PHILIPPE QUESNE : LA DEMANGEAISON DES AILES

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Philippe Quesne : La démangeaison des ailes / Ménagerie de verre / 3 – 4 juin 2014.

Pièce manifeste, geste fondateur qui pose les bases de Vivarium Studio, « La démangeaison des ailes » met en œuvre, dès 2003, cet alliage rare entre la densité inouïe d’une matière issue d’univers disparates qui se frottent, s’imbriquent ou se reflètent, et une texture légère, instable, flottante – grâce à une salutaire circulation du sens – voire ténue, qui ménage de précieux espaces de liberté aux spectateurs.

Entrer par les coulisses, suivre un parcours serpenté, se laisser entrainer dans un cheminement vers l’œuvre, parsemé par-ci par-là de plumes, éprouver une vague sensation de labyrinthe dans les entrailles de la Ménagerie de verre. Les membres du Vivarium Studio nous accueillent, nous guident, nous reçoivent. Ils ont investi les lieux : vie, expérimentation, représentation se mêlent dans un drôle de fatras : un ampli et des instruments de musique, des piles de bouquins, une frigo et des bouteilles de bières vides, des chips, un vieil ordi qui se trouve être un simulateur de vol, une table de travail qui croule sous un tas de babilles, un Christ, décroché de sa croix, gisant au sol, un matelas enfin et quelqu’un qui semble y roupiller.

Projetée sur un écran de fortune, une vidéo fait apparaitre un visage un brin espiègle qui regarde droit dans la caméra et répète le titre de la pièce sur tous les tons imaginables : La démangeaison des ailes, comme une ritournelle criée, chuchotée, chantonnée, sifflotée. Déjà assis dans les gradins, nous assistons à l’arrivée des autres spectateurs. Tout comme nous, ils sont désormais partie prenante d’un dispositif qui, par un geste d’une grande simplicité, opère un renversement des perspectives et une étonnante ouverture, met l’hospitalité au centre d’un projet qui n’a de cesse de véhiculer les idées les plus hétéroclites autour de la thématique le l’envol, de la chute, du devenir oiseau.

De son studio insonorisé, Gaëtan Vrouc’h nous donne quelques éléments bibliographiques qui ont nourri cette véritable recherche : Léonardo da Vinci, Antonin Artaud ou Gaston Bachelard, mais aussi des textes comme de La Performance, ouvrage culte de Roselee Goldberg, les interventions Dada, le manifeste de l’association des astronautes autonomes, Quitter la gravité, ou les titres des collections Espace libre ou encore Les Yeux de la découverte. La liste est loin d’être épuisée, par excellence non-exhaustive, litanie qui glisse doucement en sourdine, alors qu’un autre performeur s’attèle à l’activation d’un improbable simulateur de vol, machine au charme désuet des années 2000, plateforme numérique des tentatives d’envol coriaces et fastidieuses qui distillent le soupçon d’une réalité augmentée version 0 sur le plateau.

A la table de mixage, Philippe Quesne ajuste littéralement les niveaux sonores, lance des vidéos ou les met en veille, envoie du brouillard, présence discrète, deus ex machina qui officie pourtant à visage découvert, toutes les ficelles de son art en vue, privilégiant la pluralité des voix et des histoires. Une subtile musicalité régit l’usage des éléments fort disparates, issus de la philosophie, de l’histoire de l’art, de la musique, de la littérature, ainsi que de la culture populaire. Le frisson, les vagues de chaleur, la sueur, qui annoncent la percée des plumes sur toute la surface de l’âme, la rage comme des dents qui poussent, une certaine folie déclenchée par le souvenir de la beauté, le désir, dont il est question dans l’enregistrement caméra d’une lecture commentée de Platon, sont en parfaite adéquation avec la frénésie d’un étrange duo avec son image de synthèse auquel s’adonne un performer connecté au centre du plateau. L’envol advient grâce au simulateur, il prend des formes bizarres, alternant flottement insouciant et heurts contre les bords du cadre. La professeur qui lisait Phèdre est toujours à l’écran, elle parle désormais au téléphone. Des choses intimes de la vie se mêlent au contexte social et politique mouvementé.

