ENTRETIEN : STEVEN COHEN, JEU ET ENJEUX D’UN PERFORMER LIBRE

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ENTRETIEN : Steven Cohen – Festival Les Rencontres de la Forme Courte 30/30 / Bordeaux Métropole/ Boulazac du 25 au 30 janvier 2015 – Jean-Luc Terrade, Directeur artistique.

JEU ET ENJEUX D’UN PERFORMER LIBRE.

Inferno. : Steven Cohen, prononcer votre nom revient à évoquer la figure de proue du performer qui rend à l’Art sa fonction première : faire éclater les conventions pour dévoiler ce qu’elles tentent de cacher, les ressorts de l’asservissement. En quoi votre rapport à l’Art se confond-il avec un acte essentiellement politique ?
Steven Cohen : Ce qui est étrange, c’est qu’au travers de mes performances j’ai l’impression de réitérer la même chose… et qu’au travers de cette répétition, c’est toujours du politique dont il s’agit. Venant d’Afrique du Sud, où chaque acte est pris dans un sens immédiatement politique, je ne peux échapper à cette nécessité vitale : ne serait-ce que bouger dans l’espace est chargé d’un sens politique (territoires très marqués par l’apartheid), le simple fait de parler est aussi politique (héritage de la parole sous contrôle)…
Quant à ma politique sexuelle, si elle est radicale, c’est parce que je ne suis pas « gay » mais que je suis « queer ». Pour moi, « gay » relève d’une identification commerciale, du moins très connotée socialement, or mon identité est « normale », exactement au même titre que celle des hétérosexuels. « Queer » me va mieux, cela peut aussi vouloir dire « ayez peur de ce que je représente »…

…Oui, une revendication politique qui fait de « queer », un genre comme un autre : « En étant queer, je suis différent », dites-vous… mais au même titre que l’autre est différent ! C’est cela l’idée ?
Steven Cohen : Voilà… Toujours humain !… Ce qui compte à mes yeux c’est cet idéal politique « sexuel » qui fait que les queers viennent au monde dans un monde fait pour eux aussi, que ce ne soit plus des « monstres »…

Derrière les mots très forts que vous employez, on sent l’âpreté du combat que vous avez dû mener pour imposer cette vision…
Steven Cohen : Je suis resté avec ça dans ma tête, c’est un combat à jamais terminé. J’entends « vendre » aux gens ce qu’ils ne veulent pas, plutôt que ce dont ils ont envie. Je veux les forcer à ouvrir les yeux sur d’autres réalités que leurs constructions ancrées en eux. C’est là, à cet endroit non négociable, que se fondent mes propositions artistiques.

Justement, en janvier prochain (d’où votre venue aujourd’hui à Bordeaux « en repérage »), invité par Jean-Luc Terrade, iconoclaste directeur artistique du festival 30/30 axé autour de « l’audace et l’impertinence », vous allez venir dans la cité néo-bourgeoise affranchie de Bordeaux dont le premier édile postule aux responsabilités suprêmes… Comment comptez-vous nous surprendre pour secouer le cocotier des discours culturels policés pseudo avant-gardistes qui constituent la vitrine de toute métropole qui se veut dans le vent de l’actualité ? Ne craignez-vous pas une récupération de la part du politique en place ?
Steven Cohen : Je ne suis pas sûr que votre maire sache qui je suis et quel type de performances je produis…

Peut-être… Mais en revanche il y a peu de doute sur le fait qu’il espère retirer de cette « manifestation de la forme courte » – attendue par une certaine intelligentsia locale, nationale, voire internationale – des retombées positives en terme d’image d’une métropole délibérément ouverte sur l’art contemporain…
Steven Cohen : Effectivement, la crainte de pouvoir être récupéré, « instrumentalisé », je peux la ressentir…. Je pouvais ainsi me considérer jusque-là comme une menace pour le Front National mais en réalité je ne le suis pas… Le Front National fait appel aux juifs et aux gays aussi : je ne suis pas noir, je ne suis pas musulman, or les ennemis jurés du FN sont en ce moment les noirs et les musulmans, d’où leur propension à utiliser les juifs et les gays comme remparts contre les précédents !

… Et justement, cela ne vous pose-t-il pas un petit problème ?
Steven Cohen : C’est compliqué, en effet… En ce qui concerne la question sur la façon dont je compte « surprendre » la ville, je garde secrète ma réponse… Car si je dévoilais maintenant comment j’entends « surprendre », je ne pourrais plus surprendre ! Et puis, pour aller plus loin, je ne le sais pas encore vraiment… Ce sera une création ou au moins une « perversion » d’une autre performance déjà réalisée. En fait, mon travail est toujours le même, c’est comme les différentes poésies du même poète.

Dans cette ville qui a rénové ses fabuleuses façades du XVIII ème mais qui garde inscrites dans ses murs les traces de son passé colonial, source de nombreuses richesses actuelles, on attend « un coup de poing » sans concession, de l’ordre du choc produit par le mythique festival Sigma des années 70-80 qui avait révolutionné la culture à Bordeaux…
Steven Cohen : Je n’ai jamais eu beaucoup de temps à Bordeaux pour fouiller, pour aller voir ce qui se passe derrière les apparences, je viens seulement le temps de donner mes performances. Je souhaiterais vraiment avoir plus de temps pour m’imprégner de ce qui se vit là, derrière les murs épais.

