« TORDRE », RACHID OURAMDANE : DEUX DANSEUSES LIBRES

TORDRE-7©Patrick-Imbert_-L'A

TORDRE de Rachid Ouramdane / crée à Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy, entre les 5 et 8 novembre 2014 /  A voir à Marseille le 9 décembre prochain, au Merlan dans le cadre du festival DANSEM.

Deux cygnes noirs dans un paysage de blanc lunaire. Deux danseuses en noir écrivant un chant du silence. Deux blondes noir punk exposées dans une white box qui est d’ailleurs plutôt crème. TORDRE, la nouvelle création de Rachid Ouramdane distribue deux interprètes que ce dernier fit danser dans d’autres pièces de lui : Lora Juodkaite (Lituanie) qui était dans Des Témoins ordinaires et Sfumato, et Annie Hanauer (USA) dans Police ! La pièce est créée à Bonlieu – scène nationale d’Annecy. Bonlieu qui lui donne les moyens de sa recherche depuis plusieurs années sous forme de résidences de création (entre autres), à raison.

Donc TORDRE est de prime abord un double portrait d’interprètes à la danse singulière : Lora Juodkaite tourne sur elle-même depuis l’enfance et cela chaque jour, s’étant forgé une virtuosité qui tient du prodige, et Annie Hanauer danse malgré une prothèse à un bras avec un rayonnement rare. Une prothèse articulée en bois qui évoque un pantin de l’enfance, et la grâce de la marionnette qui semble douée de vie, et plus avant le lien entre l’homme et la prothèse technologique qui le prolonge de façon vitale et le constitue comme condamné à être hybride. L’espace sonore construit par Rachid Ouramdane (il signe la création avec le conseil de Jean-Baptiste Julien qui l’accompagne depuis Des témoins ordinaires) traduit une mélancolie contemporaine, qui loin d’être traînante ou narcissique, absorbée en elle-même, donne le mouvement de vivre malgré tout, quelque chose de très enveloppant, de nostalgique, d’amoureux même par certains accents et d’une connotation d’un monde dur, qui nous échappe.

Tordre donne à voir l’articulation entre cette folie de tourner sur soi autour de quelque chose, et le signe de perte ou de manque qui marque Annie Hanauer, même si Rachid Ouramdane a d’abord réuni deux interprètes dont la présence sur scène lui semblait exceptionnelle, et exceptionnellement créatrice aussi – artiste donc. Donne à voir avec un dispositif scénographique élémentaire : deux barres apendues depuis le plafond où l’un plus bas est pour Annie Hanauer et l’autre plus élévé pour Lora Juodkaite qui n’y ira pas mais déplace sur un plan abstrait le mouvement du tournoiement en tournant. Un appareillage technologique, prothétique, qui parle aussi du dédoublement entre plan de la représentation intérieure (abstrait, conçu dans l’absence et la distance) et plan vivant, celui du vivre dans le mouvement de la vie.

Perte, manque, transe, danse, s’articulent dans cette pièce d’une manière directe. Pas besoin de penser pendant la pièce ce qu’il se passe, cela se communique : Il suffit de regarder ces deux femmes se présenter l’une à l’autre, et puis Lora Juodkaite tournant pour Annie Hanauer, puis Lora Juodkaite laissée seule par Annie Hannaeur partie, livrée à une absence. Le tournoiement de Lora Juoadkaite s’augmente alors de petits gestes comme de doute et d’égarement : l’absence de la personne marquée, blessée devient plus insupportable que sa muette présence. De pièce en pièce, Rachid Ouramdane ne cesse de nous faire communiquer avec l’incommunicable, de nous relier à ceux qui partent d’une perte, d’un écart au monde choisi ou infligé. Quelque chose se dit de cette chose nécessaire, urgente, sans quoi la vie ne circule plus, qui est qu’il y a une relation vitale avec les corps marqués, ou privés de leur intégrité (comme dans Des témoins ordinaires qui nous remettaient en lien avec des êtres qui avaient été déchus de leur humanité par d’autres). L’absence de Annie Hanauer nous atteint là où nous réalisons que nous ne sommes aussi marqués, blessés. L’on ne se lasse pas de les regarder l’une l’autre, pourtant chacune écrit à partir de sa danse singulière, leurs danses à elles, qui se répètent toute en variation. Plus largement, TORDRE nous relie aussi à deux êtres artistes, à cette qualité qui part bien d’un secret, d’une urgence, d’une survie qui pousse à s’exposer, à parler autrement, à se séparer de la communauté de ceux qui ne font pas ça.

Rachid Ouramdane construit les séquences comme le récit d’un rapport au déséquilibre. Car Annie Hanauer est celle qui danse à partir d’un corps dissymétrique. L’on sait comme la danse part d’un déséquilibre provoqué et qui se rythme. Elle devient bien plus même le signe de la danse que celui du manque. Sa danse cristallise élan de vie et appel, oscillant entre euphorie et drôlerie et perturbée par un motif plus mécanique, comme une trace du manque ancien, du déséquilibre originel. Elle s’en laisse traverser, sans s’en défendre, exposant une pudeur. Rachid Ouramdane la fait danser sur Feelings de Nina Simone et c’est comme si la chanson parlait pour elle. Seule chanson de la pièce. Nina Simone dans cette interprétation concert au festival de jazz de Montreux de 1976 se bat contre son propre poème, disant qu’il aurait fallu ne pas aimer et en même temps, son chant dit que c’était là, qu’il faut aimer pour vivre. Toute la pudeur de Annie Hannaer est dans cette chanson qui parle pour elle, tandis que sa danse traduit la chanson (ou bien c’est l’inverse) : il ne fait pas craindre de souffrir, il faut se transformer en puissance de vivre. Un solo de dix minutes (le temps de Feelings).

