment donné, ça devient plus flou. Si l’on se rapproche, les nymphéas ne sont plus des fleurs, ce sont juste des formes, des amas de matières. Comme Monet perd petit à petit la vue, progressivement, les couleurs et les contours deviennent moins précis et s’éloignent de plus en plus du réel. Il y a certaines toiles qui sont vraiment abstraites, totalement… Je trouve intéressant de voir comment on peut s’emparer d’un même motif et le faire varier à l’infini tout en ayant la sensation de redécouvrir à chaque fois une profondeur insoupçonnée. Cela a été une de mes sources d’inspiration pour cette pièce, mais pas que… parce que, si on regarde bien le titre, c’est « All Over » Nymphéas…
Vous évoqué toujours beaucoup « les références »…
Oui, c’est vrai. J’utilise beaucoup de références. Elles sont plus ou moins perceptibles. D’ailleurs ce n’est pas grave si le spectateur ne les a pas. Elles servent juste à ouvrir des portes. Ainsi, à travers elles, certains y trouveront un chemin vers une lecture possible de la pièce. Mais ceux qui ne saisissent pas ces références pourront eux aussi trouver un accès vers la pièce, s’attacher à une organisation graphique, à l’émotion de la musique, à une qualité de mouvement… L’important est qu’ils sentent que l’interprète est connecté à quelque chose de profond et de sincère. Et ça c’est déjà c’est assez fort.
Ces références, c’est utile pour qui ?
Pour moi, pour les danseurs. Ce sont des points d’appuis. Ils nous permettent d’être connectés à chaque instant, chaque mouvement, chaque présence est en lien avec quelques choses de profond. Ce qui n’empêche pas une certaine légèreté et de l’humour par moment. Et puis une référence en amène une autre, on ne sait jamais où ça va nous mener. Par exemple l’histoire des Nymphéas exposées à l’Orangerie est surprenante. Quand Monet dit à Clemenceau : je vais offrir un cadeau à la France, plusieurs panneaux de Nymphéas, des grands formats, mais je veux qu’elles soient exposées dans un lieu dédié… Il va concevoir l’idée d’une antichambre vide et de deux salles en ellipse pour accueillir les panneaux. Monet est aussi un précurseur de ce point de vue, c’est fort de mêler l’architecture à l’œuvre elle-même. Même si tout ceci a posé beaucoup de problèmes. D’ailleurs, Monet ne verra jamais l’aboutissement du projet. Il va mourir avant la fin des travaux et lorsque le projet est enfin présenté au public, la France est passée à autre chose. Ce n’est donc pas un grand succès. Les toiles vont rester, mais le lieu va être modifié. Il n’y a que peu de temps qu’il a été restauré et que Les Nymphéas trouvent leur public. C’est du côté des peintres de l’abstraction américaine qu’il faudra d’abord chercher une résonance artistique. Les quelques Nymphéas ayant traversé l’atlantique dans les années 50 exerceront une influence sur cette génération d’artistes d’avant-garde. L’absence de hiérarchie de plan, la gestion du « hors-champ », l’immersion dans l’œuvre, la répétition de motifs… sont les bases de cette peinture moderne. Nous nous sommes donc aussi intéressés à Jackson Pollock, Barnett Newman… une référence en amène une autre…
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce processus ?
Mon idée est toujours de laisser une ouverture, de ne pas se renfermer sur une seule référence. Je ne cherche pas à reproduire une œuvre au plateau, cela ne m’intéresse pas. C’est plutôt d’aller questionner le processus de création qui a permis sa réalisation. Comment Monet en est arrivé là ? Nous sommes allés visiter le jardin de Giverny, le musée de l’Orangerie. On a regardé pas mal de films, lu des livres sur le parcours de Monet… C’est vraiment passionnant. De voir aussi comment les Américains s’en sont emparé, et les différents styles qu’il y a dans l’abstraction américaine. En faisant ce lien-là, cela ouvre quelques pistes vers les possibilités qu’offre un travail sur le motif. La répétition d’un élément pictural sujet du principe de série qui crée des dynamiques, on connaît bien cela en danse, on connaît en musique, en architecture… donc c’est aussi l’occasion de s’ouvrir à d’autres champs d’action. Mais questionner le motif, c’est aussi – en jouant sur le mot – questionner la notion de motivation, nos raisons d’agir, l’élan fondamental de mise en mouvement. Lorsqu’on a commencé à travailler sur la pièce, au printemps 2020, je revoie encore cette feuille sur laquelle on pouvait lire : cocher le motif de votre sortie… Dans cette autorisation de sortie, il y avait aussi la nécessité de s’interroger sur la raison réelle de son besoin de sortir, de se mettre en mouvement. C’est donc ce que j’ai fait avec l’équipe en travaillant sur leurs propres motivations. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelles ont été les rencontres déterminantes dans leur vie ? Qu’est-ce qui fonde leur choix aujourd’hui, leur vision du monde ?
