« BÂTARDS » ET « MEMBRE FANTÔME » : DES JARDINS DE LA VIERGE AUX FRICHES INDUSTRIELLES

Echauffement : ouverture de la demi-saison Manufacture-CDCN de Bordeaux, vendredi 19 janvier – « Bâtards » conception/interprétation Mathieu Desseigne-Ravel et Michel Schweizer &amp – « Membre Fantôme » conception/interprétation Mickaël Phelippeau et Erwan Keravec

« Bâtards » et « Membre Fantôme » : des Jardins de La Vierge aux Friches industrielles

Après une gestation bordelaise de neuf mois, les élus et organismes de tutelle (Mairie de Bordeaux, Conseil Départemental, Conseil Régional, DRAC), ont accouché – en concertation avec les partenaires de la communauté artistique – d’un projet commun : installer le Centre de Développement Chorégraphique National (privé de ses anciens locaux d’Artigues-près-Bordeaux par une mairie lui en ayant retiré la jouissance) dans les murs de La Manufacture Atlantique, lieu d’une ancienne fabrique de chaussures voué depuis des décennies aux écritures contemporaines. Ainsi, pour l’ouverture de sa demi-saison 2018 (nous sommes déjà en janvier), le CDCN proposait deux formes ayant eu chacune les honneurs d’être naguère programmées lors des Sujets à vif du Festival d’Avignon dans le cadre prestigieux des Jardins de la Vierge.

« Bâtards » propose un intermède jubilatoire investi par deux artistes développant chacun des qualités hors sol tant dans la conception du projet partagé que dans sa coréalisation. L’un, « plus jeune », Mathieu Desseigne-Ravel, est une sorte d’ovni mêlant des qualités de danseur (il a travaillé avec Alain Platel et les Ballets C de la B), d’acrobate jonglant entre hip-hop et cirque, et d’acteur capable de servir un texte avec l’aplomb de ses dons d’équilibriste. L’autre, « moins jeune », Michel Schweizer, arpente le plateau avec un sourire en coin qui en dit long sur les différentes strates de la pensée du personnage explorant avec délectation les territoires à géométrie variable (son dernier spectacle, « Cheptel », organisé autour de la communauté provisoire d’une troupe de jeunes gens et jeunes filles en quête d’identité, a fait événement lors de la dernière édition du FAB) et les frontières qui les délimitent.

Lorsque, sans transition avec les prises de paroles « officielles » (celles des élus, Alain Juppé, Vincent Feltesse… celle du directeur de La Manufacture-CDCN, Stephan Lauret…), un jeune homme se saisit du micro pour lire un communiqué du ministère de la culture (déjà représenté par le Directeur de la DRAC), on se demande intérieurement, non sans une certaine impatience, quand ces discours vont-ils prendre fin pour laisser enfin place au spectacle… Et puis au fur et à mesure que les mots se déroulent, chacun poussant devant lui un verbe à la tonicité qui va propulser le suivant et ainsi de suite dans une harmonie qu’aucun écart, qu’aucune hésitation ne viennent troubler, on commence à douter du statut de cette énième intervention…

Ces friches culturelles – ancienne Manufacture de chaussures transformée en lieu de création théâtrale dans les années 70 – sont des lieux transitionnels, véritables traits d’union, endroits de bascule entre les travailleurs de l’entreprise Mauduit et la culture qui s’y développe… Les frères Mauduit avaient compris l’importance de la culture comme lien social et avaient construit ce lieu en ne dissociant pas la valeur travail de celle liée à la pratique d’ateliers théâtraux auxquels ils faisaient place dans leur entreprise… Aspiration vivante d’un temps apaisé, ouvert, où on apprivoise l’étrangeté représentée par l’autre, le travailleur, l’artiste, le différent, pour le rendre familier… De ces territoires a priori disjoints, où le voisin, l’étranger, est reconnu « nautre », nous faisons communauté… Et c’est beau…

Son complice d’âge mûr modère alors l’enthousiasme juvénile de cette présentation – qu’il partage par ailleurs avec son jeune acolyte prompt à s’émerveiller – pour prendre soin de notre personne en nous recommandant… de nous détendre… Cette approche « holistique » – dit-il, mettant ses mains en conque pour signifier l’ampleur de l’ambition contenue – crée la symbiose entre culture et travail. Nous serons vigilants, poursuit-il, à notre état de stress pour éviter tout comportement déviant lié aux égos. Nous ferons le choix des bols tibétains pour aligner nos chakras, et nous nous méfierons de l’excès car « il n’est pas prudent de faire trop de zèle », comme aimait à le rappeler Euripide.

