EVENEMENT : LE « MARATHON MUSIL » DE GUY CASSIERS A AMIENS, RECIT.

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Marathon Musil – L’Homme sans qualités I, II et III / mise en scène Guy Cassiers / Joué en intégralité et pour la première fois en France le 1er décembre 2012 à Amiens / Maison de la Culture, Amiens.

Le samedi 1er décembre avait lieu à la Maison de la Culture d’Amiens un événement unique en France : la présentation de la trilogie du metteur en scène flamand Guy Cassiers à partir de l’œuvre monumentale de Robert Musil, « L’Homme sans qualités ». La première partie de ce projet, intitulé non sans ironie « Marathon Musil », avait été présentée à Avignon en 2010. Pour qui a eu la chance de voir l’ensemble de cette trilogie, il semble inconcevable de considérer ce premier volet comme un spectacle autonome. Le tout forme un crescendo panoramique de la technique visuelle du metteur en scène, et confirme que la représentation du mental est le champ dans lequel il excelle. Une odyssée exceptionnelle dans l’œuvre de Musil et dans l’esthétique de Cassiers.

Qui dit crescendo dit un début piano. La première partie de cette trilogie, « L’Action parallèle », met en place la situation et les personnages du roman de Musil. La scène se passe à Vienne en 1913. En vue de célébrer les soixante-dix ans de règle de l’empereur de l’empire austro-hongrois, un comité de réflexion est réuni autour du comte Leinsdorf et de la délicieuse Diotime, afin de déterminer les conditions de mise en place d’une année jubilaire. Ulrich, le héros désigné en périphrase par le titre de l’œuvre de Musil, devient secrétaire de cette organisation, baptisée l’Action parallèle. Outre ces personnalités du grand monde, le roman relate les relations d’Ulrich avec son amante Bonadea ainsi que son amitié avec Walter et sa femme Clarisse.

Afin de donner un équivalent concret à cette situation essentiellement fondée sur le partage d’idées à travers des discours relativement abstraits, est ajoutée sur scène un élément nouveau par rapport au roman : tous les chevaux de la ville sont atteints d’une épidémie de colique. La maladie de ces animaux emblématiques de la culture viennoise qui déversent ainsi leurs excréments sur les marbres de la ville prend la forme d’une métaphore satirique de l’Action. La production prolifique d’idées centralisée par la haute communauté de pensée réunie autour de Diotime est ainsi assimilée à un déversement inutile de déjections précautionneusement recueillies par les scientifiques en charge de les analyser.

Les costumes dont sont revêtus les comédiens sont en continuité avec cette invention qui donne un équivalent tangible à la situation des personnages. La thématique chevaline se retrouve en effet déclinée sous la forme de rênes métamorphosées en bretelles, de queue de cheval démesurément longues pour les femmes ou de colliers faits de mors. Outre ces accessoires, leurs silhouettes sont floutées par des vêtements amples. Seule Diotime reste étrangère à cette esthétique, incarnation de l’âme pure, détachée des choses matérielle, jusqu’à ce que les imposantes arabesques de sa robe soient déroulées en signe d’échec de l’Action.

Ces corps ainsi empêtrés évoluent sur un plateau carré, seulement occupé par un piano. Cette présence massive reléguée en fond de scène, en plus d’évoquer la musique de Walter et de teinter les tableaux de mélancolie ou d’introduire la tension, devient la surface de jeu de l’hystérique Clarisse, qui se prélasse dessus et dessous de façon sensuelle et animale.

La marque de Cassiers, encore discrète, est sensible dans la projection en fond d’images d’abord indistinctes. Peu à peu, le mouvement révèle des visages en très gros plans, issus d’un tableau. Cette nourriture picturale se retrouve par deux fois avec l’introduction de La Cène de Vinci et de L’Arrivée du Christ à Bruxelles de James Ensor, saisis dans leur ensemble. Ces toiles, loin d’être simplement destinées à constituer un fond, sont perturbées par la superposition de motifs descendus des cintres. Colonnes ou immenses stores viennent abîmer l’image, la décomposer, et par effets optiques, lui donner du volume.

