LES INTENSES ACTIVITES GRECQUES DE L’ISBA DE BESANCON : DANS LE LABYRINTHE DE LA CRISE, DES GESTES D’ARTISTES

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ISBA de Besançon : Festival Excentricités V / 15-17 avril 2014.

Du 15-17 avril se tient à l’Institut Supérieur des Beaux Arts de Besançon le festival Excentricités V, rencontres internationales étudiantes de la performance, seul événement de ce genre en France. Durant ces trois jours, la jeune garde de cette pratique artistique qui connaît un regain d’intérêt, principalement composée d’étudiants d’écoles d’art de France et d’Europe, va présenter ses travaux, échanger et se rencontrer. Plusieurs étudiants de l’Ecole d’Art d’Athènes seront présent, école particulièrement liée à l’ISBA. Excentricité V fait suite ainsi à l’exposition EIDOS / Idées, Empreintes, Modèles qui s’y est tenue du 12 mars au 4 avril dernier.

Liée étroitement à l’Ecole des Beaux Art d’Athènes (la plus importante des Balkans) depuis plusieurs années par des échanges, et seule école d’art française à l’être, l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon (ISBA) a conçu une exposition d’artistes grecs, EIDOS / Idées, Empreintes, Modèles. Comme il serait impossible aujourd’hui de penser l’art contemporain en Grèce sans interroger le rapport de la création à ce qui est désigné comme « crise » – à moins d’être dans un déni pervers -, c’est ce motif qui a donné sa colonne vertébrale à l’exposition. (Cette crise, bien plus vaste que celle des économies et des monnaies, maintenant qu’elle frappe la Grèce dont l’Occident n’a cessé de se réclamer en tant que civilisation, et cela d’une manière telle qu’on parle désormais de « crise humanitaire » dans un paroxysme jamais vu, n’en est que plus symbolique).

Le directeur de l’école d’art, Laurent Devèze, homme exemplaire s’il en est encore sa libre pensée et sa culture foudaldienne, ancien diplomate de l’action culturelle, en nommant l’eidos, un mot de grec ancien, a cherché à placer les œuvres exposées dans une dynamique sémantique qui extrait la notion de crise de son sens infligé de marasme glauque, fataliste, catastrophique. L’eidos en grec ancien décline trois ordres de sens : c’est l’idée abstraite dont on débat ; l’empreinte ou la marque laissée par un événement ; et un modèle qui agit comme concept opératoire, producteur de futur. Ainsi il rendait à la notion de crise sa puissance agissante qui restitue des leviers de métamorphose.

Les œuvres que les deux commissaires Laurent Devèze et Julien Cadoret chargé d’action culturelle à l’ISBA ont choisies font apparaître cet « eidos » de la crise. Le poète et plasticien Démosthènes Agrafiotis, impliqué dans la conception de l’exposition et présent avec deux performances le jour de l’ouverture, rappelle que ce mot d’origine grecque a deux sens : l’un médical (le diagnostic) et l’autre dialectique (le jugement, le choix). « Ο κρίσης » indique un changement d’état non péjoratif en grec. La crise agit donc aussi sémantiquement comme un puissant décapant dialectique. Il y a selon lui une « crisologie » à mener (titre d’une de ses performances, la seconde étant dédié au philosophe Jean-François Lyotard, mais aussi d’un blog qu’il a conçu (http://www.crisiology.org/ qui contient un appel à participation on site et online). Aussi il ne s’agissait pas de donner un panorama sur l’art contemporain grec, mais de rendre sensible une position d’artiste face à la situation de la République Hellénique, dont l’histoire prise dans la tourmente des Balkans est un récit alternant catastrophes et relèvements, effondrements causés par les puissances étrangères et mouvements de résistance valeureux pour faire vivre la démocratie (voir La Grèce et les Balkans, ed. Gallimard folio histoire 2013, d’Olivier Delorme).

Trois sources abondent l’exposition : la Biennale d’Athènes, l’Ecole d’art d’Athènes dans la classe de Master Arts Numériques (classe de George Harvalias) et la plateforme Epiteleseis (« Performances » en grec) fondée par le performer et plasticien Andreas Pashias qui, installé à Athènes, est d’origine chypriote, avec Démosthène Agrafiotis. Ce sont en tout neuf artistes qui sont exposés ainsi que les vidéos d’étudiants de l’Ecole d’Art d’Athènes, sur trois niveaux de l’ISBA dont l’architecture signé Josep Luis Sert est exemplaire de l’école de la charte d’Athènes précisément, mené par Le Corbusier.

