FESTIVAL D’AVIGNON. « SOLITAIRE », HUIS-CLOS INQUIETANT
76e FESTIVAL D’AVIGNON. « Solitaire » – Texte de Lars Norén – Mise en scène : Sofia Adrian Jupither – Spectacle donné à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon les 15, 16, 17, 19, 20, 21, 22 et 23 juillet.
Solitaires, les dix comédiens que l’on découvre sur scène dans la pénombre ne le sont pas. Agglutinés les uns aux autres dans un bloc compact, comme dans un métro bondé mais entourés de vide, ils apparaissent, hommes et femmes, jeunes ou vieux, comme des individus lambda rencontrés au hasard des rues.
Ils ne se connaissent pas. Qui sont-ils ? que font-ils là et où sont-ils ? Eux-mêmes, surpris, cherchent à savoir et à se dégager de cette mystérieuse emprise. Tout écart pour sortir s’avère impossible, un étrange magnétisme les maintient collés étroitement les uns aux autres. Chacun a quelque chose à faire, l’un doit récupérer le corps de son père à la morgue, une autre doit déposer sa fille au club de danse, aller faire des courses… Il est temps de se libérer de cette dense promiscuité, de ces voisins gênants imposés malgré soi.
Après quelques tentatives infructueuses il faut se faire une raison. Ces gens se dévoilent peu à peu : un travailleur, un étudiant, une mère de famille qui serre un enfant dans ses bras. On parle de soi, comme dans un dialogue intérieur, sans vraiment porter intérêt à ses compagnons d’infortune ni s’adresser aux autres. Leurs soucis sont ceux de tous les jours et très concrets, exprimés dans un langage qui nous est quotidien. Les états d’âme et les peurs intérieures se révèlent. Peu à peu le statut social s’efface, chacun redevient un simple individu réduit à survivre dans cet enfermement collectif.
On pressent parfois une présence extérieure, on porte son attention à une lumière blafarde qui luit au plafond, comme une lueur d’espoir. Puis un seau apparaît, comme si un mystérieux geôlier prévoyait tout le nécessaire. On est là pour longtemps !
Certains, exaspérés, perdent leur calme. On cherche à les maîtriser, avant tout pour son confort personnel et sa sécurité. Un médecin à la retraite étrangle un enfant qui, d’après lui, n’en avait pas pour longtemps à vivre. On s’indigne de cet infanticide et on s’émeut devant la mère éplorée qui tient le corps dans ses bras, puis on passe à autre chose, l’autre n’est pas si important que cela, on se retrouve face à ses fantasmes intérieurs. On est solitaire !
Lars Norén nous plonge ici dans un huis clos inquiétant, dans un monde de l’absurde qui laisse à penser à l’influence que Samuel Beckett ait pu avoir sur son œuvre. La mise en scène de Sofia Adrian Jupither est une véritable performance pour les dix acteurs qui restent debout durant presque deux heures, collés les uns aux autres dans un cercle restreint, tout à la fois si proches et si éloignés de ces inconnus qui restent pour eux si mystérieux et pour tout dire inintéressants. L’ensemble du spectacle se déroule dans la pénombre dans un clair-obscur inquiétant et plonge le public dans un certain malaise. A la fin du spectacle une violente lumière blanche nous aveugle et fait disparaître tous ces personnages dans l’obscurité, dans l’oubli. Que deviendront-ils ? On ne saura jamais !
Cette pièce soulève en nous une empathie mesurée. On s’intéresse inévitablement au sort de ces personnages mais ils restent loin de nous tant leur monde est égocentrique. On pense malgré nous à ce que nous vivrions dans une telle situation qui peut évoquer le sort de certains migrants ou les wagons de la Shoah. C’est un spectacle fort, qui met le spectateur mal à l’aise et le renvoie dans ses peurs intérieures, qui révèle combien chacun est solitaire.
Jean-Louis Blanc
Photo © Mats Bäcker