« LES DEMONS », LORSQU’UN VENT ICONOCLASTE DEFERLE

« Les Démons » librement inspiré du roman de Fédor Dostoïevski, mise en scène Sylvain Creuzevault, TnBA du 7 au 16 novembre 2018

« Les Démons », lorsqu’un vent iconoclaste déferle…

Renversant avec une jubilation palpable tous les codes établis d’un théâtre prenant soin du spectateur en le conduisant vers un sens « à entendre clairement » (les acteurs auraient tendance à hurler leur texte, le rendant parfois peu audible), brouillant à l’envi le message (apologie de l’action révolutionnaire s’émancipant des pensées des penseurs passifs ou mise à l’index de son incurie ? dérision de la figure du penseur critique progressiste ou promotion de sa pertinence ? critique de la religion traitée sans dévotion aucune ou reconnaissance orthodoxe de son bienfondé ?), Sylvain Creuzevault et les siens s’emploient plus de trois heures durant à créer l’effervescence non discursive qui sied à un théâtre total n’ayant que faire de la bienséance « prêche-mâchée » de mise au théâtre bourgeois conventionnel.

Après s’être emparé du monument de La Révolution française dans « Notre Terreur », de la figure du Commandeur Karl Marx dans « Le Capital et son singe », ou encore de celle mythique de Faust dans « Angelus Novus Anti Faust », lui et ses complices comédiens, imprégnés du roman de Fédor Dostoïevski, s’en donnent à cœur (chœur) joie pour libérer leurs désirs « démoniaques ». Et in fine, portés par le vent libertaire qui les anime de bout en bout, rejoignent – plus qu’ils ne la trahissent – l’essence du pavé de plus de mille pages du narrateur russe qui n’a jamais eu pour prétention d’imposer une vision univoque du monde – le sien, celle de la Russie tsariste de 1870 en proie aux secousses pré-révolutionnaires – mais tout au contraire de « laisser vivre » ses personnages, chaque lecteur pouvant ainsi, suite à un jeu complexe d’identifications multiples, se construire la propre version de « son monde ».

Avant que « ça » ne commence, c’est déjà commencé… Pendant que les spectateurs s’installent, Nicolas Bouchaud (égal à lui-même) alias présentement Stépane Verkhovenski – le penseur socialiste hautement respectable – distribue généreusement, flanqué de ses acolytes, du champagne dans la salle pour fêter le retour de deux fils prodigues (le sien, Piotr qui s’avérera un révolutionnaire pur et dur, et celui de Varvara Stavroguina, le séduisant et très troublant Nikolaï Stavroguine, anti-héros du drame à venir). Sur le plateau, ont pris place sagement assis sur des chaises encadrant l’espace central, les personnages accompagnés de spectateurs anonymes. Ainsi la confusion volontaire entre l’œuvre fictive du XIXème, ses personnages, et le ressenti présent des spectateurs réunis, est-elle d’emblée actée par le dispositif scénique. Et, pour enfoncer le clou de la connivence établie, Nicolas Bouchaud-Stépane Verkhovenski brandit la « Feuille anti-panique » – fournissant le canevas des différents tableaux – jointe au programme de salle et sensée apaiser l’angoisse du public face au déferlement de personnages et d’intrigues, en la commentant avec une ironie malicieuse : « ça part dans tous les sens, mais c’est fluide… ».

Le vent se lève et ne connaîtra aucune accalmie… Des débats politiques animés du Club – où Stépane Verkhovenski, le penseur attitré docteur d’un socialisme athée s’opposant à la religion d’état des Tsars, est taxé par ses amis de « révolutionnaire de salon » hostile au passage à l’action -, aux frasques de l’intellectuel Nikolaï Stavroguine de retour au pays après avoir entre autre séduit la jeune suissesse Daria Pavlona – en ouverture, on les a vus réjouis, se trémousser l’un et l’autre à moitié nus exhibant une pancarte Suisse pour l’une et Russie pour l’autre – , en passant par l’irruption en fauteuil roulant de Maria Lébiadkina – boiteuse et un grain dans la tête, elle aurait été épousée par Nikolaï qui l’entretiendrait – et de son frère le capitaine dont on devine le passé d’escroc, tout contribue à électriser l’atmosphère.

Nikolaï, personnage central et complexe des « Démons », est lui- même habité – « possédé », autre version du titre – par des démons intérieurs. Elève disciple de Stépane, l’intellectuel athée, il lui voue une grande admiration ce qui ne l’empêche pas de demander à un prêtre une confession où il avouera avoir violé une toute jeune fille qui s’est pendue suite à son forfait l’amenant par la suite lui-même à choisir la même fin. Il est à la fois le pôle d’attraction des révolutionnaires nihilistes, qui voient en lui leur « messie », et leur conscience boiteuse s’autorisant de séduire tour à tour Daria, Maria, Lysa (aux trois il proposera sans succès de le suivre en Suisse). Homme flottant dans un entre deux (ou plus…) qui le rend « égaré » dans l’incendie de la ville provoqué par les émeutiers.