Rilène Markopoulou, ex résidente de l’ISBA, dans une pièce noire en sous-sol, organise un espace olfactif qui restitue l’atmosphère athénienne par ses odeurs à nouveau perceptibles depuis la baisse de la pollution, conséquence de la diminution drastique de l’utilisation des voitures imposée par la crise (les voitures étant taxées lourdement pour avoir le droit de circuler). Odeur d’oranger, odeurs orientales flottent tandis qu’un écran vidéo placé dans un petit carton par terre montre des rues athéniennes clairsemées, à peine fréquentées, légères comme dans un printemps qui passe. C’est aussi une pièce sur l’exil et la nostalgie d’un air très spécial, difficilement explicable, qui là-bas semble étrangement rendre plus libre, plus vivant. Peut-être de vivre à la Porte de l’Orient, dans un courant d’air en somme, évite de subir l’étouffement de l’Europe du Nord, même si la société grecque connaît d’autres formes d’étouffement, notamment depuis que sa porosité avec le monde oriental a été mortifiée par les conséquences de la guerre greco-turque en 1922 en terme de déportations et d’échanges massifs de population. Mais aujourd’hui aussi l’étouffement menace la Grèce qui, frontière de l’Union Européenne particulièrement exposée à l’immigration clandestine, s’est durcie voire murée.

Du petit carton aux dessins entre graffiti et bande dessinée de Poka-YIO, le commissaire de la Biennale d’Athènes, il y a comme le secret d’une parole muette devant les événements. Une remise à l’échelle de l’individu. Ce sont des formats presque de feuille A4, et les dessins comme les mots qui les légendent sont frêles et de petites dimensions. La place dérisoire de l’individu, sa petitesse, mises à nue par la crise, font apparaître un nouveau territoire de l’identité, plus intime, plus solitaire que les identités conventionnelles s’articulant à la composante familiale et à la composante sociale voire nationaliste. Ce sont des dessins qui désarçonnent aussi, par leur simplicité, par leur naïveté, à peine démenties par leur ironie, comme s’ils opposaient à des Moloch des origamis, des sorts de papier, des exorcismes ludiques. C’est de là que leur puissance noire se déploie, derrière leur sourire fragile.

Sourire fragile devant un monde devenu monstrueux depuis des années. Dès 1993, Manolis Baboussis, un artiste largement exposé depuis 1975, avait produit une série de distributeurs d’argent du monde entier pour rendre visible l’uniformisation du monde qui s’avançait avec la transformation des économies bancaires de plus en plus axées sur le crédit, bras armé du consumérisme. Une sorte de parodie grinçante de l’universalisme des droits de l’homme qui s’est galvaudée et a muté, pour le justifier dans la vie quotidienne comme droit des banques (on sait que n’avoir pas de compte en banque ou de cartes de crédit est un pas vers l’exclusion). Cette froide série de photos luisantes, en grand format, s’aligne comme dans une salle mortuaire dans la principale de l’ISBA, avec en face, un écran plasma qui pourrait être celui d’une télévision. Une vidéo passe en boucle, montant des génériques de sociétés de production cinématographiques, essentiellement américaines. Chacun glorifiant un impérialisme ahurissant : statue de la liberté plantée sur un globe, rayons de la gloire christique fusant comme des flèches toxiques, Everest couronné d’étoiles d’une manière qui résonne dangereusement avec le drapeau de l’Union Européenne, etc. Une logique idéologique de globalisation qui passe par un langage visuel. Une logique qu’a critiqué Giorgio Agamben dans Le règne et la gloire – Homo sacer II que ce dernier analysait comme un storytelling chrétien associant l’étape final du capitalisme à l’établissement d’un paradis terrifiant. On peut aussi repenser au livre de Marie-José Mondzain Le commerce des regards qui analysait précisément comment l’histoire des images dérivaient de l’histoire religieuse chrétienne.