Ouverture du corps, jetés, main qui s’ouvre et s’étend, bras qui accueille, un rêve de danse aussi, et ce souffle de vie qu’elle porte n’est pas loin de l’enfance qui veut tout. L’enfance, Lora Juodkaite nous apprend, dans son dernier solo, comme en écho à celui de Annie Hanauer, qu’elle est le point d’origine de sa danse. Pas de chanson pour elle, c’est Lora Juodkaite qui tout en tournoyant raconte, ou plutôt murmure, se parle à elle-même ou peut-être à nous pour nous dire comment tout commença. Sa voix amplifiée par micro VHS nous parvient comme une extériorisation technologique de sa voix interne. Ce n’est pas un texte qui est dit ; Lora Juodkaite écrit en live, cherche ses mots, tournoie, revoit des images qu’elle nous livre, nous fait voir ce qu’elle voit – le renversement de toutes les perspectives.

L’enfance, il était une fois une soeur à qui Lora Judokaite racontait des histoires en tournant sur elle-même pour la faire voyager, lui faire oublier. Et soudain, c’est la pensée d’un artiste en scène qui s’ouvre, ce qu’il ressent, voyageant dans une pensée qui se perd entre mémoire et présent absolu, se frayant un chemin tracé et sachant exactement ce qui se passe sur le plateau, où il se trouve dans l’espace, et qu’on le regarde et l’écoute. Quelque chose du secret artiste s’ouvre en temps réel. Elle, sa soeur, danser, s’évader, deux petites fées assises sur le rebord d’une fenêtre loin du vaste monde effrayant, et ce monde muet de la sororité bruissant d’un attachement presque maternel, inaliénable, où la grande prend la petite par la main pour qu’elle ait moins peur de la vie. Les deux soeurs, image en résonance avec ce qui se tisse entre Juodkaite et Annie Hanauer et ce qui s’est déjà tissée entres elles. Leur monde nous contamine, leurs danses comme chantonnées pour soi, presque à tue-tête pour Annie Hanauer et presque en silence pour Lora Juodkaite, leurs danses nous bercent, nous font atteindre ce moment où l’on ne craint plus de « manquer » de voir quelque chose, où l’on tombe dans la contemplation sans plus d’intentions, où l’on laisse notre regard voir sans agir sur le regard.

Etrangement, nous sommes plus là que jamais. Car leurs danses ou leurs corps [corps ne veut guère dire grand chose sinon que l’esprit croyons-nous est ancré dans la tête] finissent par nous regarder, le centre de leur être comme un troisième oeil qui cille sur nous, trouvant la fêlure en nous pour nous atteindre et toucher. TORDRE finit sur un clin d’oeil : La petite musique de comédie musicale sur laquelle elles étaient entrées en scène comme pour un show à l’américaine (Funny Girl chanté par Barbara Streisand), revient et cela redevient ludique. Un peu comme ce que le ventilateur noir, seul objet posé sur le plateau (avec le VHS), semble dire avec un humour noir : « De l’air, que cela circule, vivons en emportant le secret de ce soir ». Elles sont face à nous, nous invitant à leur propre pudeur, tout a été donné. Est-il nécessaire de mentionner l’excellence, la beauté de ces deux danses ? Le premier moment, apparition de Lora Juodkaite, n’est pas un tournoiement. C’est un corps où tout pense et dit qui avance, moulé de noir, au sol, exposant par partie cette chose qu’on appelle « corps » et qui parle dans une articulation constante, dans une présence où tout est relié.

Rachid Ouramdane ne cesse d’aller plus loin dans sa recherche, de pièce en pièce. Double portait, poème sur le manque et la séparation, oeuvre de délicatesse, épure retournant le regard sur lui-même, TORDRE est une oeuvre qui reste simple, une pièce qui convoque le regard là où il devient libre, là où il fait place à l’autre chose. La torsion est là dans ce double face-à-face, entre nous et ce qui pourrait être un double portrait mais qui en fait ne cesse ne rendre sensible l’entre-deux, le vide, ce fameux centre qu’une pulsion toute humaine pousse à remplir ou occuper et à hiérarchiser, nous rappelant que nous sommes périphériques et d’abord périphériques à nous-mêmes. La beauté éclatante de l’oeuvre nous emmène aussi vers des paysages qui disparaissent aujourd’hui, ces paysages intérieurs à la fois imagés et abstraits, décousus tout en ayant une logique intemporelle.

Mari-Mai Corbel.

http://www.rachidouramdane.com

TORDRE - 4©Patrick Imbert- L'A

photos Patrick Imbert

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