« CHEPTEL » DE MICHEL SCHWEIZER, OU L’ENFANCE SUR UN PLATEAU

« Cheptel (Nouvelles du Parc Humain) » de Michel Schweizer – Théâtre des Quatre Saisons de Gradignan, 23 et 24 octobre 2017 dans le cadre du FAB, Bordeaux du 5 au 25 octobre 2017.

« Cheptel (Nouvelles du Parc Humain) » ou l’enfance sur un plateau

Michel Schweizer adore mettre en scène les situations où le vivant prend le pas sur tout ce qui peut ressembler de près ou de loin au conformisme du prêt à porter théâtral. Risquer au plateau des expériences dont la réussite peut paraître improbable, tant elle ne bénéficie d’aucun filet de protection dûment labellisé, semble pour lui ne pas constituer un obstacle mais tout au contraire fait figure d’aiguillon aux effets stimulants. Ici, le risque est optimal, les « acteurs »… n’en étant pas mais répondant aux critères de pré-ados recrutés sur la seule foi de leurs appétits pour la musique, la danse, l’expression corporelle. Et le résultat… est tout simplement bluffant.

Huit jeunes, entre cinquième et troisième, prennent place au fond du plateau (presque) nu si ce n’est un fil rouge luminescent servant de clôture symbolique et, à l’avant-scène, des parallélépipèdes de bois creux symbolisant les troncs d’une forêt. Très vite, ces enfants cherchent le regard des adultes pour planter leurs yeux droit dans les leurs. Une caméra tenue à bout de bras par l’un d’entre eux s’attarde sur quelques spectateurs dont les visages sont projetés en l’instant sur grand écran, assortis de commentaires bienveillants et plutôt drôles.

On détecte cependant, sous l’aspect éminemment sympathique de ces propos énoncés innocemment et avec toute la fraîcheur et la spontanéité spécifiques à l’enfance, une liberté de parole qui pourrait devenir vite incontrôlable. En effet, de jeunes électrons libres qui observent et commentent en toute naïveté, avec une acuité de vue particulièrement aiguisée, le comportement du « cheptel » pressé sagement dans la salle – et à qui d’ordinaire revient le rôle de « l’élevage » et des commentaires qui l’accompagnent -, peuvent devenir vite un danger potentiel pour les tenants de l’autorité. Ainsi d’emblée, le renversement dans son contraire d’une situation habituellement vécue en toute tranquillité, déstabilise l’angle de vue du spectateur en rendant quelque peu mal à l’aise l’adulte, qui, bien évidemment pour ne pas perdre la face, feint de s’en amuser mais se sent au fond de lui-même quelque peu « délogé » du rôle qui lui revient traditionnellement de droit.

Ce prologue introduit en douceur à l’objet du propos : pervertir les forces conservatrices liées à l’habitus en « remettant en jeu » le rôle des socialisations primaires débouchant sur des pratiques sociales préformatées. Première transgression, en s’aidant les uns les autres dans une chorégraphie elle savamment construite, les membres de la cohorte vont franchir la ligne rouge derrière laquelle ils étaient parqués afin de prendre possession d’un espace de décontamination des rôles.

Jouissant alors d’une aire de jeux à l’air libre, ils s’amusent sans retenue aucune à faire tomber bruyamment les colonnes de bois symbolisant des arbres bien enracinés… jusqu’à ce que le metteur en scène, de la salle où il a pris place, siffle la fin de la « ré-création » en interrompant « spontanément » (!) ce joyeux foutoir. D’une voix qu’il s’applique à vouloir persuasive, il rappelle les règles de manipulation des accessoires mis à disposition sur le plateau. L’une des protagonistes, du haut de son enfance assumée, nullement démontée par cette intervention de l’autorité en majesté, interpelle à son tour le metteur en scène pour lui faire remarquer que son intervention… tombe totalement à plat. En effet, lors des répétitions, n’est-il pas le premier à exiger d’eux qu’ils soient naturels ? Et prenant la salle à témoin, micro en main, elle lâche : « En fait, Michel, il est maniaque ! », puis directement à lui : « Tu es autoritaire et peu logique avec toi-même ! ». Les véhémentes (fausses) protestations de Michel Schweitzer tentant alors d’user de l’argument d’autorité – c’est le seul qui reste à sa disposition… – pour faire taire l’impertinence de cette réplique des plus pertinentes seront évidemment vaines. Bien joué… à plus d’un titre !

Vient la première nuit de liberté… Un adulte, adepte de la vie dans la nature, sorte de double d’Henry David Thoreau – le philosophe naturaliste de « Walden ou la vie dans les bois » – vient rejoindre les enfants sur le plateau pour questionner en douceur et très « sensiblement » leur rapport au monde vivant et leur éloignement du réel induit en eux par les modes de transmission de la culture scolaire. Les enfants entendent les questions ainsi posées sans jugement, ils y répondent avec la même franchise et un humour tangible comme celui de ce garçon énonçant tout de go qu’en hiérarchie d’importance, se servant plus souvent de son portable qu’il ne va en forêt, les technologies nouvelles sont pour lui plus essentielles. Une de ses camarades, elle, se dit touchée par cette invitation au rêve de nature. Chacun, se sentant en sécurité, confiera ses rêves dans un lâcher prise régénérant.