Dans cette perspective d’un monde falsifié par les idéologies, le travail de Chrysanthi Koumianaki The économy is wounded (2013) remarqué à la 4ème Biennale d’Athènes sur des billets de banque futuriste semble le plus inquiétant. Un travail de modélisation annonçant une monnaie unique pour un ordre mondial en marche, au nom de la rationalisation des économies. Un travail très précis, qui a passé par la fabrication de billets comportant des filigranes. Les billets sont présentés sous des vitrines en une collection comme déjà fantomatique. Une sorte de monnaie d’un ordre futuriste idéal, léthal, et déjà esthétiquement dépassé. Ils sont à l’effigie de dessins d’architecte du français Claude-Nicolas (comme bien des monnaies occidentales le sont à celles de têtes couronnées ou de personnages historiques, ainsi du dollar américain avec Jefferson, Lincoln, Hamilton, etc.). Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) fut l’auteur d’une architecte néo-classique à l’antique, et celui qui inventa le principe de prisons ou d’usines à panoptique permettant une surveillance totale, que Foucault a analysé. Ou encore son contemporain Étienne-Louis Boullée’s et son projet de Cenotaph for Newton (1778). Dessins froids, géométriques, mais aussi chargé d’un symbolisme obscur, un peu comme celui d’une secte fantasmant de construire une société nouvelle pour fabriquer un homme nouveau. Quelque chose comme une hantise qui vient du dix-septième siècle, comme l’émanation de fantômes qui continuent d’envoûter le monde, ceux des théories économiques et politiques ayant façonné l’idéologie du libéralisme. Ce travail s’inscrit dans le contexte d’une Grèce qui pour sauver son appartenance à la zone euro a signé des mémorandums avec l’Union Européenne, tête de pont des puissances bancaires, au prix de la perte de sa souveraineté, de l’assassinat de l’économie et de l’oppression totalitaire de la population.

Comme pour conjurer ces monstres, les autres oeuvres vont vers un travail de mémoire suivant le fil d’un eidos de la crise comme empreinte. Panos Charamlambous qui vient d’un village vivant de la culture du tabac, dépendant des importations américaines et ruiné par les biopolitiques sanitaires diabolisant la tabagie, décline son travail autour des mythologies du tabac et de son statut de médium des dominations économiques. Ici, son installation se centre autour d’un tableau éphémère au sol réalisé au pochoir par projection de poudre de tabac qui écrit depuis l494 son importation par Christophe Colomb à aujourd’hui les années une par une ou presque. De la collection d’objets traditionnels pour fumer à une grande toile abstraite réalisée à partir de feuilles de tabac, ce travail pictural sur la matière et la couleur tabac touche à une nostalgie. Sur une vidéo projetée au mur, dans des nuages de fumée, des artistes athéniens de maintenant fument en discutant probablement politique et art, dans une ambiance libertaire. Il se suggère que la biopolitique s’occupe moins de santé que d’une normalisation des modes de vie et des convivialités.

Démosthène Agrafiotis dans la restitution de ses deux performances fait place à une réflexion sur l’empreinte. Des dispositifs simples, composés d’une image vidéo projetée et au sol d’une disposition d’objets. Pour krisis, crise, crisis, krisi/κρίσις, il reste au mur les inscriptions que les spectateurs de la performance ont été invités à laisser avec des crayons gras de couleur, déclinant des jeux de mots sur le mot « crisis » dans plusieurs langues. Et au sol, les crayons et des restes de la performance, laissent l’impression d’une trace légère, d’un passage coloré du vivant, d’une abandon. Pour celle dédiée à Jean-François Lyotard, la dimension rituelle est accentuée : un film montrant la pierre tombale du philosophe au père Lachaise est projeté tandis qu’au sol une composition ésotérique de divers petits objets qui ont quelque chose de chamanique, comme par exemple une génisse Europe, ou un objet traditionnel grec bizarre sorte de petite poupée, jouent aux ex-voto comme pour ramener du monde des ombres une pensée essentielle et réactiver sa puissance critique. Moins proche de la structure d’un autel que d’un échouage de restes à la Walter Benjamin, sourdant du tourbillon du Temps pris dans la tempête du futur. On le sait, l’humain dès l’enfance aime se pencher et glaner, ramasser des objets sans maîtres, abandonnés. C’est ce geste aussi qui est appelé chez celui qui regarde. C’est aussi un geste de reconnaissance d’un poète qui assure devoir à cette pensée structuraliste qui interrogea d’abord le monde sous l’angle d’une critique des langages.

La dimension rituelle, initiatique même, est complètement dépliée chez Apostolos Plachouris, un ex résident de l’ISBA. Dans une pièce, son installation mystérieuse porte essentiellement sur les pouvoirs secrets du langage. Entre un cabinet de curiosité et une chambre mortuaire – au sol est écrit avec de la cendre projetée sur de la terre, « matière grise » – , le travail d’Apostolos Plachouris évoquerune mémoire de la pensée surréaliste et au-delà comme une origine de cette pensée chez les Grecs Anciens et les mystères d’Eleusis : des compositions sur papier représentant des labyrinthes lettristes où guette le Minotaure mais aussi un pseudo robot manga composé de petits blocs de papier, une armoire où se rangent comme dans un ossuaire de petits objets, sont cependant présentés avec un soucis plastique de netteté, de clarté, dans des tons blancs, gris, bruns. La pièce produit une atmosphère de paix étrange où se décante comme un exorcisme de nos peurs face aux langages officiels, normés, policés.

