FESTIVAL D’AVIGNON : UN ENTRETIEN AVEC CLAUDE REGY
68e FESTIVAL D’AVIGNON : Entretien avec Claude REGY, à propos d’ « Intérieur », d’après Maeterlinck, donné du 15 au 27 juillet au Festival d’Avignon.
A l’occasion de la préparation du numéro d’été d’INFERNO six-monthly, revue semestrielle papier d’Inferno Magazine, nous avions rencontré Claude Régy pour un entretien exceptionnel. Nous en livrons ici la version intégrale :
Inferno : Gageure que d’obtenir un entretien avec vous, Claude Régy, vous qui dites que parler de votre travail ressemble à « une tricherie »… Soyez donc vivement remercié d’avoir répondu présent !
Claude Régy : Non, « une tricherie », je n’ai pas dit cela pour moi… Simplement, c’est très difficile de parler de son travail puisque, comme beaucoup d’artistes l’ont analysé, il y a une part d’inconscient qui se mêle à la conscience pendant qu’on travaille. Donc on ne peut pas s’approprier totalement ce que l’on produit. Ce qui sort de nous, ça vient d’autres forces intérieures.
Justement c’est le titre que Maeterlinck a donné à sa pièce, Intérieur… Ce qu’il appelle encore « une mer de ténèbres », on pourrait même dire « un océan de ténèbres » qui désigne tout ce qui est peu clair dans l’être humain, tout ce qui est occulté, caché, mais qui existe avec une très grande force et qui ne se manifeste pas forcément d’une manière visible.
Inferno : Comme disait Freud : « Le moi n’est pas maître en sa propre maison»…
Claude Régy : Justement vous me donnez l’occasion de préciser que Maeterlinck est contemporain de Freud et d’Artaud, qui a dit aussi les mêmes choses et a écrit d’ailleurs sur Maeterlinck qu’il admirait beaucoup. C’est intéressant de leur associer aussi, Gordon Craig et sa surmarionnette.
En cela, je considère que Maeterlinck est un grand précurseur et quand je m’y suis intéressé de près, c’est apparu comme quelque chose de tout à fait nouveau et de tout à fait inconnu. En effet il était tombé dans la désaffection suscitée par le symbolisme, il avait été lui-même victime du symbolisme auquel on l’associait. Quand je l’ai monté, il est apparu alors avec un « son » extrêmement neuf et je me souviens que Duras et Sarraute, que je fréquentais à l’époque pour mettre en scène leurs textes, sont venus voir mon adaptation au théâtre Gérard Philipe : elles ont été très surprises par la modernité de cette écriture.
Vous nous rappelez effectivement que vous avez déjà monté Maeterlinck, et plus précisément Intérieur. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un comme vous à revenir près de trente années plus tard à cette pièce emblématique du tragique quotidien, comme si le temps n’était pas « passé » ?
Justement là aussi, je vais répondre de la même manière (rires), c’est un processus totalement inconscient ! Je représentais Ode maritime au Japon…
Très, très beau texte…
Oui, c’est un très grand écrivain Fernando Pessoa, et à sa manière, très nouveau aussi. Je jouais donc Pessoa et le directeur du S.P.A.C. (Shizuoka Performing Art Center), Satoshi Miyagi, m’a demandé si j’accepterais de faire une création avec une partie de sa troupe et en langue japonaise. Et immédiatement je lui ai dit oui, ça m’a fait envie ! Et immédiatement je lui ai dit qu’un texte me semblait parfaitement adapté à ce projet : Intérieur de Maeterlinck. Donc là aussi il n’y a pas eu de réflexion construite, c’est encore l’inconscient qui a parlé.
… qui tonitrue. C’est Intérieur qui a parlé…
Oui, parfois même il a tendance à parler un peu fort ! J’ai analysé ensuite qu’il y a dans Intérieur une division très nette entre une image muette et un autre groupe d’acteurs qui eux ont la parole. C’est très près du bunraku, d’ailleurs Maeterlinck a sous-titré sa pièce – comme il l’avait fait pour La Mort de Tintagiles que j’ai aussi monté – Drame pour marionnette. Trois drames dans son œuvre portent cette indication, le troisième étant Aglavaine et Sélysette.