Le ton de l’auto-dérision « sérieuse » étant donné, la pseudo conférence sur l’histoire d’un produit anti-intrusion, en tous points exceptionnel tant il participe depuis son origine à la lisibilité des différents territoires qui s’en munissent, peut débuter… Un tableau est retourné montrant noir sur blanc le dessin agrandi d’un fil de fer barbelé. Pendant que le conférencier en présente doctement les vertus de vive voix, son acolyte se livre à des contorsions aux limites des possibilités physiques du corps humain pour arpenter le territoire du plateau en en franchissant les frontières matérialisées au sol par des tableaux reproduisant des fragments de barbelés. La souplesse de ses déplacements propulsés par un corps déconstruit est des plus fascinantes.

Après avoir acté l’invention de séparations physiques comme garantie de sécurité des territoires et des personnes qui y vivent (ndlr : aucun rapport bien évidemment avec des préoccupations sociétales présentes et des recherches contemporaines sur l’édification de barrières infranchissables pour les migrants…), le conférencier abandonne le champ de l’historique du fil de fer barbelé pour faire part de leurs recherches sur la future génération de fil… Après avoir évoqué le laboratoire étranger hautement qualifié chargé de produire le prototype de cet objet aux fonctions protectrices essentielles, il retourne un tableau montrant une vue de ce qu’il sera… ?!

Outre la surprise désopilante ménagée par la révélation du fil barbelé du futur, la dérision du discours savamment énoncé par Michel Schweitzer et son complice – parodie irrévérencieuse du langage des spécialistes commis pour des missions de haute importance visant à perpétuer un climat sécuritaire – est superbement étayée par les déambulations contorsionnistes de Mathieu Desseigne-Ravel jouant à l’envi de la déstructuration de son corps pour se jouer des obstacles frontaliers. Le côté profondément ludique de cette « dé-monstration », drôle et pertinente, ouvre l’espace du nouveau CDCN à l’indiscipline dans tous ses états, théâtre et chorégraphie étant reliés par le même fil du « faire ensemble ».

« Membre fantôme » qui lui succède, expérimentation du chorégraphe Mickaël Phelippeau et du sonneur de cornemuse Erwan Keravec, ne trouve pas le même retentissement. Si les parcours de chacun de ces artistes les a amenés à travailler avec les plus grands (Mathilde Monnier, Daniel Larrieu, Alain Buffard, Boris Charmatz, Gaëlle Bourges…), leur proposition présente qui « triture la question du folklore » (sic –Cf. programme de salle) a pour effet premier de malmener nos oreilles – qui en prennent plein les pavillons de musique bretonne – et nos yeux – qui à l’instar des deux artistes « virevoltent comme une ronde de festnoz ». Mais peut-être les Bretons de la salle – il y en avait – ont-ils, eux, apprécié les notes de leur cher biniou reconditionné…

Puisse cette soirée inaugurale de ce « nouveau » (ancien remasterisé) lieu hybride bordelais ouvrir une ère d’indisciplines partagées où théâtre et chorégraphie, accueil de pointures phares et de jeunes créateurs en devenir, co-existeront harmonieusement dans des murs qui eux – hélas – ne sont pas extensibles… où et quand les compagnies trouveront-elles l’espace et les créneaux horaires leur permettant de travailler leur création ?
Le superbe lapsus du premier édile – par ailleurs en forme depuis son refus de payer sa cotisation à Les Républicains – qui, évoquant dans son intervention liminaire les tractations et transactions ardues des différentes tutelles ayant abouti finalement au montage financier du présent projet Manufacture-CDCN, a confondu « problèmes longtemps insolvables » avec « problèmes insolubles », rend visible à son insu la « question de fond(s) » qui se pose désormais à la nouvelle structure : le théâtre sera-t-il soluble dans la chorégraphie, sera-t-il condamné à disparaître de ce lieu à plus ou moins brève échéance, ou continuera-t-il d’exister pleinement avec/et aux côtés de la danse, dans une indiscipline partagée équitablement ?

Yves Kafka

Photo : Bâtards © Christophe Raynaud de Lage

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