La seconde partie de ce premier volet voit l’introduction attendue de caméras sur la scène. Cette marque de fabrique de Guy Cassiers est ici employée afin de faire entendre les monologues des différents personnages. L’alternance des points de vue sur la scène rappelle le jeu sur les variations de focalisation auquel Musil procède à chaque nouveau chapitre. Cette pratique trouve son point d’orgue dans l’entremêlement des voix de Diotime, Bonadea et Clarisse, les trois femmes qui gravitent autour d’Ulrich. Leurs trois visages filmés en gros plans se retrouvent reproduits sur le fond de la scène et mis en contigüité avec des effets de dialogue en inversion par rapport à ce qui a lieu sur scène.

Ulrich met brutalement fin à cette séquence en débranchant d’un coup toute cette technologie. Ce geste qui semble dire son scepticisme face à ces entreprises de l’Action parallèle ramène la scène dans une lumière crue. La caméra reste présente et devient l’occasion d’offrir une image de ses relations avec l’industriel allemand Arnheim : deux moitiés de leurs visages sont accolées et forment un monstre disharmonieux qui dit leur attirance et leur concurrence.

Ce premier volet révèle la difficulté de faire théâtre à partir de la matière si particulière que forme le roman de Musil. Les discours prennent largement le pas sur les corps, et les occasions de créer des images sont encore rares. La plupart du temps et des regards est donc consacrée à la lecture des surtitres, projetés sur trois écrans qui encadrent de façon symptomatique la scène. La déception que fait naître ce premier volet est atténuée à la pensée que ce morceau ne constitue que la moitié du marathon et que la montée en puissance que l’on a déjà pu percevoir laisse présager une progression.

Ce pressentiment est rapidement confirmé par la rupture esthétique qui ouvre le deuxième volet. Celui-ci, intitulé « Le Mariage mystique », est concentré sur la relation incestueuse qui se noue entre Ulrich et sa sœur Agathe, retrouvée après une longue séparation à l’occasion de la mort de leur père. Dès les premières minutes, Agathe apparaît délestée de tout costume encombrant, libre de ses gestes et de ses mouvements. Sa présence réintroduit la dimension corporelle qui a tant manqué précédemment.

Les dialogues de ces deux êtres liés par le sang sur l’amour et la morale sont entrecoupés des lettres de Clarisse adressée à Ulrich. Celle-ci est présente en retrait, côté jardin. Quand elle ne joue pas sur un piano miniature, son visage est filmé en gros plan. L’image projetée est manipulée par des effets de dédoublement et de retournement qui défient les lois de la pesanteur. Ce nouveau stade atteint dans l’art visuel est confirmé par la perturbation plus importante des photos réalistes qui permettent d’identifier les différents lieux où se déroulent les scènes. Les damiers ou longues barres qui descendent de cintres de façon de plus en plus systématique, alliés aux lumières soigneusement étudiées, affectent la perception en créant un mouvement purement optique.

Ces effets permettent une grande mobilité de l’imaginaire, un transport aisé entre les différents lieux invoqués par le roman, et soulignent les forts contrastes d’atmosphères entre le bal de l’Action et la pureté des échanges entre Ulrich et Agathe. L’émotion que fait née de leur dialogue final au moment de se séparer, de renoncer à leur quête mystique, fait regretter la forte condensation du récit de leurs relations qu’a exigé l’adaptation scénique. Ce passage progressif du social et mondain à l’intime sert de transition à l’immersion dans le mental qui a lieu dans la troisième partie.

Dans « Le Crime », deux plans fictionnels sont entremêlés : celui du meurtre d’une prostituée par le criminel Moosbrugger, et celui de la mort d’Herma, amante véritable de l’auteur Robert Musil. Aux éléments inspirés du roman concernant Moosbrugger s’ajoute ce second récit inspiré de la vie de l’auteur et imaginé par Yves Pétry. D’une part donc, le témoignage du criminel lors de son procès, fondé sur la description de sa perception tout à fait particulière du monde, de l’indistinction dont il souffre entre réel et imaginaire, et de l’autre, les considérations de l’auteur sur l’œuvre qu’il écrit et son propre sentiment de culpabilité à l’égard de l’amante qu’il a laissée mourir.

