DOMINIQUE BRUN : SACRE #197 & SACRE #2, CENTRE POMPIDOU

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Dominique Brun : Sacre #197 et Sacre #2 / Centre Pompidou / 15 – 17 mai 2014.

Sacre #197
Le plateau est plongé dans l’obscurité. Une respiration lourde et sensuelle module l’espace, lui confère une épaisseur inquiétante. Des formes indéfinies et fuyantes, qui ne disent pas leur nom, le traversent, le hantent, le circonscrivent à leur ronde folle et déchainée.

L’histoire de cette création est ancienne. La chorégraphe y revient à l’issue des représentations, lors d’une discussion avec Serge Laurent, directeur de la programmation Spectacles Vivants au Centre Pompidou. Il y a d’abord le Quatuor Albreht Knust qui s’est attaché, dans les années 90 et jusqu’au début des années 2000, à réinvestir les écritures historiques, à les réactiver par l’interprétation, à prendre à bras le corps la question de la mémoire et à la travailler d’une manière résolument contemporaine. Il y a ensuite la recréation de L’Après-midi d’un faune, d’après les annotations de Nijinski dans les Cahiers de 1919.

Il y a, avant tout, cette première houleuse, le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées, dans le cadre de la huitième saison des Ballets russes de Serge Diaghilev, qui fit scandale au point que la pièce ne connut guère plus de huit représentations (dont trois à Londres), moment charnière dans l’histoire de la danse moderne et contemporaine, point aveugle – il n’en existe que quelques photographies et des dessins – qui n’a eu de cesse d’exercer son pouvoir de fascination tout au long des cent dernières années. De Martha Graham à David Wampach, de Maurice Béjart à Laurent Chétouane, de Pina Bausch à Xavier Le Roi, les chorégraphes sont revenus encore et encore à la partition de Stravinsky.

Dominique Brun poursuit sa démarche, persiste sur une ligne de sorcière, en faisant sienne l’heureux syntagme de Gilles Deleuze, relève le défi d’une œuvre d’origine perdue, où les archives font défaut, signe avec Sacré #197 une pièce d’une rare intensité qui place au centre du processus de création cette absence à la fois inconsolable et paradoxalement fertile, orchestre un parfait dispositif d’apparition des images survivantes, qui nous regardent peut être depuis toujours, en prenant comme moteur cette éperdument ardente danse du sacrifice.

La ronde, la course, ces cris enchevêtrés au souffle brulant qui scandent l’obscurité et font rythme, les fulgurances fantomatiques semblent dire un trop plein qui peine à advenir. Les danseurs s’abandonnent à une déambulation désarticulée, comme orphelins, repliés sur eux même, sous le coup de quelque chose d’inéluctable. Un chant âpre et plaintif mène irrésistiblement la ritournelle. Des figures se singularisent, des groupes statuaires apparaissent, suivant des mystérieux procédés de coagulation et attraction magnétique, avant d’être avalées par le mouvement circulaire.

La gestuelle si singulière de Nijinski affleure dans tel port de main. Dominique Brun travaille le dédoublement de la figure, sa démultiplication, sa diffraction libérée de la contrainte d’un foyer de convergence. La chorégraphe s’attache à révéler l’épaisseur d’une même image que plusieurs corps s’approprient. Les dessins de Valentine Gross-Hugo, rares et précieux témoignages de l’époque, renferment jalousement dans leur immobilité des rythmes et des schémas moteurs que les interprètes du Sacre #197 tentent de délier. S’engouffrer dans la faille temporelle, trouver, chacun dans son corps, l’endroit où ces gestes oubliés peuvent résonner pleinement. La concentration est palpable, la connexion toujours fragile, hasardeuse, avec cette source qui n’a de cesse de se défier. La création sonore de Juan Pablo Carreno épouse ce mouvement oscillatoire, mue dans une succession rapide de décharges d’intensité fluctuante, devient agressive dans ses tentatives de faire s’entrechoquer les deux versants d’une temporalité anachronique.

