LE PRINCE : LAURENT GUTMANN SE FROTTE A L’ETERNELLE MODERNITE DE MACHIAVEL

LE PRINCE

LE PRINCE : D’après Niccolo’ Machiavelli / mise en scène Laurent Gutmann / Théâtre 71 de Malakoff / du 21 au 25 janvier 2014.

Que veut dire gouverner ? Qu’est ce qu’est vraiment l’action politique ? Le peuple a-t-il nécessité de cette action politique ? Parler de politique est aussi prendre en compte tout l’idéalisme qui l’accompagne, mais aussi accepter qu’à propos de la politique il est difficile de suivre la vérité effective des choses [plutôt] que l’idée que l’on s’en fait. (Niccolo’ Machiavelli).

Alors dépouillons-nous de toute fausse croyance et essayons de comprendre ce qu’est le pouvoir ! Le théâtre a la capacité de questionner le monde d’aujourd’hui, de pousser à la réflexion, d’interroger le public. Quand il s’agit d’un bon théâtre, comme dans cette magnifique mise en scène, il est capable de rendre actuel et accessible les textes d’il y a plusieurs siècles (et cela nous rappelle la puissante mise en scène d’Antigone de Philippe Car, actuellement au Théâtre 13). Il y a des histoires qui ne cesseront jamais de nous parler, mais il faut savoir les raconter pour que le peuple puisse les entendre : ici nous retrouvons toute la puissance de la mise en scène.

Laurent Gutmann, le metteur en scène du Prince, ne pouvait pas être plus contemporain. Les futurs princes sur le plateau interprètent trois stagiaires participant à une formation (le stagiaire figure sociale particulièrement emblématique de la société d’aujourd’hui). Ils sont guidés par deux formateurs censés leur apprendre, à travers des exercices et des mises en situation, comment prendre et surtout garder le pouvoir.

L’un des deux formateurs, joué par Luc-Antoine Diquéro, est également le dépositaire de la parole de Machiavelli et il nous concède le grand plaisir d’écouter des passages du texte de l’auteur florentin, chef d’œuvre non seulement dans ses contenus mais aussi pour la beauté de l’écriture. Les cinq acteurs sur scène sont sublimes, ils sont graves et extrêmement drôles à la fois, et surtout ils sont tellement humains dans leurs gestes, dans leurs émotions.

Et le peuple ? On pourrait imaginer que ce Prince a un pouvoir absolu sur nous tous, mais en réalité celui-ci est beaucoup plus changeant et éphémère de ce que l’on pourrait croire. Le peuple est là pour regarder et juger, pour s’opposer s’il le faut, car le petit nombre n’a pas de place quand le grand nombre a de quoi s’appuyer (Machiavelli). Dans la mise en scène de Gutmann le public n’est pas passif, il est le peuple. Il s’agit d’un jeu très intéressant entre réalité et fiction, car nous jouons un rôle, celui de citoyens, qui est également le statut que nous assumons tous le jours (ou il faudrait plutôt dire : que l’on devrait assumer tous les jours !).

La place que nous donne Gutmann est précieuse parce que, de ce point de vue, nous prenons conscience du pouvoir que nous avons sur les Princes, qui se dressent face à nous faibles et mensongers. Ils s’accrochent à tout pour garder ce pouvoir qui en réalité est si inconstant et précaire, et l’actualité politique nous le témoigne jours après jour. Promesses, espoirs, croyances, comment un prince peut-t-il rester fidèle à tous ces mots ? Même quand il y croit vraiment, le contexte politique, économique et social, lui permettra-t-il vraiment de faire, de mettre en place ? Nous avons l’impression que ces princes sont parfois tous petits, impuissants, et la place que nous accorde Gutmann dans sa mise en scène est un point de vue préférentiel pour ressentir cela. Comment alors ne pas penser à la politique française face à l’Europe, aux impositions de l’Allemagne : tout changement et résistance souhaités et promis ne se sont révélés, en fin de compte, qu’un compromis.

Voilà pourquoi le texte de Machiavelli possède une force qui tient sans doute moins à ce qu’il dit qu’au fait même qu’il nous le dit. Il s’agit d’un texte ambivalent car, comme le souligne Gutmann, d’une part, il a pour objectif l’éducation politique des princes, et de l’autre, il porte à la connaissance du peuple l’art du gouvernement, et par là même fait prendre conscience à ce même peuple les opérations de domination dont il est l’objet. Et qui dit connaissance dit pouvoir.

Toutefois ce texte nous met face à l’essence de l’homme, profondément maligne, selon Machiavelli, car l’homme ferait du mal à chaque fois qu’il en aurait l’occasion. Les hommes sont changeants, égoïstes, fuyards devant le péril, désireux de gain. Il nous est demandé alors de prendre en compte cette réalité, de la regarder en face. Enfin ceux qui nous gouvernent ne sont—il pas aussi des homme comme nous tous, avec les mêmes faiblesses et désirs ?

Philippe Sollers dans un article du Nouvel Observateur (20/12/2012) souligne que le pouvoir n’a rien d’idéal, c’est une ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. On a envie de penser que finalement le pouvoir n’est qu’une histoire d’ego.

Dans cette perspective nous comprenons mieux Machiavelli qui conseille aux futurs Princes : il est beaucoup plus sûr d’être craint que d’être aimé. Susciter la peur, donner des exemples au peuple afin qu’il reste dans la peur. Le prince, sans être changeant, doit savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire.

Si aujourd’hui nous sommes loin des punitions capitales exemplaires de l’époque de l’écrivain (et encore pas partout dans notre monde, hélas !), ce propos pose la question : l’action politique est-elle démocratique ? Nous avons l’impression que la politique oublie l’individu, et que parfois son action est directe vers une masse, une majorité qui implique nécessairement le sacrifice de toute une autre grande partie de la société. Sacrifier une partie de son peuple, faire justement le mal si c’est nécessaire.

Cristina Catalano

Photo Pierre Grosbois

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives