INTERVIEW. ROMEO CASTELLUCCI : « L’ART, C’EST UNE CONDITION POUR PENSER »

go down moses

ENTRETIEN : Romeo Castellucci. « L’art, c’est une condition pour penser ».

Romeo Castellucci est venu à Montpellier, pendant le Printemps des Comédiens pour présenter sa dernière création : Go down, Moses. Il nous reçoit avec une bienveillance hors du commun pour quelques questions entre deux représentations, deux avions, deux rencontres avec le public. Il s’exprime dans un français à la fois limpide et poétique, à la fois simple et complexe. Comme ses spectacles finalement.

Inferno : Il me semble que vos spectacles ont deux propriétés : d’être hermétiques (ne l’entendez pas comme un défaut) et polysémiques, et ce, en même temps. Ce sont deux éléments qui peuvent effrayer certains spectateurs. Qu’avez-vous à dire à ces spectateurs effrayés ?

Romeo Castellucci : Pour créer, il faut accepter la dimension du danger.
Je comprends la question. C’est un spectacle comme les précédents : il s’agit de déclencher une stratégie dramaturgique. Il y a un noyau narratif qui est la rencontre avec cette femme qui a abandonné son bébé. Le discours de cette femme passe par un langage une peu ancien, comme une prophétie, elle parle comme une prophétesse. À partir de cela il faut voir les images liées par association. Il y a un enchaînement qui est logique. Ça marche beaucoup dans la profondeur. Il faut récupérer les relations entre les différentes images. À ce moment, toutes les choses, mêmes les plus abstraites, sont connectées au discours de cette femme. Tout le discours de l’esclavage moderne, de la nécessité d’abandonner son bébé pour le sauver et pour nous sauver. C’est un délire. Chaque fois, quand je lis dans les journaux ces abandons de bébé, c’est un fait qui souvent me touche beaucoup. Souvent, elles ont jeté le bébé vivant dans la poubelle, car elles n’ont pas le courage de le tuer. J’ai voulu exprimer cette fragilité humaine, le combat à l’intérieur de cette femme. Et c’est aussi un morceau de l’histoire de Moïse. C’est un point d’accroche. À travers sa mère et non Moïse directement. La nécessité qu’arrive un autre Moïse, de trouver une sainte alliance avec dieu. Il y a tout un discours qui est accroché à cette conviction. Il y a toute une référence à l’esclavage, à l’esclavage d’aujourd’hui, même si on ne s’en rend pas compte, on est des esclaves.

Le spectateur est appelé à faire un travail car ce n’est pas linéaire, la narration est cassée. C’est la partie la plus riche et la plus intéressante de l’art. Il y a un espace spécifique pour le spectateur. Il ne s’agit pas d’une consommation mais d’un travail de la pensée. Je me trouve dans la situation d’enlever des informations. D’une certaine manière, chercher des moments d’indétermination. Il faut donner la place au spectateur. Une des stratégies, c’est cette balance entre le manque d’information et l’information elle-même. Je travaille presque toujours avec des images, mais les images sont là pour être dépassées. Les images les plus intéressantes, ce sont les images invisibles, si elles sont totalement crées par le spectateur. Un spectacle, ça peut donner cette possibilité de trouver des rôles pour le spectateur. À cette époque, être spectateur, c’est une condition existentielle, mais aussi politique. L’art c’est une condition pour penser. On dévient co-protagoniste de l’image. Il s’agit d’un échange qui est proposé. Les réactions du public sont tellement différentes, les interprétations. Je suis content quand ça arrive.

Finalement dans ce spectacle, le héros n’est pas le prophète mais sa mère, vous réécrivez l’histoire en donnant aux femmes leur juste place ?

Au niveau politique, je suis féministe. Je le dis, je pense : le gouvernement doit être donné à des femmes. Au niveau de l’art, j’ai découvert un livre de Bachofen qui me touche beaucoup et qui m’a formé*. Il a écrit des choses fondamentales sur le matriarcat. C’est un livre énorme, d’une beauté extraordinaire. Il a fait une recherche très profonde sur la Grèce, sur le rôle de la femme et les ordres culturels et spirituels avant l’hellénisme. Il y a dans tous les moments essentiels la pensée de la femme qui est beaucoup plus proche. Dans le spectacle, il y a une référence à la femme dans la caverne. Apparemment le premier artiste était une femme. Les hommes chassaient et les femmes restaient dans la caverne pour les enfants, les gens blessés.

Selon les paléontologues, elles ont inventé la fantaisie. Pour gagner ce pouvoir là, celui de la fantaisie, elle a tracé sur la paroi une image. C’est logique ! Elle a aussi inventé la sépulture. Celle qui donne la vie a inventé cette première invention culturelle : l’enterrement. Par conséquent le premier travail de l’image. C’est une femme qui a fait ce premier pas. Donc pour moi il y a toujours, je pense, en terme de création, un terme féminin. C’est un personnage. Mais même quand ce sont des hommes, on a un côté féminin. Le théâtre c’est l’unique forme artistique qui est incarnée. C’est l’unique langage qui est capable de doubler la vie en terme de présence et de temps. Je cherche à être une femme quand je suis face à un bateau vide.

Propos recueillis, sélectionnés et retranscrits par Bruno Paternot

*J. J. Bachofen, Le Droit Maternel, recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique, trad. Étienne Barilier, éd. L’Age d’Homme,1996 , 1390 pages…

Remerciements au Printemps des Comédiens.

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Visuels : « Go Down, Moses », Romeo Castellucci, Photos Guido Mencari

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