Ayant pris confiance en eux, désintoxiqués de la prise de pouvoir des adultes sur leurs pensées, les enfants vont pouvoir interpeller librement la salle, droit dans les yeux, sans autre agressivité que le contenu de leurs propos souvent corrosifs. Un grand troisième aux baskets rouge fluo délivre un monologue parfaitement « réfléchi » (même vocabulaire que les adultes, même ton sentencieux) : « Je suis jeune, je sais. Je vous regarde et ça me fait un peu peur… J’ai peur en fait de devenir vous. Je croyais jusque-là que c’était réservé aux ados le fait d’apporter une importance démesurée aux regards des autres… Ça me navre de vous voir jouer un rôle des journées entières en passant à côté de votre vie. Ce soir, je vous ai apporté des passeports pour pouvoir dire non, pour pouvoir dire stop afin de choisir d’être vous ».

La brèche étant ouverte, d’autres vont s’emparer de leur liberté recouvrée pour dire, de manière moins accusatrice vis-à-vis des adultes mais peut-être plus forte vis-à-vis d’eux-mêmes, leur propre dépendance aux réseaux sociaux qui influencent leur vie sentimentale placée « sous surveillance électronique ».

Le jour de l’audace arrivera… Des réticences des plus légitimes à ne pas vouloir déballer sur le plateau publiquement ce qui est de l’ordre de l’intime seront formulées avec à-propos par une jeune-fille qui a bien compris que la télé-réalité n’était pas un modèle à suivre. Il faudra la parole investie de « l’homme des bois » qui parlera de son propre emmurement dans l’enfance (« J’essayais de correspondre à ce que l’on me demandait ») pour que les enfants puissent à leur tour, sans impudeur aucune, s’autoriser à risquer la leur. Ouvrant encore plus l’espace baptisé avec humour « Lascaux Thérapy », « l’homme des bois » lira une lettre de démission envoyée naguère au ministre de l’éducation, Claude Allègre, geste engagé pour préserver un sens à l’utopie en refusant le modèle du « cyber-homme » que l’éducation vise à transmettre.

Enfin, non sans un humour certain, viendra le temps de délivrer au « Cheptel » assis sagement dans la salle, satisfecit et conseils pour progresser. D’abord nous sommes nous spectateurs félicités pour notre propension à faire face à notre existence d’adultes, existence vouée à s’occuper d’eux, pour qu’ils soient heureux, eux, les enfants. Et ça, c’est vraiment bien… Puis nous sommes renvoyés à la vacuité de nos jours qui s’écoulent, faisant des semaines, puis des mois et des années, des vies sans autre intérêt semble-t-il que de gagner l’argent qui fait vivre tout en empêchant de vivre. Et ça, c’est vraiment moins bien…

Alors en guise de chute, une vertueuse ordonnance sera délivrée à l’adresse des adultes par ces enfants ayant conquis, au plateau, l’usage de leur propre parole : « Essayez de créer un compagnon imaginaire qui ressemblerait à celui que vous désireriez être. Fermez les yeux. Imaginez son enveloppe physique, sa personnalité. Laissez-vous gagner par lui… ». Puis les enfants faisant chœur, le jour du choix (premier) arrive… Ils viennent prendre place dans les fauteuils libres de la salle… comme pour mieux contaminer les adultes de leur liberté recouvrée. Ecce homo version Michel Schweizer.

Une « re-naissance » vivifiante vécue en direct où – y compris dans les quelques moments de flottements garants des errements du vivant – le ton juste a été trouvé pour transformer l’espace théâtral en laboratoire grandeur nature avec expériences, filmées en temps réel par les jeunes acteurs eux-mêmes et projetées sur grand écran. La maïeutique à l’œuvre sur le plateau a gagné progressivement par porosité la salle, séduite par la créativité ambiante, si bien que le « public-cheptel » se retrouvant pourtant dans un rapport frontal avec ses préceptes éducatifs sérieusement mis à mal par cette expérience artistique in situ ne lui offrant aucune possibilité d’esquive, n’en a aucunement pris ombrage. Tout au contraire, il semble avoir compris non sans un certain bonheur que s’il s’en était pris plein les mirettes ce soir, c’était pour mieux dessiller les yeux ensuite. D’où sa vive « re-connaissance » adressée au metteur en scène de cette épopée in vitro pour lui avoir offert avec sa jeune troupe sous sa houlette ce moment d’incubation salutaire.

Yves Kafka

Cheptel – Photo Frédéric Desmesure

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