FESTIVAL D’AVIGNON : « IPHIGENIE », ENTRETIEN AVEC ANNE THERON

iphigénie

76e FESTIVAL D’AVIGNON : IPHIGENIE – Texte Tiago Rodrigues – Mise en scène Anne Théron – du 7 au 13 juillet à 18h. Relâche le 10. – Opéra Grand Avignon.

Un entretien avec Anne Théron : « Je me suis souvenu du futur »

Emmanuel Serafini : Basique comme question : pourquoi Iphigénie ?

Anne Théron : Pour la faire courte ! J’ai découvert ce texte il y a quelques années, en 2016, quand j’étais membre d’une commission d’aide à la création du CNT, devenu Artcena depuis. La pièce était présentée dans la section « traduction » Je ne connaissais pas Tiago Rodrigues. J’ai été bouleversée à sa lecture, à prendre au sens anglais, « to be moved », c’est à dire être littéralement déplacé à l’intérieur de soi. Puis le temps a passé, j’étais engagée sur pas mal de projets et surtout celui-là était trop cher. Neuf comédiens au plateau, c’est forcément un spectacle lourd d’un point de vue financier. A un moment donné, il a été question que je me présente à la direction d’un lieu. Je devais réfléchir à un spectacle plus conséquent, pour un grand plateau, avec plus de comédiens…. Je me suis demandé si j’allais écrire. Je n’écris pas souvent pour la scène, je n’aime pas tellement ça. Autant j’aime écrire des romans, mais écrire pour la scène… non… J’ai besoin d’un imaginaire que je n’ai plus, si c’est moi qui ai déjà écrit. Et tout d’un coup, je me suis souvenue de ce texte… Il n’avait pas été édité, je ne savais pas si je l’avais gardé, ni où je l’aurais mis. Bref, je finis par le retrouver ! Je me souviens, il était tard, minuit peut-être, je me suis couchée, oreillers dans le dos, presqu’anxieuse de savoir ce que j’allais éprouver à sa relecture. Immédiatement, mon bouleversement est revenu. Là, j’ai compris que quoi qu’il arrive, je devais monter cette Iphigénie.

De quelle année date ce texte ?

Tiago Rodrigues m’a dit, quand je lui ai demandé les droits, qu’il l’avait écrit lorsqu’il a pris la direction du Théâtre National Dona Maria à Lisbonne. En fait, il avait écrit un triptyque Iphigénie/Agamemnon/Électre pour la troupe de comédiens permanents qu’il rencontrait pour la première fois…. Il a monté la trilogie là-bas, avec eux, puis ça n’a plus été joué.

Est-ce que vous auriez monté une version plus classique d’Iphigénie ?

Non, c’est définitivement l’écriture de Tiago Rodrigues et son questionnement qui m’intéressent. Pendant la première session de répétitions, nous avons relu avec les comédiens l’Iphigénie d’Euripide et celle de Racine. Le texte de Tiago est très proche de celui d’Euripide, bien que la contestation de Clytemnestre soit nettement plus violente que celle du texte antique. Clytemnestre va jusqu’à proposer à Agamemnon de renoncer à être roi, à être ce qu’il est. Mais la rupture la plus radicale avec les textes qui précédent concerne justement le personnage d’Iphigénie. C’est elle qui crie un NON catégorique. Elle meurt de par sa volonté, elle n’obéit ni aux Dieux, ni aux Grecs, ni à son père. Elle interdit à quiconque de l’approcher et de la toucher. Vous devez m’oublier, ordonne-t-elle aux autres. Elle coupe. Cela doit s’arrêter. Que ce soit le mensonge, le meurtre, la guerre, la dévastation. Je sais à présent que c’est ça qui m’a bouleversée. Je suis à un stade de mon existence où je désespère du malheur du monde. Pourtant, quand j’ai commencé à travailler sur cette pièce avec mon équipe, je réfléchissais à la moitié vide de la bouteille. Je leur ai dit, le texte interroge le pouvoir, la guerre, la répétition. J’ai demandé à Barbara Kraft, ma scénographe et costumière, pourrais-tu me fabriquer des pantins, il faut que la mer que nous allons filmer rejette des corps, des cadavres, puisqu’elle n’est plus l’endroit du passage vers l’autre, mais, au contraire, l’endroit du mur, si je puis dire, la mer est devenue un cimetière. Mais plus on avançait, plus je me disais, non, c’est du côté de sa lumière qu’il faut appréhender ce texte. C’est l’histoire d’une jeune fille, Iphigénie qui dit OK, stop, ce sont des mensonges… stop… on arrête. On passe à autre chose. Aujourd’hui, c’est cet espoir sous-jacent qui m’intéresse.

Diriez-vous que c’est une pièce féministe ?

Mais ABSOLUMENT ! Une pièce féministe écrite par un homme. Ce qui est pour moi encore une preuve que Tiago Rodrigues est un auteur important !

