SOLEIL NOIR, FRISSONS ET TREMBLEMENTS : UN « THYESTE » DIVIN DANS LA COUR

72e FESTIVAL D’AVIGNON : « Thyeste » de Sénèque, mise en scène Thomas Jolly La Piccola Familia, du 6 au 15 juillet (relâche le 11), Cour d’Honneur du Palais des Papes. Traduction de Florence Dupont – Edition Acte Sud.

Soleil noir, frissons et tremblements : Un « Thyeste » divin

« La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas », écrivait Fernando Pessoa. Désormais on pourrait ajouter : Le théâtre solaire de Thomas Jolly est la preuve que la vie sans la transcendance de l’art est une outre vide. Deux heures trente durant, le temps d’une parenthèse « enchantée », nous sommes littéralement submergés par le flux des sensations visuelles et sonores qui nous transportent hors de nous pour mieux nous mettre en lien avec les forces cosmiques – et fondamentalement humaines – à l’œuvre grandeur nature. Un feu d’artifice qui n’a rien d’artificiel mais qui nous éblouit, non pour nous aveugler mais pour nous éclairer sur ce qu’Humain veut dire.

Sous « le Ciel, la nuit et la pierre glorieuse » – titre donné en 1947 par Jean Vilar à l’an I du Festival, repris en 2016 par Thomas Jolly pour son feuilleton donné dans le jardin Ceccano – de la Cour d’Honneur vibrante sous l’effet d’éclats sonores et lumineux, dans un décor rappelant un tableau de Magritte (intitulé « La Mémoire » où d’un gigantesque visage s’écoule des filets de sang), une monumentale tête côté jardin, et une main tout aussi géante côté cour, trônent. Elles saturent l’espace de leur présence immobile et leur inquiétante étrangeté résonne en nous comme les signes subliminaux annonciateurs du funeste destin qui attend les enfants de Thyeste. A mi-chemin, à l’exact « centre de la scène » – car c’est là où s’origine la tragédie des Atrides qui aurait dû, si l’on rend à César ce qui lui appartient, se dénommer la tragédie des Tantalides, Tantale étant celui qui a commis l’impensable, « la faute » originelle d’avoir, par pur défi, offert son fils Pélops en festin aux Dieux – se situe l’impluvium d’où sortira le fantôme du grand-père d’Atrée et de Thyeste, les frères maudits.

Escorté par des enfants au masque macabre, tiré du Tartare où il a été condamné à jeûner afin qu’il contamine les murs du Palais d’Argos et du Palais des Papes confondus pour l’heure dans le même destin, Tantale est contraint de s’exécuter avant de retourner subir le châtiment éternel des Dieux. Auparavant, la monumentale Furie déverse de sa voix de stentor les prédictions de vengeance liée à cet attentat contre l’humanité, celle dont sont doués les Dieux, et prédit « la peste » qui régnera désormais sur Argos, à savoir la réitération du même banquet cannibale. Le décor ainsi magistralement planté, la tragédie la plus noire de Sénèque peut, dans une tempête de scories noires se déversant sur le plateau et les premiers rangs, et le bruissement assourdissant d’essaims d’insectes pris au piège du plafond de verre de la haine vengeresse, prendre son envol.

La douleur (le Dolor) d’Atrée – sublimement incarné par Thomas Jolly, émouvant de fragilité avant de devenir un monstre froid et rageur – qui se morfond sur son sort en pleurnichant à souhait, éclate. Il a tout perdu : en tant que roi sa « légitimité est douteuse », sa « femme est une putain » (elle a été séduite par Thyeste afin qu’elle l’aide à subtiliser la toison d’or détenue par Atrée, gage du trône d’Argos), son « pouvoir est branlant », quant à sa « descendance elle est suspecte », le père de ses enfants ne serait-il pas Thyeste ? Rongé par les doutes qui l’assaillent, il suivra le parcours tragique par excellence décrit par Florence Dupont dans « Les Monstres de Sénèque ». Sa douleur débouchera sur la colère (le Furor). Opposer un crime sanglant dont son frère serait jaloux, être plus cruel que lui, tel sera l’exorcisme. Et le courtisan aura beau lui rappeler alors que « faire du mal à un frère, même si c’est un mauvais frère, c’est attenter à l’humanité », il n’hésitera pas à franchir le Rubicon. En se mettant hors-humanité par l’acte de violence ultime (le Nefas) qu’il produira, il endossera le statut de monstre tragique le libérant de ses angoisses humaines.

Quant au crime « impensable », « irreprésentable », il ne sera pas commis sur scène. Mais rapporté par le Messager, il prendra une force décuplée, celle que l’imaginaire s’emparant fantasmatiquement des mots prononcés « représente » à notre conscience horrifiée. La présence d’enfants « innocents » – ceux de Thyeste et d’Atrée mais aussi une cohorte courant sur le plateau – surligne de manière insoutenable, l’horreur à l’œuvre. Quant à la contemporanéité du chœur, qui commente en rap l’action en l’enrichissant de réflexions philosophiques, elle contribue ainsi que la musique faisant entendre en contrepoint les silences à créer l’environnement propice à nous transporter au cœur même de ce qui se joue depuis que l’humanité existe : l’absence de rédemption à attendre, l’homme restant fondamentalement un loup pour l’homme.

Mais ce voyage au bout de l’horreur, nœud gordien de la pièce de Sénèque, magistralement rendu dans la mise en jeu proposée par Thomas Jolly, n’a rien d’un acquiescement à l’horreur « vivante » en chacun, et encore moins n’appelle à un renoncement. Tout au contraire, ayant été de plein fouet éclaboussé par la transgression des tabous des tabous que sont l’infanticide et l’anthropophagie, nous ne pouvons que nous sentir libérés, purgés, de nos pulsions cruelles. Et si, condamnés à vivre ensemble, on signait un « traité d’indulgence mutuelle » comme Sénèque nous y invite dans son traité « De la Colère » ?

Il est fort à parier que le « divin » Thyeste du très humain Thomas Jolly marquera de son empreinte la Cour d’Honneur placée sous les auspices de Dionysos. Le Soleil ne risque aucunement se coucher à l’Orient, obscurcissant les cieux, tant que le Théâtre trouvera de tels serviteurs pour le faire vibrer en nous si magnifiquement.

Yves Kafka

Photos Audrey Scotto – copyright INFERNO 2018

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