« SSTOCKHOLM », PLONGÉE EN APNÉE DANS LES MARGES DE L’ENFER

« SStockholm », texte Solenn Denis, mise en scène Collectif Denisyak, TnBA du mardi 15 janvier au vendredi 1er février. Texte publié aux éditions Lansman. 

Plongée en apnée dans les marges de l’enfer

Si l’on en croit la théologie catholique, les limbes seraient cette zone en eaux troubles où séjourneraient les âmes des justes avant – ou non – la Rédemption. Dans « SStockholm », écrit, joué et co-mis en scène avec le collectif Denisyak et son complice Erwan Daouphars – présent à ses côtés sur ce que l’on nommera par convention le plateau, alors qu’il ne s’agit là que d’un étroit espace clos autour duquel les spectateurs ont « fenêtre sur cour » – l’autrice-comédienne-metteuse en scène Solenn Denis propose une singulière expérience in vivo de ce que peut être un théâtre total n’ayant que faire de la bienséance de bon aloi en milieu cultivé, et si rédemption il y a ce sera à chacun d’en situer les contours.

Coup de poing asséné avec la retenue in extremis qui rend encore plus cruel son impact en ouvrant en nous grand les portes de « l’autre scène » freudienne, cette performance où l’actrice (qui touche ici à la perfection du jeu) et l’acteur (très convaincant lui aussi) se livrent corps et âme dans un face à face autant morbide que traversé par des élans vitaux insoupçonnables, a quelque chose à voir avec le soleil noir des profondeurs humaines. Et c’est à c’est endroit même de nos cavités inconscientes que nous, spectateurs voyeurs pris à partie, sommes propulsés dans cet huis clos inspiré d’un fait divers réel, à « ça voir » la séquestration dans une cave « sans fenêtre » d’une toute jeune-fille par un homme en disposant au gré de ses pulsions désirantes.

« Monstration » de l’impensable, sujet scabreux mais ô combien parlant au travers des corps d’acteurs travaillés par les soubresauts venus de leur hippocampe, la banalité du mal fait irruption dans notre réalité pour brouiller les frontières du bien et du mal, du fantasme et du réel. Sans jugement aucun, sans volonté non plus d’édifier une vérité partageable par le plus grand nombre, c’est une immersion au centre de la terra humana qui est proposée. A chacun et chacune, « d’en faire » là où il en est de son chemin de Damas sur la voie de sa propre rédemption in-humaine hors des clichés bien-pensants.

La musique sourde et lancinante qui retentit aux tympans du spectateur lorsque celui-ci emprunte le couloir sombre qui l’introduit dans la cave du drame augure du malaise à venir. Assis frontalement sur deux côtés, faisant face à la porte qu’il vient d’emprunter et qui lui est désormais interdite, il sait qu’il n’a d’autre issue – maintenant qu’il en a accepté le jeu – que celle offerte à la jeune-femme. Enfermé comme elle, il se devra de faire avec ce qu’il est pour supporter l’épreuve. Ce qui va se jouer et se rejouer à l’envi, dans une répétition du même obsédante jusqu’à la nausée, c’est le récit chaotique d’une relation entre ce paranoïaque typique, atteint d’une hypertrophie narcissique induisant une fausseté de jugement et une rigidité d’esprit le conduisant à l’absence de toute distanciation critique sur son comportement, et sa proie, fragile et forte, consentante et révoltée, affolée dans ses repères par les variations incontrôlées entre amour dévorant (sic) et traitements pervers que lui adresse son tortionnaire-aimant-amant-père-mère-mari, tout à la fois. De quoi faire vaciller la raison supposée maître en sa demeure.

Alors, comme pour vouloir mettre de l’ordre dans ce magma infernal, « après coup » – elle revient sur les lieux pour rallumer le com(p)teur – elle repasse dans sa tête les images en boucle de l’impensable. Et si au début, elle voudrait bien donner du sens à ce qu’elle a vécu dans ce lieu d’où elle – pas lui – est sortie debout, si elle voudrait bien lui accorder le bénéfice de l’amour exclusif qu’il lui apportait si tyrannique ait-il été, font effraction dans son cerveau en feu les scènes de violence violentant qui s’invitent à son corps défendant…

