FESTIVAL D’AVIGNON.  » LA MASTICATION DES MORTS », THEÂTRE D’OMBRES

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76e FESTIVAL D’AVIGNON. « La Mastication des morts » – Texte de Patrick Kermann – Groupe MERCI – Conception et mise en scène : Joël Fesel et Solange Oswald – Cloître du Cimetière de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon – les 21, 22, 23, 25 et 26 juillet à 22h00 – Durée 1h30.

Le Festival d’Avignon est bien ce moment où la magie du théâtre opère, le moment de tous les possibles et de tous les impossibles, y compris celui de faire parler les morts. C’est ce rare et miraculeux privilège que nous offrent ici les vingt-deux interprètes du Groupe « Merci » dans une installation et une mise en scène de Joël Fesel et Solange Oswald au cimetière de la Chartreuse.

Tout commence à la nuit tombée dans la moiteur minérale d’une Chartreuse brûlée par le soleil. Les spectateurs, un petit siège pliant à la main, déambulent en silence dans l’obscurité des couloirs du cloître. Une voix d’outre-tombe égrène le nom des morts avec les années de naissance et de mort.

Puis c’est le choc ! Sur le terrain nu du cimetière, entouré par les galeries du cloître et dans l’obscurité totale de la nuit, une vingtaine de tombes dans lesquelles reposent des cadavres éclairés par de petits lumignons. Ces cadavres reposent sans doute là depuis longtemps, le teint est terreux, les vêtements de leurs époques sont poussiéreux, délavés. Les spectateurs sont cois, sidérés, osent à peine faire quelques pas pour découvrir ces corps. Ces morts sont des hommes et des femmes de tous âges, une jeune mariée, un poilu, un immigré italien… Ils sont de toutes classes sociales et vraisemblablement morts depuis longtemps au vu de leurs costumes. Puis leurs lèvres tremblent, ils chuchotent, bredouillent quelques mots, les yeux s’ouvrent et ces morts nous racontent à voix basse un fragment de leur vie. Etonnés d’être là, surpris par la mort, ils nous parlent, les yeux dans les yeux. Après nous avoir confié ces courts moments intimes de leur vie, ils poussent un râle et retombent dans la mort. Les spectateurs, assis sur leur petit pliant, se penchent sur ces morts vivants pour les écouter au plus près. Le rapport est d’une intimité troublante. On déambule ainsi de mort en mort pour écouter avec émotion ces tranches de vie. Ces mots tour à tour jubilatoires, émouvants, nostalgiques, empreints de sincérité et de tendresse, sont toujours des mots simples qui sortent du cœur, des choses qu’il fallait dire aux vivants pour trouver la paix. Aucun lien entre ces personnages, ce qu’ils ont à nous dire relève de l’intime : la jeune mariée nous dit ses rêves de bonheur, une femme mure évoque crument la jouissance que les hommes lui ont procuré dans la vie, l’immigré italien regrette d’avoir quitté sa maman, un garçon de ferme parle de son dur travail, le poilu évoque ses derniers moments dans la tranchée, d’autres ne comprennent pas bien ce qui leur est arrivé – « On a beau dire, on s’y fait pas ! ».

Enfin ces corps sont replongés dans l’obscurité et six morts en pleine lumière et pleins de vie s’assoient dans leur cercueil pour dénoncer la société capitaliste et raconter qui ils étaient dans les années soixante : un ouvrier chez Renault, un étudiant à Berkeley, un soixante-huitard… D’autres morts semblent s’éveiller, l’immigré italien chante « O sole mio », un ancien maire nous raconte fièrement ce qu’il fut et toutes les hautes fonctions qu’il occupait dans son petit village…

Enfin une dizaine de poilus, un capitaine et une infirmière de la Grande Guerre, debout dans un alignement de cercueils déclament des moments joyeux de la Guerre – un bon réveillon au Chemin des Dames ; cette belle amitié virile des tranchées. Il faut être positif dit le capitaine et heureux d’être morts pour la patrie et de savoir que de beaux monuments aux morts ont fleuri en notre honneur. Seul un jeune poilu, sans doute mal dans sa tombe, crie son désespoir de n’avoir jamais connu de femme. L’émotion est intense.

Un spectacle, ou plutôt une déambulation sur ce lieu chargé d’histoire où reposent des moines, une découverte individuelle de ce monde des morts d’un réalisme saisissant qui laisse coi, qui nous met brutalement face à la mort. Le public repart en silence dans les couloirs obscurs de la Chartreuse. On ose à peine parler et l’on se sent en deuil de ces personnages sincères et touchants qui nous semblent si proches. Il est temps de revenir au monde des vivants et de basculer vers une nuit ouverte au hasard des rêves, peut-être celui d’un cimetière dans lequel les morts parleraient. Que de vies, que de choses à raconter ! Ce serait sûrement le plus beau théâtre du monde.

Jean-Louis Blanc

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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