« TRISTESSES », OBJET TRANSGENRES A FORTE RESONNANCE POLITIQUE

« Tristesses » – Anne-Cécile Vandalem – Le Gymnase, Marseille – du 18 au 20 avril / Bruges, Centre Culturel – du 24 au 25 avril / Théâtre de L’Odéon – du 05 mai au 27 mai 2018 – Durée 2h10.

Le monde dans lequel nous immerge la comédienne belge, Anne-Cécile Vandalem (qui joue ici le rôle de Martha), auteure et metteure en scène de ses créations hors-normes, résonne d’une inquiétante étrangeté. Sous les lumières spectrales des pays nordiques, elle ouvre sur une installation d’une esthétique onirique qui provoque l’imaginaire. Avant que rien même ne se passe, de ses maisons bâties sur scène se dégage une monstruosité latente qui contraste avec leur caractère lisse et propret. On pressent que, dans le non-lieu immobile de cette île danoise au nom prédestiné de Tristesse, île à l’écart du monde où le temps semble suspendu dans l’attente d’un drame à venir, les innocents et coupables confondus en eux-mêmes vont jouer leur partition jusqu’à ce que mort s’ensuive.

L’un des premiers tableaux fait entrevoir, se balançant en l’air, une silhouette suspendue au sommet d’un mât porteur du drapeau danois. Il s’agit de celle d’Ida Heiger qui s’apprêtait – on le découvrira par la suite – à révéler l’implication du Parti du Réveil Populaire (Le Front National local) dans la fermeture des Abattoirs (seules ressources économiques de l’île), et ce dans le dessein d’installer à leur place des studios dédiés à la propagande cinématographique du fonds de commerce de l’extrême droite. Quant au « suicide » d’Ida, comme le genre du thriller l’exige, il trouvera son élucidation seulement à la fin de la pièce.

Martha Heiger, sa fille, est catastrophée par cette nouvelle – non affectivement bien sûr, mais « politiquement » – qu’elle apprend de la capitale danoise où elle s’apprête à être désignée Premier Ministre au cas probable où son parti, le PRP (Parti du Réveil Populaire), remporterait les élections nationales. Aussi revient-elle en toute hâte dans l’île pour transporter loin d’ici « le corps du délit » et ne pas compromettre le bel avenir politique qui lui est promis.

Son père, Kare Heiger, le mari de la « suicidée », qui a trempé jusqu’au cou dans les affaires des abattoirs et qui adore les plaisanteries racistes (à la question posée de savoir si l’enfant d’un réfugié né au Danemark devient danois, il répond : « Quand un rat naît dans une écurie, est-ce que ça fait de lui un cheval ? », suivi d’un grand éclat de rire) ne semble pas plus que sa fille affecté par la mort de sa femme, osant même une plaisanterie très douteuse adressée à la défunte à qui il souhaite « autant de plaisir là-haut qu’ici-bas »… Son cynisme est tel qu’il organise en toute « innocence » une partie de 1-2-3 soleil au moment même où des informations très graves, sur le processus des compromissions ayant abouti au drame survenu, sont en train d’être révélées.

Pour compléter cet échantillon réduit d’une humanité gravement atteinte dans son intégrité morale, Soren Petersen (joué par Jean-Benoît Ugeux) est un monstre de sadisme. Sa femme, Anne Petersen, humiliée et terrorisée par un époux tyrannique auquel elle n’ose s’opposer, est devenue une pleureuse professionnelle des plus dépressives. Quant au « bon » pasteur, Joseph Larsen, à qui on aurait donné le bon dieu sans confession, sadisé lui-aussi par Soren depuis l’école, il ajoutera à sa qualité de veule celle d’homme sans aucuns scrupules moraux.

Décidément, « il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ! ». Le paroxysme de ces turpitudes explosant dans la scène de tuerie finale, règlement de compte façon western. Seules deux jeunes filles, Ellen et Malene Petersen, tenteront d’apporter un peu d’éthique dans ce paysage gangréné… mais mal leur en prendra.

Un thriller donc à haute résonnance sociale et politique qui sous une forme délibérément contemporaine utilise avec un infini brio les ressources de la vidéo, omniprésente jusqu’à devenir l’élément principal de l’écriture théâtrale. Ainsi filmées au plus près de l’intimité des personnages, les scènes tournées à l’intérieur des petites bâtisses sont projetées en live sur grand écran mettant en abyme le jeu théâtral qui se déroule sur le plateau. Si dans La vie mode d’emploi de Georges Perec, les façades des immeubles étaient retirées pour que le lecteur voyeur puisse ne rien ignorer de qui se trame dans les espaces clos, ici le spectateur voyeur est directement projeté au cœur de ces espaces.

Objet artistique non identifié, création « trans-genres », « Tristesses » réjouit par le regard poétique, social et politique qu’il porte sur les dérives de nos sociétés sur le point de succomber aux chants des sirènes populistes d’extrême droite. Ainsi, en réinvestissant la tristesse comme mode opératoire de tout pouvoir totalitaire qui entend désespérer le peuple pour ensuite se présenter comme le seul recours envisageable, Anne-Cécile Vandalem entourée de ses acteurs complices et de trois musiciens crée superbement un effet de fascination susceptible d’inscrire longtemps cette proposition dans la mémoire sensible de chacun. Une réussite à plusieurs étages.

Yves Kafka

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