Vous imprégner de l’atmosphère qui y règne pour produire une proposition artistique en accord avec votre ressenti, serait votre projet ?
Steven Cohen : Exactement… En effet je pressens tout cela même si je ne l’ai pas encore touché du doigt. Je vais proposer une image – comme affiche – mais je ne sais si elle pourra être utilisée…

Catherine Cossa (traductrice de l’entretien et directrice adjointe de Jean-Luc Terrade) : Nous l’utiliserons, soyez-en sûr ! Notre indépendance est totale et peu importe les réactions ensuite. Il y en a assez de l’auto-censure !

L’auto-aliénation…le discours intériorisé de la servitude volontaire.
Steven Cohen : On verra…

Chacun face à ses défis… Vous, juif, « protégé » en cela par le Front National dont la bête noire déclarée est l’Islam, cela doit sacrément poser question à l’artiste que vous êtes ?
Steven Cohen : Le fait d’être juif, queer, sans être artiste est-ce différent que d’être artiste, juif et queer ? Pour moi, il n’y a pas de différence. J’ai dit « queer » car pour moi « homosexuel » est médical, « gay » commercial, alors que « queer » est politique. « Queer » regroupe aussi des transgenres (pas obligatoirement gays) et des hétérosexuels. Quant au FN, ce que j’en pense est suffisamment clair…

Ce cocktail explosif (Juif, « queer » et sud-africain blanc) ne vous condamne-t-il pas à la mise à l’index de tous bords dans une société française où les débats identitaires sont instrumentalisés à outrance ? Votre corps mis en scène, travesti, porte-voix des marges opprimées, a-t-il eu concrètement à souffrir de la radicalisation actuelle ?
Steven Cohen : C’est très dangereux… Mais je n’ai pas le droit de parler pour les gens noirs, pour les transgenres discriminés, et même pour ce qui peut arriver aux femmes. J’ai un certain pouvoir : je suis blanc, je suis masculin, dans un monde d’hommes blancs. Parler des minorités à leur place, c’est comme prendre leur voix et les utiliser à mon profit. Je dois être très attentif à comment je travaille.

Oui j’entends votre préoccupation de ne pas confisquer la parole des « minorités »… Mais ma question portait aussi sur un autre aspect : par rapport à ce que vous mettez en scène de vous-même, avez-vous le sentiment d’assister actuellement à une radicalisation du rejet de vos propositions ? Leurs extrêmes libertés sont-elles compatibles avec l’état de notre société ?
Steven Cohen : C’est mille fois plus compliqué en ce moment… Je suis invité de moins en moins. La cause ne me semble pas être dans la baisse de l’intérêt de mon travail mais parce que de moins en moins de programmateurs sont prêts à prendre le risque de m’inviter. Quand je suscite des troubles, ils ressurgissent sur ceux qui sont à l’origine de mes invitations.

On ne peut effectivement que déplorer – ou plutôt condamner – en tant qu’acteur d’une revue culturelle, la frilosité de notre démocratie vieillissante incapable de protéger la création contemporaine…Vous pouvez nous rappeler à ce sujet ce qui vous est arrivé après votre performance artistique « Cock » au Trocadéro, lors du Festival d’Automne, où vous vous présentiez fardé, juché sur des talons et un coq accroché au pénis ? Dans l’indifférence quasi générale, vous avez été manu militari incarcéré ?
Steven Cohen : Je m’en tiendrai aux faits. J’ai été, oui, conduit au poste de police, condamné ensuite pour outrage sexuel avec dispense de peine… Et depuis je n’ai plus été invité par les structures qui faisaient partie de ce projet. Je n’ai eu aucune nouvelle du Festival d’Automne et aucun soutien des artistes. Et ma performance – artistique j’insiste, et non sexuelle – n’a jamais pu aboutir, je suis le seul à en connaître la fin.

Est-ce plus difficile de pratiquer son art en France qu’à Johannesburg ?
Steven Cohen : En Afrique du Sud il y a une solidarité avec l’artiste. Là, je me sens seul, et même si cela a pu me désappointer, cela m’a fait du bien de le réaliser. La communauté de l’art n’est pas généreuse : c’est le chacun pour soi.

Un peu comme si le ver du capitalisme était entré dans le fruit du culturel… contaminé à son tour par la concurrence à tous crins qui rend caduque toute idée de solidarité ?
Steven Cohen : C’est ça… diviser pour mieux régner… compétition sauvage.

Lutte à mort pour tenter de récupérer les subsides restant, loi du capitalisme sauvage au sein même de la culture, c’est ça votre idée ?
Steven Cohen : Plus on mettra la tête dans le caniveau, plus on récupérera… En France, cette tendance est très prononcée.

Une histoire de la violence en milieu culturel… Des artistes comme vous, en prise direct avec ce que l’art devrait être – quelque chose qui bouscule, qui questionne hors de toute emprise, maître mot du festival de la forme courte – se trouvent mis au ban de la société… dans l’indifférence de leurs pairs.
Steven Cohen : Parfois je me sens fatigué, cela me rend un peu triste de constater que ce que le pouvoir exerce contre nous se trouve reproduit ensuite entre nous, artistes.

C’est pour cette raison entre autres qu’on attend beaucoup de votre venue à Bordeaux, pour secouer – une fois de plus – le cocotier des conservatismes frileux et des calculs de boutiquiers afin de nous surprendre, sans retenue !
Steven Cohen : Avec plaisir… L’année prochaine, j’ai deux événements de réservés : les Rencontres de la Forme Courte ici, et un au Japon à finaliser…

Yves Kafka
Entretien réalisé le 9 novembre 2015 au Glob Théâtre de Bordeaux. Traduction simultanée Catherine Cossa

 

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