Le fait que spontanément vous ayez saisi au vol cette proposition « asiatique » et que vous l’ayez associée à Intérieur, est sans doute à mettre en lien inconsciemment avec votre conception esthétique du théâtre : en quoi ce choix « japonais » est-il constitutif de votre propos ?
Oui, oui ! Dans le bunraku, l’image est faite par des manipulateurs de marionnettes, ces poupées extraordinaires qui remuent jusqu’aux phalanges et qui nécessitent un travail très précis de ceux qui les manipulent. Ces marionnettes sont, comme le disait Kleist, « avec des membres morts » et ne font qu’obéir à la pesanteur. Ce parallèle-là avec les marionnettes du bunraku existe, tout autant que dans le bunraku la parole est appropriée par un groupe d’acteurs qui se tiennent sur le côté et disent le texte alors que l’image produite par les manipulateurs et leurs poupées est, elle, totalement muette.
Donc, première correspondance avec l’art japonais. Mais aussi parce qu’Intérieur est une réflexion sur la mort, thème récurrent de la plupart de mes entreprises. Et le nô est très en relation avec la mort, on dit même du pont que les acteurs traversent pour entrer en scène qu’il vient du monde des morts. Le nô est peuplé de fantômes ou d’apparitions surnaturelles de gens qui sont, en fait, morts. Si on va jusqu’au butô, plus récent, la mort est aussi au centre de leurs préoccupations.
Donc j’ai vu qu’il y avait-là tout un faisceau de coïncidences, de relations, entre mes intentions et la culture de ce pays.
Une filiation invisible …
Voilà… Une évidence qui s’est manifestée au travers de l’inconscient puisqu’au moment où j’ai prononcé ce mot, Intérieur, je n’avais pas présent à l’esprit tout ce que je viens de vous dire là.
Une autre association, libre… Dans le même temps où Jean-Luc Godard présente à Cannes Adieu au langage, vous vous présentez en Avignon Intérieur. Notre modernité, saturée par les bruits cacophoniques d’une communication à vau-l’eau, aurait-elle un besoin urgent de revenir à une épuration… du langage ? La poésie serait-elle seule apte à « prendre position » pour dire le monde ?
Je pense que le seul élément qui peut dévoiler quelque chose de l’indicible, de l’inconnaissable ou de l’invisible, c’est la poésie. J’appelle poésie ce qui devrait être en fait l’appellation de l’écriture. Pour moi, il n’y a pas d’écriture qui ne soit poétique ou alors ce n’est plus de l’écriture. C’est l’écriture, dans son incapacité à dire, qui est forcée de trouver le moyen – obscur d’ailleurs – de nous mettre en lien avec l’indicible. Il s’agit de percevoir comment l’assemblage de mots, le rythme, nous emmène dans une compréhension qui dépasse l’intelligibilité. Depuis quelque temps je ne porte intérêt qu’à des textes qui dépassent la simple intelligibilité, à des écrits qui nous mettent en relation avec ce que l’on ne peut pas comprendre avec la seule intelligence.
« Depuis quelque temps »…pas seulement ! La proximité que vous aviez avec Marguerite Duras et Nathalie Sarraute montre que vous avez toujours été attiré par des auteurs qui ont su créer leur propre langue pour atteindre l’au-delà du langage.
Oui, je citerai très volontiers quelques lignes de Nathalie Sarraute : « Les mots ne servent qu’à libérer une matière silencieuse, laquelle est bien plus vaste que les mots ». C’est donc dans cette matière silencieuse que l’on peut percevoir ce contact avec l’invisible ou avec l’inexprimable. Un autre auteur dit : « Le mot dans sa paresse cherche en vain à saisir au vol l’insaisissable que l’on touche dans le sombre silence aux frontières ultimes de notre esprit ». Ce n’est que là, « dans le sombre silence aux frontières ultimes de notre esprit », que quelque chose d’intéressant peut naître, enfin pour moi…
Ce « quelque chose d’intéressant qui naît », se situe au niveau de la révélation à soi-même, mais n’y-a-t-il pas là le désir d’une ouverture qui viserait à recréer un théâtre politique ne prenant pas parti mais « prenant position » pour libérer du sens à construire ?