Ces deux figures se retrouvent sur le plan de la création. Musil commente les choix qu’il a faits et les potentialités qu’il a écartées pour expliquer l’attitude de son personnage, tandis que Moosbrugger rêve que son histoire devienne une œuvre, soit racontée par quelqu’un qui ait un meilleur usage des mots que lui. Contrairement à Ulrich capable de construire un discours sur tout, lui se situe au niveau du sensible, de la perception pure.

Ces deux plans de la narration sont étroitement mêlés par un unique duo sur scène. Une femme, Liesa Van Der Aa, est tantôt la prostituée, tantôt Herma – dans les deux cas victime morte qui discute de son sort avec son bourreau, son créateur ou son amant dans un monde post-mortem. De l’autre, un homme qui interprète Moosbrugger et Musil. Pour distinguer les deux hommes, Johan Leysen joue de façon réjouissante et fascinante avec les variations que lui offrent la tessiture de sa voix.

Le monde de Moosbrugger par rapport à celui de l’auteur est signalé par un assombrissement de la scène et un emploi de la vidéo. La technique visuelle est à ce stade la plus poussée : elle superpose, décompose et ralentit la disparition des images multiples du visage des comédiens, immergeant dans l’intériorité du personnage et donnant à percevoir son monde en décalage avec la réalité. Ces représentations mentales, qui ne sont pas sans rappeller son précédent spectacle,Cœur ténébreux, frappent par leur puissance.

Les dialogues de ces personnages sont ponctués par des morceaux de musique interprétés par la comédienne au violon. Les sons émis sont directement manipulés sur scène par elle, dédoublant la régie dont le rôle est si important dans le spectacle. La vitre à mi-hauteur derrière laquelle elle est placée est tantôt translucide, tantôt opaque, devenant ainsi écran. Les images qui y sont projetées dessinent la silhouette d’une femme qui semble placée derrière cette vitre, et le spectateur s’y trompe à plusieurs reprises alors qu’il a pu voir que nul autre ne s’y trouvait. C’est sur ce mode qu’est représenté le meurtre de la prostituée, avec une violence saisissante.

Cette dernière partie couronne l’ensemble, constitue le forte de ce marathon passé à une vitesse éclair. Ces modifications des catégories spatiales et temporelles confirment bien le caractère singulier de l’expérience. La saisie du spectacle dans son ensemble, comme un tout indissociable, permet de saisir sa structure évolutive : les sens sont à chaque partie un peu plus sollicités et trompés.

L’acmé du dernier volet, le plus libre par rapport à au roman de Musil, amène inévitablement à s’interroger sur le choix du matériau adapté. La faiblesse – toute relative – de la première partie semble grandement imputable à l’originalité de l’œuvre. Dénuée de toute dimension romanesque, elle se fait le témoin d’une époque saisie par le doute, dont la foi est ébranlée par la science. La somme des pages qui la constitue prend la forme d’un document sur le foisonnement d’idées contradictoires et inconciliables qui caractérise l’avant-guerre.

Quand les discours font place à l’intime, la relation d’Agathe et Ulrich, ou au dévoilement d’une âme de l’intérieur, celle de Moosbrugger ou celle de Musil, là, le talent de Cassiers se révèle dans toute sa splendeur. Sur sa scène, les dialogues ont moins de force que les monologues ; les nombreux comédiens supposés interagir trouvent moins bien leur place que l’âme qui se raconte, s’ouvre et se confie. L’intensité des monologues d’Ulrich qui concluent les deux premières parties ne laisse aucun doute quant à cela.

Malgré ces réserves, il n’en reste pas moins qu’adapter une telle œuvre et créer un spectacle d’une telle envergure est une prouesse exceptionnelle. Les fidèles du metteur en scène qui n’ont pas pris le risque de rater l’événement et sont venus jusqu’à Amiens ont franchi la ligne d’arrivée de ce marathon sans aucune peine, prêts à continuer la course pour voir quel niveau pouvait encore atteindre ce maître de la scène contemporaine.

Floriane Toussaint Babeau

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