Comment transposer tout ce processus dans votre danse ?
Ce qui pouvait être « posé », c’était tous ces axes de réflexion, puis toutes ces références exogènes qu’il faut savoir activer, mais sans les forcer. Pour mieux les appréhender, il faut parfois les laisser reposer en nous et, à un moment donné, les laisser refaire surface sous une forme inattendues lors d’une séance de travail. Mais la structure de la pièce n’était pas du tout préétablie dès le départ. Il y avait cette volonté d’un cadre très ouvert, en lien avec l’idée d’une œuvre immersive où la répétition de motifs domine. Le canevas chorégraphique devait permettre à l’agencement de ces motifs de rester aléatoire même lors des représentations. C’est une des pièces les plus ouvertes que j’ai eu envie de faire.
Vous travaillez sur des improvisations, vous avez déjà des phrases écrites ?
Effectivement, nous avons principalement travaillé en faisant des séances d’improvisations sur la base de ce que les danseurs ont gardé du contact avec toutes ces références que nous avons évoqués.
Vous leur donnez donc toute la masse documentaire à lire, à voir, à entendre…
Oui, toujours. Ce qui importe pour moi, ce n’est pas le seul regard du chorégraphe sur ces documents, mais c’est de proposer tout un ensemble de matières premières aux danseurs afin qu’ils s’en emparent, chacun à sa façon. Dans cette pièce, il y a cinq interprètes, d’horizons différents qui ont un rapport différent à la danse. Cette diversité des regards et des expériences est vraiment importante pour moi. Mon rôle est alors de leur offrir des atmosphères de travail propices à libérer leur créativité en allant puiser au fond d’eux, tout en veillant à ce qu’il n’y ait jamais de jugement quand le groupe reçoit leurs propositions.
En quoi ils sont différents les uns des autres, comment les choisissez-vous ?
Ils sont différents parce que leur relation au mouvement s’est formée à partir de portes d’entrées dans l’univers chorégraphique et à partir de parcours de vie bien différents. Mais ça n’aurait pas de sens de les définir en faisant des raccourcis et de dire : lui danse comme ci, elle danse comme ça… Ce sont des artistes complets, des personnalités curieuses et ouvertes à l’autres, ça ils l’ont en commun. Par exemple, Mackenzy Bergile est un danseur qui vient du monde du hip hop. Mais il est loin du cliché, sa danse est subtile et puissante à la fois. Elle n’est pas genrée. Elle est le fruit d’expériences multiples d’une grande richesse. Il est aussi musicien. Il travaille la vidéo, la photos… Eva Assayas est chercheuse à l’université. Elle a un autre rapport au mouvement. Elle développe une matière dansée d’une précision extrême en questionnant son origine profonde, son intériorité et son parcours jusqu’à la surface. Il y a aussi Cassandre Munoz qui navigue plus du côté performatif, sa présence envoutante dialogue avec une physicalité surprenante. Elle a la capacité de devenir plusieurs personnes, elle a tous les âges et toutes les origines. Et puis Laura Dufour que j’ai rencontré sur la pièce Πόλις (Polis) pour laquelle je cherchais une personne jeune qui ne soit pas encore à saturation de ce métier, ou marquée par trop d’influences. Elle sortait du CNDC. Elle avait en elle ce mystère de la danse qui me fascine, qui mêle une sincérité à une grande fantaisie, une certaine poésie du mouvement délicate et parfois absurde d’un Bagouet du XXI siècle. Chez chacun d’eux, je retrouve une petite partie de ma danse, de ce qui me parle vraiment… Je respecte et m’attache à mettre en valeur leur singularité tout en ne refusant pas qu’une certaine porosité s’installe. On a, comme cela, cinq visions différentes où, quand je leur donne le même document, je suis toujours surpris des pistes que leurs retours vont ouvrir.
Vous ne dansez pas dans cette pièce ?