Un théâtre politique, j’ai renoncé définitivement, conforté par la rencontre de très grands créateurs d’écriture comme Peter Handke qui, dans son discours pour le prix Büchner, avait attaqué très fortement le théâtre politique en disant que c’était une imposture. Le théâtre n’est pas condamné ni limité à délivrer un message. L’écriture, qu’elle soit théâtrale ou pas, doit être libre et elle n’a pas à s’enfermer dans un message ni dans une théorie politique (j’y inclus le marxisme). L’écriture est un rare lieu de liberté qui ne peut exister que dans la liberté.
Vous immergez le spectateur très souvent dans une semi obscurité liée à un silence où les sens du spectateur sont mis à vif. Que cherchez- vous, si ce n’est à le rendre « vulnérable » … ou bien « disponible » ?
Les peintres font la même chose. Bacon se réfère à Rembrandt en disant que dans la pénombre on voit beaucoup plus que dans la lumière et que l’obscurité est une façon de pénétrer l’impénétrable. Je me suis aperçu d’une manière empirique qu’en éclairant peu l’acteur, on ne focalisait pas sur son savoir-faire, on était complétement disponible pour laisser libre cours à sa propre imagination. Dans cette pénombre, les choses devenaient sans limite, indéfinies. Le domaine de ce que l’on peut percevoir est beaucoup plus vaste que lorsque l’on focalise par un faisceau lumineux sur un point précis, et seulement sur ce point-là. L’obscurité, comme le silence d’ailleurs, est extrêmement « bavarde », au sens positif : il y a là une abondance de signes qui se manifestent dans l’ombre ou la pénombre. Donc il faut trouver un équilibre dans la lumière, entre ne pas tomber dans un sous éclairement qui serait fatigant, et ne pas tomber non plus dans un abus de lumière qui simplifie trop les significations.
Il est très important pour moi de faire coexister des données réputées antinomiques pour que ce soit le public qui fasse le spectacle et même qui l’écrive, qui fasse la mise en scène et qui prenne la place de l’acteur. Peter Handke, dans l’une de ses premières pièces, Introspection, faisait dire à une voix : « Je suis venu au théâtre. J’ai vu cette pièce. J’ai joué cette pièce. J’ai écrit cette pièce. » Les quatre fonctions étaient assumées par le public lui-même.
Je n’ai pas inventé. J’ai observé ce que j’ai découvert dans des écritures contemporaines.
Ce rôle actif que vous attendez du spectateur a-t-il provoqué un accueil différent au Japon, où la pièce a été créée l’an dernier, et à Vienne ou à Bruxelles où elle vient d’être donnée ?
C’est difficile à dire mais la facilité avec laquelle les acteurs japonais sont entrés dans ce travail, où le ralenti et la place laissée au silence sont importants, laisserait penser que toutes les sensibilités s’y sont retrouvées. Le silence étant à prendre comme un langage et non pas du tout comme une négation du langage. Les êtres humains sont actuellement tellement agressés par la rapidité et par le bruit que les faire vivre pendant quelques heures dans une atmosphère de silence et de lenteur c’est leur redonner contact avec l’essentiel. Le constat de la perte du langage à notre époque va avec cette agitation et ce bruit.
Je considère Hitler comme un très grand responsable de cette situation en nous ayant habitués à vivre sur des ersatz, c’est-à-dire sur des choses qui ne sont pas ce qu’elles prétendent remplacer. On vit dans un monde complètement falsifié. C’est pour cela que je trouve très utile de développer ce thème de la mort, on ne peut pas vivre sans s’occuper de cette question essentielle. Ce qui explique les thèmes de mes spectacles qui, en même temps que la mort, traitent de la maladie mentale.
Ce qui me plaît, c’est de voir que ce travail, difficile, qui renonce aux appâts du théâtre habituel, est accepté par beaucoup car il touche à ce qui nous fait humains. Il ne reste maintenant qu’à espérer que le gouvernement ne signe pas les nouvelles dispositions prévues concernant les intermittents qui, légitimement, ne peuvent accepter ce qui leur est proposé. Dans le cas inverse, on peut être sûr qu’Avignon sera en grève. Les intermittents non seulement font vivre le théâtre mais aussi le monde. S’il n’y avait pas de création artistique, il n’y aurait rien qui s’invente à chaque instant.
Propos recueillis par Yves Kafka le 5 juin 2014.
Photos Koichi Miura / DR