Le plus effrayant de cet homme n’est pas tant dans ses emportements, si paroxystiques soient-ils, que dans le calme glaçant avec lequel il lui impose ses règles. Alors qu’elle était encore une toute jeune fille, il lui impose ses mathématiques à lui, l’opération de la division dans laquelle elle excelle au point d’écrire sur le mur en guise de quotient, après avoir posé le dividende et le diviseur, ces lettres majuscules « C’EST MOI QUI TE BAISE ». Ainsi renverse-t-elle dans son contraire la situation vécue pour la maîtriser à son avantage, lui réclamant même, pour « reste », qu’il l’embrasse et plus encore. Le cri qu’elle pousse alors – Papa ! – déclenche en lui un débordement d’affects le conduisant, après l’avoir tendrement caressée, à la plaquer sur la table où cuisses ouvertes elle se donne à lui. Alors, après lui avoir susurré tout l’amour qu’il lui porte, le délire du paranoïaque prend le dessus et il lui réclame qu’elle l’appelle Maestro en accompagnant sa pénétration de mots crus destinés à accroître sa jouissance de mâle omni dominant. Dans sa pulsion dévorante, il va jusqu’à la débaptiser en l’amputant de son prénom – Solveig – pour la faire advenir Violaine, tel Prométhée créant la femme idéale il n’a de cesse d’en faire l’objet de son désir impérieux, elle qui est tout pour lui… mais aussi réciproquement puisque à la question « Tu m’appartiens ? », elle lui répondra sans fard « Tu es tout pour moi ».

Incarcérée dans ce lieu sans fenêtre sur l’extérieur, sans autre échappée que les visites de son geôlier-amant, elle réclame vivement une radio, une télé, tout ce qui pourrait ouvrir son imaginaire en quête d’extérieur. Et lorsqu’elle l’obtient, elle se lance dans une danse et des chants frénétiques qui donnent la mesure de la vie intacte qu’elle garde en elle en peuplant son quotidien répétitif d’horizons dont la situation la prive. Humiliée (il lui refuse jusqu’aux serviettes hygiéniques réclamées et en est réduite à essuyer le sang qui lui coule entre les cuisses avec le kleenex qu’il lui jette), affamée (il lui apporte sa pizza préférée mais le carton est vide), elle explose en cris furieux, se déteste et souhaite la mort de celle qui n’est plus… mais tout aussi vite fait allégeance à celui auquel son sort est désormais lié, à la vie, à la mort… « tu me possèdes, je suis ta chose ».

Et puis il y a ces moments de lucidité qui trouent le couvercle de l’oppression consentie. La comédienne fait alors face au public, questionné, impliqué qu’il le veuille ou non, sans possibilité de se soustraire lui non plus : « On sait, mais on ne sait pas que l’on sait. On a un hippocampe dans la tête. J’avais envie de croire que tout allait bien, qu’on était comme une famille ». Ces moments aussi de révolte ouverte où, couteau sous la jupe, elle « envisage » de supprimer celui qui parle exclusivement à son sexe en lui déclarant son amour éperdu. Et puis, il y a ce retour au tout début… Elle est là, debout et vivante, devant les lieux où s’est joué l’impensable, prête à éclairer « l’obscur objet du désir ». Et lui, est là aussi, homme à demi-nu, pantalon aux genoux, couché au travers de la table où il la prenait, livré au sort que lui a réservé sa démentielle logique.

Syndrome de Stockholm ? « A plus d’un titre », « SStockholm » pourrait l’évoquer. Cependant, même si l’héroïne adhère à l’amour exclusif de son Maestro – et comment aurait-il pu en être autrement tant, au-delà de la question de sa survie, elle est « tout pour lui » et réciproquement – elle s’en sépare dans le même temps, gardant en elle grâce aux ressources de son imaginaire les capacités de révolte qui lui feront échapper à l’enfermement d’un amour sans limites.

Angelica Liddell, actuellement programmée au Théâtre de La Colline pour « The Scarlet Letter », écrit : « Nous vivons de manière beaucoup trop propre, alors que nos désirs sont faits de boue. J’écris mes spectacles à partir de cette boue, pas du jugement. L’art n’est pas la loi, ni une organisation d’assistantes sociales. C’est un acte d’épiphanie individuelle. Trop de gens confondent aujourd’hui l’expression et la correction ». Solenn Denis aurait-elle vocation à devenir ici sa petite sœur ?

Yves Kafka

Photos Pierre Planchenault

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