ZAMA / JEAN-JACQUES VITON
ZAMA de JEAN-JACQUES VITON / Editions POL.
Si l’on s’exprime à partir de ce qu’il appert et non de ce qui est, on peut affirmer que le poète n’est pas de ce monde – puisque tout est fait pour l’en écarter, puisque ses écrits sont à la fois scories négligeables ET messages gênants.
La surface n’accroche pas la poésie et renvoie le poète dans l’ombre.
Mais pour le poète qui est profondément de ce monde, sa mise en périphérie, sa mise en «banlieue» de la littérature et des individus est également une réalité qu’il ne peut nier et qui peut devenir, en surteinte, sujet permanent de ses écrits. Il fait alors défiler cette surface savamment lissée pour en repérer les failles et en extraire la matière même du langage. Chacun de ses mots agence cet espace textuel aux équilibres nouveaux, témoignant à la fois du vif du sujet ET de sa mise hors du sujet.
Un poète debout dans le monde capte les écritures qui l’environnent pour en restituer une langue reconfigurée qui dit le monde autrement. Il dit le monde autrement pour le rendre au réel du sensible et de la pensée. Il dit le monde dans ce qu’il est aussi construction en intelligence. Ce dire est donc mise en partage. Il rend le monde accessible, donc de nouveau habitable, donc contestable. De nouveau à disposition. Et ce qu’on possède, on peut le changer. Et cela le lui sera toujours reproché, au poète qui est debout dans le monde. Cela, il le payera toujours en habitant la banlieue de la littérature. Car il faut être un inventeur pour être un poète debout dans le monde. Un inventeur de langues. Et un inventeur de langues, seul dans sa banlieue, seul dans son livre qui est lourd et fermé et mis à l’écart, ne peut réinventer le monde puisque la mise en partage est volontairement embarrassée.
Et le poète debout dans le monde écrit aussi cela : le monde est son monde qui devient le monde reflétant son monde… Ainsi le poète contemporain parle seul, mais au pluriel. Assume le pluriel-seul. Parle.
Zama, ça ressemble à de l’argot arabe, qui voudrait dire cela : Parle ! Va-z’y parle ! Cause toujours ! Zama ponctue la langue des quartiers. Vient de la banlieue.Zama est aussi le titre d’un livre de poésie, écrit par Jean-Jacques Viton – est-ce un hasard si ce poète vit à Marseille, seule ville de France où le centre ville est populaire, hétérogène, à forte densité arabe – mais pas seulement –, où vivent des immigré(e)s de toutes les générations, des vieux chibanis et vieilles chibanias hier colonisé(e)s jusqu’aux jeunes «beurs» aujourd’hui exploité(e)s… de marge en marge, marge de l’histoire et marge des cités, au centre des conflits mais en marge toujours, habitants des banlieues et des quartiers, même au centre-ville, toujours des quartiers… est-ce un hasard ?
Zama… Qu’est-ce que tu dis ? Zama … Parle, parle, allez, parle ! Parle devient personnage.
Parle devenu personnage est silence qui produit des mots. Comme un capteur qui rend. Qui rend gorge.
Ça donne cette langue inventée qui exprime le sensible et la pensée de la multitude, cette langue rigoureuse et stricte et pourtant si coulante et si gracieuse, comme un récitatif sec dont l’accompagnement serait la rumeur de la vie. Une rumeur ponctuée d’accidents, d’affrontements, de catastrophes… D’éclats d’une débâcle qui n’en finit plus. Cela fait penser à ces personnages solitaires qui, dans certaines métropoles indiennes, restent silencieux des heures et des heures au sortir d’un pont et, à la nuit tombée, restituent par la parole, en une prosopopée sans fin, tout ce qu’ils ont entendu et vu au cours de la journée. Zama lit les murs et les gens et les conflits et les rencontres. Zama laisse les événements se muer en scènes dans sa mémoire, et les scènes fabriquent un film. Ce film se décompose et se refragmente en de multiples séquences qui, tricotées par l’écriture, deviennent cette poésie qui restitue enfin le monde au monde.
Zama est le témoignage du pluriel-seul…
Camille Hamaouch
Zama, éditions POL, 144 pages, 12 €