A cet égard, plusieurs vidéos d’étudiants de l’Ecole des Beaux Arts d’Athènes sont empreintes de surréalisme à la Bunuel. L’une des vidéos plus énigmatique que toutes semble évoquer des débris mais est-ce ceux d’une chambre ? Ceux d’une maquette d’Athènes rasée ? Le regard, emporté dans un voyage très lent, se laisse ralentir, perdre et il y a quelque chose de doux, de très proche, qui ramène à cette idée proposée plus haut, faisant de la crise un révélateur du sentiment de l’intime.

Dans le même esprit, Vassilis Vlastaras, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes, a collecté tout un infra langage anonyme de la crise, sous forme de textos, tweets, mails et commentaires de réseaux sociaux, jaillis des moments de révoltes, de manifestations, d’oppositions, en plusieurs volumes. Masse impressionnante de paroles à laquelle il restitue toute la dignité du geste inaugural de l’écriture révoltée en les ayant reliés soit en toile rouge, soit en cuir gravé, comme des livres anciens et nobles puis disposés dans un présentoir de bibliothèque des années 50. Des fils rouges relient ces livres entre eux, en un écheveau, sorte de bouteille à la mer, mais aussi pour contrer justement ce que les mutations du monde actuelles font aux processus de mémoire et de trace via la généralisation des modes virtuels de constitution de signes. Le fil rouge rappelle toute une symbolique initiatique, lié aussi bien à la judéité où il est réputé exorcisé le mauvais œil qu’aux moines tibétains. Il est ce mince lien qui relie l’ensemble de ceux qui se soulèvent contre l’ordre de se taire et de subir.

Pour finir, Vandalism #1 (5 Blue Lines) une performance de Andreas Pashias (http://andreaspashias.com/somadi/). Lors de la performance, Andreas Pashias s’est fait peindre le torse nu de lignes bleues, tandis qu’il se tenait comme au garde-à-vous devant un mur lui-aussi recevant ces lignes. Puis il s’en est détaché, y laissant le blanc de sa trace, tout en créant l’image de tenter d’un exil hors des couleurs du drapeau grec qui sont aussi celles de la méditerranée (1). L’aspect irrégulier des lignes bleues évoquant aussi un symbolisme de la mer. Un homme sortant de l’indistinct, qui est aussi une matrice, tout un jeu vivant entre en mouvement. Jeu d’altérité entre soi et le collectif qui lors de la disparition ou de l’absence de l’individu appelle un travail de deuil : Andreas Pashias pour restituer sa performance a placé à la place du blanc laissé au mur une photo de lui s’en arrachant et emportant les linéaments bleus, cette image d’une impulsion de départ, et cela dans un cadre bleu qui ici peut aussi rappeler la structure d’une icône orthodoxe. Plastiquement cette image apparemment figurative comporte une dimension abstraite féconde pour l’imaginaire, à la pensée.

C’était un pari périlleux de consacrer une exposition en France aux artistes grecs, en évitant le piège de l’exotisme de la crise tout comme de faire croire que les artistes présentés porteraient les couleurs de leur patrie. De même, d’éviter de présenter une « école grecque de l’art contemporain ». La variété des médiums (dessins, création d’objets, photographie, vidéo, performance, peinture) ne laisse pas de parti pris formaliste s’imposer. Les formes de chaque artiste traduisent des recherches de langages et interrogent la notion d’art politique. A rebours de tout art militant, les œuvres exposées travaillent sur le fil rouge d’une recherche d’expressions sensible, d’une résistance, d’une possibilité de se tenir malgré tout face au drame de la crise, sans demeurer terrassé, paralysé. Derrière les œuvres, on sent des corps en mouvement, en action, qui « font » et qui bougent.

Mari-Mai Corbel

Voir aussi : « L’art au risque du corps », numéro 4 de la revue D’AILLEURS, revue de recherche de l’ISBA consacrée à la performance qui réunit trent-cinq articles de contributeurs de tout horizons : de Laurent Devèze au poète Julien Blaine, de chercheurs grecs à des critiques d’art espagnols…, d’artistes grecs, français… avec des angles d’attaque qui ressourcent la question de la performance tellement rebattue par ailleurs.
Vidéo présentant l’exposition : https://www.youtube.com/watch?v=b30ddaGtpnM

Site de L’ISBA : http://isbabesancon.com/

(1) Les costumes traditionnels et les couleurs de la Palestine, par exemple, autrefois étaient le bleu et le blanc comme le drapeau israélien aujourd’hui qui semble les avoir usurpées.

Photo : Andreas Pashias / crédits Rilène Markopoulou

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