Un premier solo met en tension les profondeurs du plateau et ses abords au delà d’une bande de lumière, dans un lent va et vient, avancées patientes et ressacs, retraites dans l’obscurité des limbes. Il y va d’un véritable dispositif de regard et d’apparition. La chorégraphe enclenche ainsi le processus qui permet à ses collaborateurs de faire advenir des choses. La musique disjonctive de Carreno s’attache à suivre les heurts des harmonies de Stravinsky qui essaient de se frayer un chemin à travers une masse sonore saturée de fréquences parasites, de neige et de bruits, striée d’interruptions et de pertes de signal. Elle gagne en puissance au fur et à mesure que les doigts d’une danseuse cherchent à attraper dans les ondes, les fils d’une histoire enfuie, lointaine. Le thème du Sacre arrive enfin a capella, simple, accompagné des secousses dans le corps. Pour laisser aussitôt place à un bruit sourd, acouphène déchirant qui appuie les battements d’ailes désespérés d’un grand oiseau crucifié qui actualise sur le plateau le vol de Nijinski et son interminable chute. Dominique Brun œuvre pour la cohabitation de multiples temporalités, la simultanéité des histoires. Les danseurs agissent comme des catalyseurs, agents actifs remuant le magma des affects irrationnels. De Vladislav Nijinski et Igor Stravinsky, à travers le Sacre et jusqu’au rite païen, une métahistoire vertigineuse se tisse.

La musique redevient agressive se nourrissant de la force brute qui habite la partition d’origine. Elle guette, rode, surprend, s’approche et s’éloigne, elle cherche la faille. Juan Pablo Carreno l’attise. Les pulsions crues qui habitent les différents registres instrumentaux imaginés par Stravinsky menacent de déferler. Les danseurs semblent enfin prêts à atteindre les mouvements du Sacre initial : d’abord des gestes égarés, puis des suites articulées avec l’acuité des symptômes. L’opus se dérobe pourtant une nouvelle fois, en faveur du processus de son avènement. La lanterne magique, son et lumière, s’exhibe dans sa sidérante simplicité. Dans son foyer, Julie Salgues resplendit dans une danse de l’Elue magnétisante. Son écrin feutré polarise et accélère des associations d’idées d’une inouïe richesse et complexité.

On se surprend alors à penser à Raymond Roussel. Une forme d’entêtement, l’application rigoureuse, l’ambition d’aller jusqu’au bout des constructions imaginaires, poursuivre les intuitions d’une recherche poussée avec obstination et patience infinies au delà des limites du raisonnable. Voici ce qui pourrait rapprocher les deux démarches. Le Sacre deviendrait ce jardin fantasque de Locus Solus où se déploient les plus improbables machines célibataires. Chacun des interprètes dont Dominique Brun s’entoure pour cette création est en prise avec le Sacre, fantasme et s’approprie la partition manquante, livre son Sacre rêvé, construit à travers le prisme d’une histoire intime et sociale inscrite dans la chair. Pourtant, une extraordinaire intuition de la chorégraphe la pousse à orchestrer d’étranges noces de la matière. Il ne s’agit pas d’une coïncidence si un air célèbre d’un autre opus de Stravinsky, Les Noces, est placé au cœur de sa création. François Chaignaud s’adonne à son tour à cette danse jusqu’à l’épuisement. Son magnifique tour de force sur pointes conjugue gracilité et force, envols et martellements. Ce même rythme sera d’ailleurs repris en groupe, pulsation organique enfouie aux fondations de l’architecture du Sacre de Stravinsky, qui dit le poids et le désir de s’en affranchir, les extensions sauvages et l’immuabilité des lois de l’attraction, la détermination, l’épuisement, l’exaltation.

Sacre #2
Parfait pendant de cette création, Sacre #2, petit joyaux qui regorge des couleurs et de rythmes, propose une recréation in extenso de la chorégraphie du Sacre de printemps de Vaslav Nijinski, avec des costumes et un décor inspirés de notes et dessins de Nicolas Roerich, sur la musique d’Igor Stravinsky, sous la direction musicale François-Xavier Roth. Les historiens Juan Ignacio Vallejos et Sophie Jacotot ont accompagné Dominique Brun dans ce travail de recherche laborieux et passionnant. Postures du corps, actions, disposition de groupes dans l’espace sont de précieux leviers qui permettent le déploiement d’un imaginaire chorégraphique qui a traversé son siècle.

Smaranda Olcèse

Photos Marc Domage

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