Si, je suis le cinquième… Même si ma position y est un peu particulière. Dans le processus de création de cette pièce, il y a une dimension personnelle, celle du questionnement de nos motivations profondes, de ce qui nous a construit et de ce qui détermine nos décisions et nos actions. En ce qui me concerne, le décès de Raimund Hogue, avec qui j’ai collaboré pendant 15 ans et qui m’a appris tellement, a profondément redéfini les enjeux d’un tel questionnement. Je ne pouvais pas faire comme si cette perte soudaine n’allait pas affecter mes propositions au plateau. Au fur et à mesure, en plus des références et citations dansées, j’ai adopté une sorte de « personnage » ou de « figure », celle du maître de cérémonie comme Raimund pouvait le faire. Cette place s’est imposée d’elle-même comme pour lui rendre hommage. D’ailleurs, la pièce lui est dédiée. C’est la première fois que j’assume aussi clairement ce rôle dans une de mes pièces. C’est un tel plaisir pour moi d’être au cœur de l’action, d’être au contact des interprètes et de les voir évoluer au fil de la pièce. Manipuler la scénographie pour voir ce qui va en découler, apporter une matière de danse pour créer ou rompre une atmosphère et lancer une autre scène… C’est pour cela que je suis aussi au plateau, pour offrir un appui aux interprètes, pour leur permettre de se révéler pleinement.
Que pouvez-vous nous dire sur la musique de ce spectacle ?
C’est le compositeur Julien Lepreux qui signe la partition musicale. Au fil des créations nous avons développé une grande complicité. Notre première collaboration remonte à 2014, avec la pièce Strange fruit, un projet pour lequel j’avais établi un lien entre des documents d’archives de guerre coloniale et le poème d’Abel Méropol. Durant la pièce, trois versions de la chanson Strange fruit sont diffusées sur une platine vinyle. Celle de Nina Simone qui m’a fait découvrir cette chanson, celle du groupe Siouxsie and the Banshees, une des seules reprises assez forte et personnelle qui apporte en plus une sonorité des années 80. La troisième devait être celle de Billie Holiday, mais cette version est trop forte, c’est un cri. On pouvait imaginer réaliser des actions plastiques ou développer une présence dans l’espace mais il ne faisait pas sens de danser dessus. Alors, j’ai eu l’idée de demander à Julien que j’avais rencontré un peu plus tôt, de composer sa version à partir de celle de Billie Holliday. Il est allé chercher toutes ses respirations avant de chanter, des réminiscences de cuivres, il a retravaillé la grille d’accords… A la fin, il en propose une version immersive d’une vingtaine de minutes aux sonorités contemporaines. Puis, il m’a accompagné sur toute l’étude « chromato-chorégraphique » depuis Πόλις (Polis) – Aberration – La méthode des phosphènes jusqu’à All over Nymphéas. Tout comme dans mon travail chorégraphique, il développe des textures et des matières. Ici elles sont sonores, parfois abstraites, des « tapis » de sons organisés en strates de spectres musicaux qui font voyager le spectateur au grès des atmosphères changeantes. Mais il a aussi un sens aigu de la mélodie. Et tout comme moi, il n’a pas peur de mélanger rugosité et beauté. Dans All Over Nymphéas, il a réalisé une partition stupéfiante à partir de motifs musicaux d’une richesse inouïe.
Comme dans Nelken, il y aura des Nymphéas plantées sur le sol ?
C’est intéressant que vous évoquiez Nelken, car on ne peut pas travailler sur ce sujet sans penser à cette référence. Comme je vous le disais, nous nous sommes aussi penchés sur certaines références de l’histoire de la danse et chez Pina Bausch, le travail du motif est assez fort. Celui de la répétition aussi… Mais pour moi c’est la distance prise avec la référence qui fait son intérêt, sa nouvelle lecture. Et au fil des répétitions, il s’est imposé qu’il n’y aurait aucune fleur au plateau. Mais en même temps, elles sont partout. Enfin, on peut les voir si on veut, mais pas sous une forme de fleurs… Aussi, All over Nymphéas est comme la résolution de ce cycle de pièces dont je vous parlais. On retrouve donc certains éléments de chacune de ces pièces, un peu transformés, augmentés. Par exemple, dans Πόλις (Polis), je parlais de couches, de strates. Un patchwork de moquette recouvre et structure tout le plateau, et même au-delà du plateau jusqu’au couloir d’entrée du public. La lumière éclaire différemment les fibres en fonction de leur orientation, de sorte que, chaque spectateur, selon sa place, voit un dessin différent. Ensuite, dans Aberration, un dispositif scénographique et lumineux vient lui aussi dessiner l’espace à l’aide de grands stores californiens verticaux qui orientent les faisceaux de lumière. Dans All over Nymphéas, nous avons, à la fois, un travail graphique avec des morceaux de moquette qui définissent un espace en expansion et des suspensions verticales métalliques qui cette fois-ci, vont permettre de jouer avec les reflets lumineux. Pour moi, c’est l’évocation d’un jardin conceptuel et contemporain, à l’image de ce jardin d’Eden hypnotique peint par Monet. De ce bassin aux nymphéas, ce motif aux reflets vibrants qu’il décline mainte et mainte fois et dans lequel il vient plonger notre regard.
