LES CHIENS DE NAVARRE « DEMENINGENT » LES ARMOIRES NORMANDES

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Les Chiens de Navarre/ Jean-Christophe Meurisse : Les Armoires Normandes / Le Carré des Jalles, Bordeaux / jeudi 2 et vendredi 3 avril 2015 / Création 2015.

On les savait irrespectueux à souhait et plein d’un mordant iconoclaste. Leur précédente venue, l’an dernier au Carré des Jalles avec Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, avait littéralement décoiffé les attentes culturellement correctes tant cette bouffée de fraîcheur corrosive entêtante était propre à régénérer les esprits. En effet, loin de la « bienpensance » en vigueur dans le paysage aseptisé actuel où « la déculturation d’une classe politique [de droite comme de gauche] devenue idiote » (dixit Jean-Pierre Vincent) tend à vouloir instrumentaliser le théâtre pour en faire un lieu mignonnet servant à « maintenir l’ordre existant et à bricoler du consensus » (idem), cette joyeuse meute qui mord à pleines dents dans le fruit défendu, et ce en toute innocence, apparaît comme le regroupement sain(t) d’électrons libres incontrôlables.

Eh bien ce serait péché de dire que cette nouvelle visitation, à cette veille de week-end pascal, ait failli à la profession de foi de ces doux illuminés ! Les Armoires Normandes – leur toute nouvelle création 2015 dont le titre énigmatique exige d’être touché par la grâce divine pour avoir accès à sa portée mystique, tant les voies du seigneur en ce qui concerne l’amour du prochain sont impénétrables – s’ouvrent, et ce avant même de pénétrer dans la salle où la messe sera donnée, par la vision d’une croix géante (garnie – comme les œufs de Pâques – d’un Christ vivant) qui se détache dans l’encadrement de la porte d’entrée. Et de la scène (à ne pas confondre avec l’autre Cène), suspendu aux cintres, un Jésus ensanglanté vêtu d’un petit pagne suggestif, accueille joyeusement le public en commentant les menus faits et gestes relatifs à l’expérience de tout spectateur cherchant la meilleure place (celle de l’élu) dans une assemblée de séants ayant déjà pris place.

Ses commentaires au Christ s’accompagnent de la « nazarethtion » (il n’est pas Jésus pour rien) de sa situation ici et maintenant, et naguère. Il nous raconte, la mine enjouée et le regard plein de douceur, la liturgie chrétienne et la mythologie qui l’accompagne. Sur un ton mi-passionné (et pour cause deux jours auparavant n’a-t-il pas connu quelques déboires liés à ce que d’aucuns fidèles nomment sa passion, déboires à ne surtout pas confondre avec le mauvais vin que l’acteur, peu amène sur ce coup, a dit avoir bu au comptoir du bar du Carré), mi-joyeux (Joyeuses Pâques ! puisque tout le monde est réuni là pour fêter la joie radieuse de sa résurrection à venir) il nous dit que le vent peut tourner, il suffit d’y croire…

Il est si convaincant, le bougre, qu’on serait prêt sur le champ à avaler l’hostie pour se convertir tant il respire la bonté d’âme et un irrésistible désir d’humanité. Tout ensanglanté qu’il est, suspendu en croix, même si, la position inconfortable l’amène à défaire ses poignets du clou qui les rive et à agiter ses extrémités de pied pour éviter les crampes douloureuses du petit doigt en particulier, il rayonne de savoir vivre. En tant qu’ex-bon vivant, il confie d’ailleurs que de toutes les représentations qu’il a pu inspirer, il préfère, et de beaucoup, celles des artistes qui l’ont dépeint le sourire extatique aux lèvres plutôt que celles des peintres doloristes où il a l’air de vivre le martyre sur sa croix, le comble de la double peine !
L’amour de la vie et du prochain ainsi prôné en chaire (et en os), ouvre sur d’autres préliminaires : comme le disait Marylin Monroe (c’est rappelé en toutes lettres dans le programme) : « le sexe fait partie de la nature, j’obéis à la nature ».

Disposant quant à eux d’une nature particulièrement généreuse, les Chiens s’y adonnent avec réussite, ou pas. Suivent de nombreux tableaux-séquences mi-improvisés, mi-réglés à l’avance, où la représentation des pulsions sexuées va prendre des formes imagées tout aussi décomplexées qu’hilarantes, tant l’innocence jubilatoire qui les anime les place au-dessus de tout soupçon de vulgarité.

Et c’est là l’un des miracles de l’assomption navarresque : tout pourrait laisser penser que montrer en gros plan un arrière train masculin penché en avant, libérant en la circonstance, les attributs qui échappent à toutes les épithètes recommandées par l’observance des convenances en vigueur, relève de la facétie potache éculée et affreusement grossière… or là, non ! Ainsi le magistrat chargé des affaires matrimoniales, coiffé comme il se doit, de la perruque attribut de la dignité de sa charge, a beau (ce sont affaires de goût…) être nu comme un ver, c’est le dévoilement de la justice justement désacralisée qui saute aux yeux et résonne comme une sacrée revanche sur les jugements à l’emporte-pièce qu’elle rend parfois ! Quant aux couples qui défilent sur le divan, interrogés de la salle par une Mireille Dumas en veine de confidences, ils en confessent long sur les grandeurs et servitudes du mensonge en amour du prochain (de passage).

L’accouchement en direct de la mariée (elle a fauté avant la consécration du mariage et a enjambé les travées des fidèles réunis, lourde de son immonde péché) qui expulse sur le plateau le fœtus sanguinolent, produit des amours de vivipares en rut, transformé céans par les convives en ballon de rugby – comme sa forme ovoïde l’y prédestinait – loin de susciter les foudres que les partisans de la manif pour tous éructeraient en pareille circonstance, est ressenti comme la célébration joyeuse d’une venue au monde pleine de rebondissements annoncés. Et tutti quanti.

Le suicide aussi est répété plusieurs fois tant il n’est pas aisé d’échapper à sa vie d’ici-bas lorsque la vie d’après ressemble en tous points à la vie d’avant, une sorte d’écho du calendrier de l’Avent pour faire patienter les bonnes âmes jusqu’à la (re)naissance du petit jésus et, dans la foulée, jusqu’au jugement dernier, les deux formant le diptyque d’une même mythologie de la rédemption.

Si l’on en croit à cet égard la scène finale, où deux créatures en costumes bulgares dansent un sirtaki d’enfer, on conclut que les Chiens de Navarre présentent là une version paradisiaque du jugement dernier où l’étreinte scellera à jamais l’amour éternel du prochain.

Ainsi, en abordant de manière résolument débridée (le doublage sonore, en direct, de certaines scènes par d’autres acteurs crée un effet d’amplification humoristique) des sujets qui pourraient apparaître aujourd’hui tabous (la crucifixion, les amours « chiennes », l’imma-culée conception, le suicide), Jean-Christophe Meurisse et sa meute ne font que renouer avec la tradition médiévale qui voulait que tout soit représentable sur scène, tout comme pendant la durée du Carnaval où on allait jusqu’à brûler des effigies du pape. Le souffle libertaire qu’ils impulsent est ressenti comme un lâcher prise salutaire dans un monde soumis au puritanisme larvé du culturellement correct. D’où la salve d’applaudissements libérateurs qui ponctue cette grand-messe sans foi ni loi mais non sans humanité.

Yves Kafka

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