« BAJAZET », FRANK CASTORF ECLAIRÉ DE L’ILLUMINATION ARTAUD

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Lausanne, correspondance.

«Bajazet – En considérant le Théâtre et la peste» de Frank Castorf – Adapté de Racine / Artaud – Au théâtre de Vidy-Lausanne du 30 octobre au 10 novembre 2019 – Du 5 au  14 décembre 2019 à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. 

Le grand maître de la mise en scène allemand, directeur iconique de la Volksbühne de Berlin de 1992 à 2017, édifie à Lausanne une version perturbante de cette tragédie du XVIIe siècle. La dramaturgie de Franz Castorf s’inspire d’Antonin Artaud, citant plusieurs textes de l’auteur du concept de Théâtre de la Cruauté (la souffrance d’exister). La mise en scène de Frank Castorf, comme à son habitude, s’appuie sur une écriture de plateau.

L’histoire mêle la politique à l’amour dans une triangulation entre Bajazet, frère cadet du sultan Amurat (absent de l’action), Roxane la sultane et la princesse Atalide. Cette dernière est l’amante cachée de Bajazet, tandis que Roxane l’aime en secret. Le sultan lui envoie l’ordre de se débarrasser de ce frère qui menace son pouvoir. Mais le vizir Acomat et son confident Osmin complotent pour mettre Bajazet sur le trône, y trouvant leur intérêt. Roxane lui promet la vie sauve s’il l’épouse.

Le plateau est investi à cour par l’image monumentale du sultan aux yeux illuminés, au bas de laquelle se trouve une porte donnant dans une cuisine d’usage actuel. Des lettres néon y indiquent l’emplacement de Babylone. A jardin, s’élève une sorte de bâtisse, le sérail. Recouverte de brocart bleu, elle évoque une burqa dont le grillage laisse apparaître deux lueurs venant de l’intérieur, telles un regard. Un écran mobile permet une projection d’images en direct.

C’est une scénographie en expansion, débordant dans la rue et les coulisses, qui nous est offerte. Le filmage, en plan rapproché, permet l’intrusion du spectateur dans l’intimité du sérail, de la cuisine, mais aussi hors-champ, à l’extérieur du théâtre. L’usage des très gros plans concentre le jeu expressif des comédiens, tous les cinq incroyablement intenses, avec deux palmes à décerner. L’une à Jean-Damien Barbin, dont le regard halluciné et la verve exaltée dessinent le déchirement de Bajazet, incapable de choisir entre amour et pouvoir, et surtout Jeanne Balibar, engagée à corps perdu dans l’incertitude, la révolte, le désespoir et la colère d’une Roxane à fleur de peau. Elle use de sa voix avec une virtuosité musicienne, de la voix de tête à celle de gorge, du grondement murmuré à l’éclat exacerbé.

Des deux acolytes que sont Acomat (Mounir Margoum), le grand manipulateur, et Osmin (Adama Diop), âme damnée et rusé compère, ce dernier apporte un aspect parfois comique et décalé qui aère avec bonheur les imbroglios du drame en train de se nouer. Personnellement, j’en aurais bien pris un peu plus. Atalide (Claire Sermonne), quant à elle, est la victime consentante de ces intrigues. Ecartelée entre sa jalousie et sa peur pour la vie de son amant, empêtrée dans ses mensonges, elle apparait, avec son visage d’ange, comme la plus pure de la clique.

Entre esthétisme sublime et grotesque assumé, l’art de Castorf exige l’outrance du jeu d’acteur, permettant ainsi le jaillissement passionnel des personnages.

Cette représentation entraîne forcément des moments de malaise. Le texte en alexandrins, si harmonieux à l’oreille, exige une concentration importante pour sa compréhension. Les gros plans, visages convulsés et brillants de sueur, qui détaillent le jeu émotionnel des acteurs, paraissent intrusifs. L’outrance de leur jeu semble par moment insensée. Cependant, accepter le malaise au théâtre, c’est inclure l’ensemble des sensations qu’il provoque en nous. Antonin Artaud préconisait un «théâtre qui nous réveille: nerfs et coeur» (le théâtre et son double, 1936)

Les hommes fument beaucoup sur scène. Addiction aux substances en résonance avec la toxicomanie d’Artaud, transmutation de la souffrance, la pipe à opium est présente et donne lieu à une scène fameuse. A ce moment, la musique inquiétante ressemble à celle qu’Angelo Badalamenti a créée pour David Lynch. Mais ailleurs, c’est la guitare orientale, une balade américaine ou Catherine Ringier qui nous convie dans une atmosphère. L’environnement musical est d’ailleurs proposé par un photographe (William Minke), c’est dire l’importance du lien auditif avec le visuel.

Les changements de costumes et de perruques sont nombreux et les tenues féminines fastueuses et scintillantes. La luxuriance babylonienne des sérails contribue, dans l’imaginaire, à l’ambiance sensuelle de ces endroits clos. De même, dans sa nudité glorieuse, Roxane incarne l’odalisque avec grâce, osant même l’humour un instant, en gouaillant du Feydeau. Enfin, pour souligner l’approche intemporelle de la pièce, la variété des costumes touche aussi au contemporain.

Des deux lieux accessibles uniquement pour le spectateur par caméra interposée, je propose une interprétation : le sérail est le lieu de l’amour, garni de soieries et de coussins, il invite à la volupté. Quant à la cuisine, elle figure le domaine de la politique, avec ses ustensiles prompts à se transformer en armes meurtrières. Mais tous deux, sous leur aspect innocent, dissimulent une menace, celle que diffuse la passion.

Spectateurs, quelque malmenés que vous vous sentiez, ne cédez pas à la tentation de quitter la représentation lors de l’entracte. La seconde partie est en effet riche de surprises et de significations.

Quelques grands moments :
Ce tableau vivant du XIXe, odalisque devant une vue antique ou ce plan serré sur son visage éperdu à l’écran doublé de sa frêle silhouette de profil sur scène ;
Bajazet face au miroir, postillonnant des reliquats de carotte, son arrivée sur scène, emballé dans un caftan, d’où seuls apparaissent deux yeux écarquillés à la Marty Feldman ;
Le texte éclairant des Pensées de Pascal sur le divertissement dit par Mounir Margoum («Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre»);
Celui d’Artaud sur le théâtre dit par Adama Diop («Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister»)
Cette comptine du cancrelat, enfantine et cruelle, issue «Des Démons» de Dostoievski dite par Claire Sermonne ;
Enfin ce dialogue déchirant entre Artaud / Bajazet («lettre de ménage»), bête sauvage et rugissante encagée, et Jeanne / Roxane, résignée et humble («Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes, Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes»).

Et la spectaculaire résolution finale, qui nous dévoile le grand vainqueur inattendu, celui qui s’est tenu loin des passions, sachant mener sa barque…

Spectacle exigeant autant par sa longueur que par son contenu, ce « Bajazet » est une expérience théâtrale puissante à vivre absolument. Metteur en scène mythique, éminents auteurs, comédiens talentueux et investis, en font un mélange éclatant de maîtrise et d’inventivité.

Martine Fehlbaum,
à Lausanne

Production: Théâtre de Vidy-Lausanne – MC93, Maison de la culture de Seine Saint-Denis.
Avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Claire Sermonne, Mounie Margoum, Adama Diop, vidéo: Andreas Deinert.

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