Philippe Quesne ne coupe pas la caméra, il a l’intuition des marges poreuses, il laisse la vie entrer dans le plan, le décentrer, le déstabiliser. Véritable glaneur, il capte patiemment toute la richesse des moments off apparemment anodins qui ravivent des expériences partagées par le public. Les grèves générales de mai-juin 2003, la marche à pieds et la solidarité de circonstance, la privatisation et la fin pressentie depuis de l’éducation nationale, entrent en écho avec les écrits de Platon, les font résonner, autrement plus proches et plus familiers. En arrière plan, un performeur agrafe patiemment, une à une, des plumes, alors qu’au devant de la scène la machine à images prend subitement le dessus avant de sombrer en proie à un court-circuit, laissant place à une situation digne du cinéma des origines. Un homme roquette s’applique à allumer la mèche d’une charge d’explosif censée le propulser à travers le plafond bas de la Ménagerie de verre. L’amorce brule lentement, consumant avec elle le burlesque d’une situation qui instille un indicible sentiment de tristesse métaphysique. Beaucoup plus tard, l’étrange histoire d’Ilya Kabakov qui conjuguait des flux d’énergies, des pétales cosmiques, ainsi que le projet fou d’une impensable traversée dans l’installation L’Homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement, présentée au Centre Pompidou en 1995, lors de son exposition monographique, C’est ici que nous vivons, viendra expliciter ce geste suspendu dans l’attente d’une déflagration.

Philippe Quesne opère par touches fines, travaille dans l’épaisseur du vécu, sait surprendre des symptômes furtifs et saisit des fils enfouis, réactive enfin des surprenantes connexions sémantiques. Des gazouillements incongrus des charmeurs d’oiseaux des Midi-Pyrénées à cette minute de silence dédiée à Hermès, camarade canin de Rodolphe Auté et à ce titre protagoniste de la création en 2003, de la passion pour l’aéromodélisme d’un chirurgien dentiste au Kung Fu de la Grue Blanche d’un loueur de costumes aux ailes brulées dans la défonce, des engins de vol extravagants à ce troublant détail de La Tentation de Saint Antoine inscrit à même la peau, en passant par la Chute d’Icare que Brugel peint en 1558, les couches de sens s’accumulent, le projet prolifère de manière rhizomatique. Des gestes nomades le traversent, plongent dans les limbes pour refaire subitement surface, la polyphonie est le seul mot d’ordre. De l’énergie punk des Subtle Turnhips, toujours aussi orageuse et exubérante dix ans plus tard, au refrain simpliste et efficace d’un poète et peintre qui nous rappelle tout simplement que l’espoir est encore permis, de la mièvrerie des rimes d’un Envole-moi de variétés à la gravité des oiseaux de Léo Ferré, la musique irrigue cette «revue spectacle», joue sur les différents registres, mobilise la mémoire collective et le sens poétique, s’infiltre par contamination dans la texture même des gestes scéniques. Ayant fini de rafistoler son accoutrement en plumes, un poussin géant, un peu hirsute, s’empare du micro et se lance dans un numéro de cabaret à la Zizi Jeanmaire.

Le copier-coller, la structure réticulaire – ainsi que la référence incontournable à Mille Plateaux –, les interconnexions subjectives sont autant de notions mobilisées dans une tentative de lecture du projet, livrée à la caméra par Samuel Bianchini qui, loin d’épuiser La démangeaison des ailes, active davantage sa propension à s’adresser à chaque spectateur, à puiser dans les imaginaires, encourage les entrées multiples, reste attentive à l’éclosion du désir.

Dès cette première expérience d’écriture scénique, Philippe Quesne rassemblait des réalités anodines, des légendes et mythes contemporains, des devenirs multiples, aux extensions vertigineuses. Les éléments marquants de ce qui deviendra plus tard le signe de fabrique de son art sont déjà dans cette pièce manifeste qui se fait véhicule du frémissement, de l’impatience, de l’envol imminent.

Smaranda Olcèse

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