Vous ne serez pas dans un lieu à l’extérieur ?
Pour avoir eu la chance de danser dans le cloitre des Célestins, je connais la magie que peuvent offrir certains lieux extérieurs. Mais je connais aussi leurs contraintes. Aujourd’hui j’essaie, dans la mesure du possible, de penser : la bonne pièce pour le bon lieu, ou inversement. Même si Avignon demande toujours une part d’adaptation… Ici je ne souhaitais pas trop m’éloigner de la pièce tel qu’elle a été conçue à l’origine. Et pour All Over Nymphéas, il fallait réunir les conditions techniques adéquates. Nous avons une scénographie qui implique des accroches. Nous avons besoin de l’obscurité pour révéler le fabuleux travail de lumière d’Alice Dussart, et de silence pour apprécier la partition musicale… donc, dehors c’était impossible. Il fallait aussi un lieu avec des dimensions de plateau qui permettent une évolution. Cette pièce se conçoit comme une expansion de motifs scénographiques et chorégraphiques. Des motifs de toutes natures comme ceux issus du textile que l’on retrouve dans le dessin visible sur scène à la fin de la pièce, mais qui ont également nourri la matière chorégraphique. J’ai demandé aux danseurs ce que le tartan, le pied de poule… pouvaient évoquer pour eux… et à chaque fois, de nouvelles matières chorégraphiques ont surgi et sont venues alimenter leur palette… oui, car chaque interprète a constitué une palette chorégraphique dans laquelle il a réuni une petite liste de motifs aux influences et aux styles variés. Cette palette est ainsi répétée durant toute la pièce faisant simplement varier l’ordre des motifs.
Mais les atmosphères de la pièce sont sans cesse en mutation. Quand on croit que quelque chose s’installe, ça se transforme, que ce soit au niveau de la scénographie, des costumes, de la musique… ça évolue tout le temps mais ce sont les mêmes motifs qui reviennent. On découvre de nouvelles lectures possibles à partir des mêmes éléments. C’était le pari pris originel et je suis content d’avoir su le garder jusqu’au bout. Cependant cette pièce est loin de se résoudre en un concept hermétique basé sur la répétition. On se laisse emporter par ces métamorphoses et c’est seulement à la fin qu’on se rend compte que ce sont les mêmes motifs qui reviennent sans cesse, mais à ce moment-là, nous sommes déjà loin dans le voyage. Et je trouve assez fort ce que cette prise de conscience provoque alors émotionnellement.
Comment appréhendez-vous Avignon ?
Je suis évidemment très content de pouvoir montrer mon travail à Avignon. C’est quelque chose… Même si on espère toujours que la pièce touchera les spectateurs, je n’ai pas de stress particulier quant à la bonne réception de la pièce. Car, comme me l’a appris Raimund Hoghe, je fais simplement ce que je sens devoir faire, en suivant mon propre chemin, sans feux d’artifice et sans rechercher un « easy applause » mais avec l’expression d’un travail sincère. Aussi, nous avons eu la chance d’expérimenter cette pièce, je connais ses qualités et ses fragilités sur lesquelles je continue de travailler. Nous sommes confiants aussi parce que nous prenons beaucoup de plaisir à la danser et pour moi, la clé d’un bon Avignon c’est de prendre du plaisir à être au plateau, et de ne pas penser aux enjeux de communication, ou de diffusion, ou de visibilité qui sont là, de toute façon. Aussi, pour chaque pièce, lorsque je m’oriente vers une thématique, je sais qu’elle va me conduire à explorer des références qui m’intéressent mais que je ne maitrise pas au départ. La pièce va m’obliger à aller creuser, à apprendre à la fois de tous les documents qu’on a va mettre en lumière, mais apprendre aussi des autres, comment ils les voient, comment ils les interprètent… J’ai un groupe de superbes interprètes qui ont été choisis aussi pour leurs qualités humaines… Quand toutes les représentations étaient annulées, le temps passé en studio à échanger, à s’ouvrir à l’autre, à apprendre de lui, depuis la recherche jusqu’à la création, c’est ça qui est devenu primordiale. C’est ce que la COVID a accentué dans ma méthode de travail. Après, bien sûr il y a l’objet chorégraphique qui n’existe totalement que lors du partage avec le public. Mais ce partage n’a de sens que s’il y a matière à partager. Et cette matière est les fruits des relations humaines et artistiques vécues pendant de ce temps de créations. Et on va pouvoir le partager à 5 reprises à Avignon et ça c’est pas mal quand même !