Vous avez mis en exergue « je me suis souvenu du futur »… monter cette Iphigénie dans cette version, que pensez-vous que cela va apporter aux nouvelles générations qui fréquentent Avignon et, plus largement, les théâtres ? Où amène-t-on ces jeunes avec cette nouvelle version de la mort d’Iphigénie ?

Nous sommes constitués par notre mémoire. Pas seulement la nôtre, également celle du monde auquel nous appartenons. Mais ce monde, paradoxalement, c’est aussi nous qui le fabriquons. Comment faire pour que cette mémoire soit une force, un savoir dans lequel puiser, au lieu d’un enfermement qui nous entraîne à une répétition souvent du pire. J’ai un souvenir terrible : je devais présenter ce spectacle lors d’une courte vidéo pour le festival d’Avignon. J’ai enregistré ces mots à une heure du matin : « C’est l’histoire de femmes qui disent non, non aux hommes qui décident pour elles de leur destin, non à la guerre, non au monde tel qu’il est, non à la mémoire qui nous fait faire n’importe quoi, non, non, non, basta, ça suffit, il est plus que temps de passer à autre chose ». Quelques heures plus tard, Poutine envahissait l’Ukraine. Je n’y croyais pas… j’ai claqué des dents pendant des jours.

Mais quand donc cela va-t-il s’arrêter ? C’est cette question que je pose aux générations qui nous suivent. Beaucoup de jeunes gens autour de moi sont très politisés, concernés avant tout par l’écologie et le social. De proposer un nouveau rapport écologique au monde, avant qu’il ne soit trop tard, cela induit forcément un autre rapport au politique, à l’économie et donc au social. J’ai une grande confiance dans les jeunes générations. De toute façon, ils n’ont plus le choix. Ça urge. Beaucoup en sont conscients. Certains sont même très en colère.

Est-ce que cette Iphigénie n’est pas une alternative à l’Iphigénie classique : une femme qui refuse sa soumission, qui refuse obéissance au pouvoir des dieux, qui est une métaphore… N’est-ce pas un personnage nouveau que vous proposerez à Avignon ?

Je ne sais pas. En revanche, il y a une chose dont je suis convaincue, qui ne concerne pas ma mise en scène mais le texte : je ne pense pas que l’on puisse écrire une autre Iphigénie après celle-ci. Tiago Rodrigues a écrit un texte radical. Je ne suis pas loin de penser que c’est son plus grand texte. D’accord, je suis de parti-pris ! Je ne me considère pas comme une intellectuelle, une femme qui travaillerait sur le concept, mais comme une personne pour qui le geste artistique prime sur tout autre engagement. Comment le théâtre peut-il s’emparer du politique, c’est à dire penser le monde, sans donner de leçons ? Je reviens sans cesse sur le thème de la mémoire, qu’est-ce que c’est, à quoi ça sert. La façon dont Tiago Rodrigues l’interroge me passionne. Le Chœur annonce dès le début : vous le savez, une tragédie finit toujours mal. Néanmoins, ce même Chœur cherche désespérément un souvenir qui pourrait empêcher la terrible fatalité des Atrides. Comment échapper à son destin ? Agamemnon déclare que les dieux sont morts, pourtant les hommes se débattent face à leur libre arbitre, sans parvenir à échapper à ce destin. Dans cette pièce, il y a quelque chose qui se passe autour du souvenir, pas simplement ce qui a été mais ce qui adviendra si l’on répète ce qui a été. Il faut raconter autrement, fabriquer une autre mémoire. Il est temps.

Quelle est votre idée du décor ? Comment vous allez vous faire pour créer cet univers ?

Il y a la mer, bien sûr, ce n’est pas très original ! Et puis l’attente de tous ces hommes dans un paysage figé. Je travaille souvent en m’inspirant de photographes, ou d’univers de plasticiens, de cinéastes… Quand j’ai découvert Harry Gruyaert, un photographe flamand, j’ai su que c’était les plages du nord, qui sont d’ailleurs les plages de mon enfance, où nous irions tourner. Nous filmerons les marées, et comment l’horizon se déplace. Puis nous filmerons des silhouettes en studio que nous incrusterons en post production dans nos décors naturels. Des fantômes, des ombres, qui sont les doubles ou les prolongations des personnages au plateau. C’est un objet global, on ne sait plus où s’arrête le plateau, où commence l’image. Cela fait longtemps qu’avec l’équipe nous créons des objets immersifs, poétiques, je l’espère. La première photographe que j’ai rencontrée pour cette création, c’était Sarah Moon, son sublime noir et blanc, ses flous, ses ralentis. J’adore la façon dont elle aborde les statues. La mémoire est là, au creux de beaucoup de ses images.

Vous semblez dire que la direction que prend le travail pousse à des situations drôles, on va rire ?