Quant à Piotr, le fils « indigne » de Stépane, fervent activiste révolutionnaire, il complote à tout vent pour pousser à l’action violente, seule apte selon lui à instaurer le socialisme égalitaire. Pour cela, il va jusqu’à souscrire sans sourciller à la théorie de Chigaliova prônant un système autoritaire (dix pour cent de la population régnerait sans réserve sur les quatre-vingt-dix pour cent restant pour leur assurer une égalité parfaite, « bonheur » à payer du prix de l’abdication de la liberté) et récupère à son profit le nihilisme fanatique d’Alex Krillova (incarné superbement par Valérie Dréville) qui au nom de l’affirmation de sa liberté souveraine se tire une balle dans la tête.

Si le socialisme totalitaire en prend ainsi pour son grade – notamment dans la séquence où Chigaliova propose une lecture en dix soirées de sa théorie loufoque dont la conclusion contredit les prémisses annoncées -, la religion n’est pas plus épargnée dans son traitement pour le moins iconoclaste – croix en contreplaqué trop encombrante pour passer par la porte et qui doit être brisée, moine nu sous sa soutane, slogan « Dieu est MOU » avant de devenir Dieu est AMOUR ».

Ceci n’étant que quelques-unes des très nombreuses péripéties hautes en couleur de ce flot ininterrompu envahissant le plateau. Traitées le plus souvent de manière grandguignolesque les situations conflictuelles déclenchent le rire distanciateur qui permet de « réfléchir » les événements pour les intégrer à une réflexion plus personnelle sur l’essence de l’acte révolutionnaire, ce qui n’exclue en rien la gravité d’autres interventions. En effet, si l’on rit de bon cœur au suicide pétaradant « mis en scène » de Krillova, ou encore à celui de Nikolaï cherchant désespérément les cintres pour y attacher la corde pleine de nœuds (sic) avec laquelle il avait prévu de se pendre avant d’aviser celle qui commande la cloche de l’église qu’il nouera à son cou pour mimer sa strangulation (sur fond de doigt d’honneur adressé par Daria qu’il a invitée à le rejoindre en Suisse), on est tout oreilles pour le sermon laïque de Stépane, émergeant progressivement des fumées des émeutes qui l’enveloppaient pour prendre place parmi les spectateurs. Précieux moment de bravoure scandé à la perfection par Nicolas Bouchaud se faisant le « divin » porte-parole de la théorie critique de la société, théorie développée par les adeptes de L’Ecole de Francfort dont le philosophe Adorno était l’un des mentors avec Habermas.

« Dans le débat entre théorie et praxis, on jette la suspicion sur qui refuse de se retrousser les manches, de se salir les mains… Qui ne fait que penser, qui se tient en retrait, est un faible dit-on, un lâche, virtuellement un traître… On se cramponne à l’action à cause de l’impossibilité de l’action. L’intolérance répressive à l’égard de la pensée qui ne s’accompagne pas aussitôt d’une directive pour des actions est fondée sur la peur… Un mécanisme bourgeois très ancien, bien connu des penseurs des Lumières, se déroule de nouveau : la souffrance devant un état négatif – ici la réalité bloquée – se transforme en rage contre celui qui l’exprime… [L’activisme] est une pseudo-activité, un fait exubérant qui surjoue et s’échauffe pour sa propre publicité… Seule la pensée pourrait trouver une issue, une pensée à laquelle il ne serait pas prescrit ce qu’il doit en sortir… La subordination de la théorie à la praxis tombe au service d’une nouvelle oppression… Une pensée ouverte fait signe vers ce qui la dépasse…».

Cette dernière assertion qui nourrit le discours de Stépane – déboussolé, anéanti par « le gamin roux, révolutionnaire nihiliste, fouteur de merde » qu’est devenu Piotr son propre fils et qui fait de lui « un non-papa » – empruntée à « Résignation » d’Adorno, concernant le sens, la direction, à donner à la pensée performative révolutionnaire est à prendre aussi comme la profession de foi théâtrale de Sylvain Creuzevault : ne pas fermer la signification de la « représentation » en proposant un chamallow-guimauve à sucer paresseusement en bonne compagnie mais offrir aux spectateurs intranquilles une forme explosive regorgeant de vitalité et dynamitant les codes (tous les registres, du grandguignolesque au tragique en empruntant les voies de la poétique) pour mieux surprendre, déstabiliser l’attendu. Et si le risque encouru est – parfois – de nous perdre dans ce foisonnement de propositions, c’est à cet endroit précis que se joue la liberté créative autant du « metteur en jeu » que du public convié à ces bacchanales contemporaines. « Une pensée ouverte fait signe vers ce qui la dépasse… ».

Yves Kafka

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