Quels sont vos projets pour après ?
Je n’ai pas de projet défini, dans le sens où je n’ai pas une création qui est sur le feu… J’ai beaucoup travaillé dernièrement sur la création, là je vais essayer de me reconcentrer un peu sur la recherche. Au sein de ma compagnie L’Anthracite, je développe un dispositif de recherche qui s’appelle Les Principes Actifs. J’invite des artistes à me rejoindre pour des séances de rencontre et d’échanges pour questionner le dialogue possible de nos pratiques à travers le prisme d’un même sujet d’étude. Puis, il y a aussi le répertoire de mes pièces que je veux vivant, ce qui laisse toujours une marge de manœuvre que ce soit pour un retravail scénographique ou une adaptation de la matière dansée qui n’est jamais figée. Cette année nous ferons une version d’Aberration spécialement conçue pour La Ménagerie de Verre à Paris et une autre pour le musée de L’Orangerie… au milieu des Nymphéas ! Et il y a tout ce qui se passe en dehors du plateau. J’appelle ça des extensions scénographiques… Autour de la création de Strange Fruit, nous avons édité un livre/vinyle partageant des clés d’appréhension du processus de création, des photos et évidemment la musique originale. Pour Πόλις (Polis), nous avons réalisé une galerie de portraits photographiques retraçant les étapes de création de la pièce. Autour d’Aberration, le vidéaste Jean-Baptiste Lenglet et la photographe Jihyé Jung ont imaginé une exposition en réalité virtuelle. Maintenant que la création d’All Over Nymphéas est terminée nous allons sans doute réaliser un objet ou une édition qui retracera toute cette étude chromatique de ces quatre dernières pièces. Et j’ai également plusieurs projets en relation avec mon association au CCN de Tours dont un projet de transmission. Je vais réactiver le processus de création de Πόλις (Polis) pour un groupe d’étudiants et de danseurs amateurs en s’inspirant de la ville de Tours. Donc la saison prochaine est déjà bien remplie.
Vous êtes artiste associé à Tours ?
Oui. J’ai cette chance. J’aime beaucoup travailler à Tours. Thomas Lebrun, qui dirige le CCN a été un des premiers à me montrer le chemin de la danse contemporaine, il y a déjà bien longtemps… Puis nous nous sommes perdus de vue, je voyageais beaucoup à l’époque. Ce n’est que récemment, lors d’un accueil en résidence que nous avons repris contact. Et Thomas m’a fait cette proposition. C’est remarquable ce qu’il fait à Tours. Il a créé un tel lien avec le public… C’est fort… surtout parce qu’il leur propose d’accéder à un panel d’artistes très éclectiques. La première fois que je suis allé au festival Tours d’Horizon c’était avec L’après-midi de Raimund Hoghe, le lendemain, il y avait Marco Berrettini puis Maguy Marin… Il sait mettre en lumière ce panorama sans peur de mélanger les styles et les générations, toujours avec un grand respect pour les artistes, sans l’égo qu’on connait à certains chorégraphes et surtout sans perdre sa personnalité attachante que l’on retrouve dans ces propres créations.
Et vous, diriger un Centre Chorégraphique ?
Ce n’est pas du tout ma pensée du moment ! Je suis dans la création. Diriger un CCN n’a jamais été un but à atteindre pour moi même si je ne ferme pas les portes. En ce moment, j’ai sans doute la meilleure position : celle d’artiste associé… Il se faufile de l’ombre à la lumière, on lui donne les moyens de créer, un lieu pour travailler, la confiance pour expérimenter, un territoire à rencontrer… De plus, je commence à saisir les rouages et les responsabilités qu’engendre la direction d’un CCN. Le cahier des charges est assez large et les contraintes assez lourdes. Entre la gestion interne d’une telle structure, son rayonnement territorial, ses enjeux politiques et financiers… gérer tout ça en sans perdre l’essentiel, la créativité et l’exigence artistique… C’est un rythme assez fou et j’ai beaucoup de respect pour tous les chorégraphes qui ont mené jusqu’à nous les centres chorégraphiques.
Propos recueillis en mai 2022 par Emmanuel Serafini
Magnifique !
Quel bonheur de lire cet entretien et de découvrir de nouvelles facettes de la belle personne en Emmanuel Eggermont et ses partenaires.