On ne peut jamais être sûr de rien, mais je l’espère vraiment ! Je le souhaite. Le texte est vraiment drôle parfois, en tous cas au début. Il me fait penser à TG Stan ce qui n’est pas étonnant puisque Tiago Rodrigues a travaillé avec eux et que cela appartient à sa mémoire. Il est possible aussi que ce soit mon goût des comédiens… le côté humoristique, comique, demande un certain rythme. C’est un autre rapport à l’écriture. En plus, là, on est dans un théâtre dialogué. Les neuf comédiens sont tout le temps sur le plateau, cela m’a semblé évident. Ils forment un groupe au travail, ils cherchent ensemble à se souvenir, mais ils ne sont pas forcément d’accord sur le contenu de la mémoire. Cela donne lieu à quelques mises au point qui sont franchement décalées.

Comment vous vous y êtes prise pour la distribution ?

Il y a ceux avec qui j’avais déjà travaillés et que je voulais retrouver, comme Fanny Avram, Mireille Herbsmeyer, Julie Moreau, Alex Descas. Il y a ceux avec qui j’avais envie de travailler, certains depuis longtemps, Vincent Dissez, Philippe Morier-Genoud, Richard Sammut. Et puis il y a ces deux jeunes acteurs portugais merveilleux que j’ai rencontrés en dirigeant un atelier de jeu au Théâtre National de Porto, Carolina Amaral et Joao Cravo Cardoso. Ils ont tous une véritable singularité, leur hétérogénéité donne du coup un collectif très fort. Entre eux, c’est solidarité, bienveillance et exigence. Je crois que nous sommes heureux de travailler les uns avec les autres.

J’avais proposé à Thierry de m’accompagner quand j’ai monté Condor de Frédéric Vossier en 2020, avec Mireille Herbsmeyer et Frédéric Leidgens. Cela a été pour moi une rencontre formidable. Il est exactement à l’endroit qui m’intéresse. Je le remercie de sa générosité parce que ce n’est pas simple d’être un chorégraphe avec des comédiens. Il regarde émerger le mouvement et sait le styliser, sans que cela devienne une contrainte, mais, au contraire, une exploration pour le comédien qui, en aboutissant le geste, peut aboutir l’émotion qui le traverse et qui justement a donné naissance à ce geste. Dans Iphigénie, la collaboration de Thierry est plus franchement chorégraphique, au sens où il propose une véritable écriture du mouvement collectif au plateau.

Que vous apporte le théâtre, vous qui venez de la littérature et du cinéma, ou l’on parle d’effets spéciaux, de champs, de contrechamps, de flashback qui sont compliqués à réaliser au théâtre ?

C’est vrai, je viens de la littérature et du cinéma. C’est d’ailleurs insensé que j’appartienne maintenant au milieu du théâtre. J’ai fait bien plus de mises en scène que de romans ou de films. Pourtant, je n’y avais jamais pensé avant d’arriver à la scène… Ma mémoire est un grenier rempli de livres et de films. Dès l’enfance, j’ai désiré écrire et être cinéaste. Puis la danse est arrivée à la fin de mon adolescence. Pina Bausch, les Flamands, Wim Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker… Ça a été très important, la façon dont parlent les corps. J’ai toujours voulu faire émerger ce qui ne se dit pas, ne se voit pas. Ouvrir la boîte crânienne de mes personnages…

Je n’ai pas été tentée par un cinéma social, ce n’est pas mon univers. J’aime la peur, l’angoisse, la transgression, j’ai été nourrie par Franju, Hitchcock, Lynch, Cronenberg… Je dirais que l’endroit où je cherche aujourd’hui, ce n’est plus « l’inconscient » mais l’invisible… Un plateau, ça sert à ça… Faire entendre le texte et en même temps mettre en scène ce qui n’est pas dit. Ce que j’appelle la matière noire. Faire entendre au spectateur plus que ce qu’il croit entendre. Lui faire projeter son propre ressenti. Je travaille pour chaque spectateur. Mon travail n’a aucun sens s’il n’y a pas de spectateurs. Le spectateur est le dernier maillon du geste artistique, il est indispensable. Ce doit être la raison pour laquelle j’ai si peur quand il entre dans la salle. Mon plus grand espoir, c’est que l’objet que nous lui proposons fabrique de la mémoire chez lui.

Dans votre dossier de presse, vous dites : s’adresser au vivant, c’est peut-être cela que vous permet le théâtre par rapport au cinéma…

Peut-être.

Propos recueillis en mai 2022 par Emmanuel Serafini.

Image C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Comments
One Response to “FESTIVAL D’AVIGNON : « IPHIGENIE », ENTRETIEN AVEC ANNE THERON”
  1. L'Ornitho dit :

    Intéressant entretien, curieux de voir (et d’entendre!?), mais pas sur Avignon. On verra pour la suite donnée à ce spectacle.

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