« BY HEART », TIAGO RODRIGUEZ, THEÂTRE DE LA BASTILLE

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Tiago Rodrigues : By Heart / Théâtre de la Bastille / 18 – 26 janvier 2016.

Le Sonnet 30 de William Shakespeare est le trésor, à la fois intime et partagé, avec lequel chaque spectateur quitte la salle du Théâtre de la Bastille, à la fin de la pièce de Tiago Rodrigues.

1h30 auparavant, le metteur en scène portugais nous accueillait, assis sur un tabouret, au milieu d’une rangée de chaises vides sur le plateau. A son invitation, des spectateurs le rejoignent et relèvent le défi d’apprendre un texte pendant le spectacle. Tiago Rodrigues nous rassure : on n’aura pas à jouer la comédie. Et effectivement, il va à l’essentiel. Son geste artistique est très simple et terriblement nécessaire, plus que jamais actuel. Sa démarche procède d’un montage surprenant de récits aux touches autobiographiques, des bribes d’histoire familiale, l’histoire de la littérature et l’histoire politique du XXème siècle, ainsi que des fictions dystopiques désormais en passe de s’accomplir, se côtoient dans des entrelacs savamment tissés, qui magnifient subrepticement l’urgence de l’invitation lancée : se saisir d’un poème, le faire sien, l’assimiler de la manière la plus directe possible en l’apprenant par cœur et, nuance fondamentale sur laquelle Tiago Rodrigues insiste, avec le cœur.

Avec une grande fraicheur, l’air de rien, et en même temps en parfait accord avec les plus passionnants développements de l’art contemporain dans sa propension à penser l’en commun, la mise en partage et la production de savoirs, le théâtre est ici au plus près de sa vocation de lieu de mémoire et d’actualisation. La perception et la transmission agissent de biais et, dans les interstices, s’affirment d’insoupçonnables possibilités poétiques. Le metteur en scène opère en passeur, assure la circulation de flux de désir portés par ces vers, orchestre la musicalité et la densité même de l’expérience poétique à laquelle les spectateurs participent à divers degrés : certains, les volontaires, sous les feux des la scène, en proie au trac et en lutte avec les défaillances de la mémoire, les autres, dans les gradins, assis confortablement à leur place, tapis dans l’obscurité rassurante et pourtant impliqués dans l’exercice mnémotechnique. La répétition est mécanique, obstinée, sans relâche.

Dans un premier mouvement, une forme chorale permet à chacun de négocier sa place, les voix sont encore un peu monotones, pas complètement investies, mal assurées, témoignent des difficultés inhérentes au démarrage de toute action collective. Pourtant un murmure commence à gonfler dans les gradins, les vers et leur répétition agissent, le public se saisit de leur pouvoir. Le glissement des rôles est irrésistible : nous sommes en train de devenir les membres d’une confrérie – heureusement pas encore secrète, comme celles constituées sous la menace des persécutions de la dictature stalinienne ou des brigades de bruleurs de livres de Fahrenheit 451 – confrérie qui se voit confiée la sauvegarde de ce fameux Sonnet 30 de Shakespeare, qui participe à sa survie virale, sous l’impulsion de Tiago Rodrigues et à l’instar de sa brave grand-mère et des spectateurs de cette pièce à Lisbonne et dans d’autres villes d’Europe. La responsabilisation mise en œuvre s’apparente à un acte d’empowerment, une prise de conscience d’un pouvoir, d’un droit et d’un devoir inaliénable : celui de prendre soin, de nourrir son espace intérieur – nous sommes ce dont nous nous souvenons et ceci nous préserve de devenir trop facilement des proies ou des prédateurs – et d’y cultiver ces trésors cachés, des vers ou des fragments entiers de livres qui ouvrent des perspectives et dégagent des possibles.

Un changement de méthode marque un mouvement tenace qui s’adresse de plus près encore aux subjectivités en présence : je vais offrir un vers à chacun de vous annonce le metteur en scène et dans les gradins, nous savons déjà que nous pourrons nous emparer de tous les vers à la fois. Quant aux volontaires sur scène, la situation se diffracte et s’affine. Les conditions d’apprentissage individuel induisent une plus grande conscience de soi : le groupe s’écoute et se regarde apprendre. Le texte avance porté par une pluralité de voix, chacune avec son grain, son timbre, son accent et ses hésitations. Les protagonistes trouvent leurs propres chemins dans la prosodie shakespearienne, dans des constants allers-retours entre le souhait de saisir le sens d’ensemble et la contrainte de retenir son vers. La contamination est totale et fertile. Tiago Rodrigues imagine un véritable rituel laïc où le poème s’incorpore. Chaque spectateur emporte le sien avec soi et se voit octroyée la charge de le porter à travers le monde.

Smaranda Olcèse

Le metteur en scène et directeur du Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne sera de retour à Paris, à partir du 10 avril et jusqu’au 12 juin, avec tout un programme intitulé Occupation Bastille.

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Photos Magda Bizarro

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