« SAISON SÈCHE » : PHIA MENARD DONNE CHAIR A L’EXPERIENCE DU MONDE
SAISON SÈCHE – Phia Ménard – Bonlieu Scène nationale, Annecy – le 29 novembre 2018.
Avant que ne s’ouvre le rideau dévoilant l’architecture des trois murs lisses d’un cube blanc au plafond bas éclairé de néons aveuglants où sept corps de femmes couchées sur le dos et genoux relevés écartés exhibent leur sexe qui peine à se dissimuler sous une courte chemise, Phia Ménard descendue de la salle, micro en main, lâche droit dans les yeux du public avec une lenteur calculée un « Je te claque la chatte », dont la connotation sexuelle très marquée du côté d’une provocation assumée ne peut passer inaperçue.
Métaphoriquement, le premier tableau présente l’étouffement du féminin menacé constamment par les grondements s’échappant du plafond coulissant de la Maison du Patriarche. Pesant comme un couvercle susceptible de les broyer à la moindre tentative de « rébellion » – à savoir acquérir la station debout – ce toit incarne à lui seul la terrible chape de plomb qui pèse sur leurs épaules de femmes contraintes. Les gestes se font hésitants, craintifs, apeurés. Dès que l’une arrive à s’arracher du sol, le plafond trop bas pour accueillir sa tête la rappelle violemment à l’ordre. Soudain, la lumière blanche se sature et les corps désarticulés, pris de terreur, se ratatinent pour s’agglutiner au centre comme des bêtes aux abois. Les mouvements incessants du plafond, se relevant et s’abaissant, rythment le cycle des efforts démentiels accomplis pour s’essayer à la marche debout. Et lorsqu’enfin, elles semblent y être parvenues, dans un bruit épouvantable le plafond se précipite sur elles au point où l’on se demande si, réfugiées à plat ventre sur l’avant-scène, elles ne vont pas finir en miettes.
Puis, débarrassées de leur camisole, elles font cercle, nues et assises sur les talons, le buste bien droit, la peur n’est plus de mise. Dans un calme devenu impressionnant, elles se saisissent de leur doudou pour en extraire la gouache dont elles se recouvrent minutieusement le visage (trait bleu, violet, rouge, bleu, rose, orange, vert, la palette complète de l’arc en ciel), puis la poitrine, et enfin le pubis couvert de noir. Quant à leur doudou, elles le rejettent violemment. Parées de leurs peintures, enfilant un caleçon d’homme, elles font sonner les grelots qui s’y trouvent et entament une danse rituelle en poussant des cris guerriers volontairement grotesques. Les « boules » roulent de leur caleçon jusqu’à l’avant-scène. La désacralisation des attributs virils est en marche.
Leur ancienne camisole suspendue à des cintres comme une dépouille, elles muent et enfilent slips kangourou et autres boxers, débardeurs masculins et marcels, pantalons au ventre imbibé de bière. Ainsi parés, elles sont prêtes pour une grande parade, celle des avatars masculins dont elles s’ingénient à endosser les postures pour mieux les « intégrer » en en grossissant les traits. Tous les stéréotypes du mâle triomphant sont visités, du joueur de foot au cadre cravaté, en passant par le garçon de café, le pompier, le militaire. Leurs tics sont minutieusement rendus, ainsi du jet qui jaillit de la narine pressée par un doigt sportif, ainsi les gestes énergiques ou encore, faisant dos aux spectateurs, cet alignement de mâles appliqués à vider leur vessie face à un mur. Mimant les attitudes masculines pour se les incorporer, elles avancent « masquées », trompant la vigilance du plafond qui relève très haut sa garde. Le ver est dans le fruit. Rusées, elles closent cet épisode par une parade militaire au pas de l’oie, la tête érigée droit devant, les bras ballants le long du corps raide et les genoux projetés en hauteur sur fond de musique entêtante. Ordre impeccable jusqu’à ce que la mécanique s’emballe et que, la testostérone aidant, les mâles perdent tout contrôle et s’abîment dans des hurlements sauvages et des sodomisations en chaîne. C’en est trop pour le plafond qui, comprenant qu’il a été berné, se rallume bruyamment. Mais le mal est fait, le mâle est fait…
Le dernier tableau, d’une beauté plastique et musicale hallucinatoire, ponctue le parcours de cette lutte à mort pour advenir à la vie. Scène apocalyptique pour le pouvoir machiste volant en éclats et jouissive pour l’avènement d’un féminin ayant conquis droit de cité, l’on assiste à l’écroulement de la vieille forteresse pourrie de l’intérieur. Les femmes, débarrassées maintenant des peintures et des oripeaux masculins qui leur avaient permis d’« infiltrer » pour mieux l’intégrer le monde des mâles, vont se lancer à corps perdu (ou retrouvé), nues et fières de l’être, à l’assaut des murs. A toutes les hauteurs, elles se hissent frénétiquement pour ouvrir des brèches béantes pendant que des coulées de boue liquide noire se déversent du plafond craquant de partout. Murs saccagés et plafond en détresse, crépitements des tubes néon pendant lamentablement du plafond par un fil, c’est sur cette vision de champ de ruine dévasté et désert que s’achève sur fond de bruit de pluie légère la mise à bas du monde ancien qui correspond aussi à « la mise à bas » du monde nouveau dans un renversement du sens de l’Histoire.
La féminité est un sport de combat… En effet si comme l’affirmait déjà Simone de Beauvoir – l’une des premières féministes – « on ne naît pas femme on le devient », femme asservie sous la pression de la superstructure idéologique qui instille insidieusement en chacun et chacune les représentations du féminin propres au dominant. Or – dans les sociétés patriarcales, soit le plus grand nombre – le dominant c’est l’Homme. Toute émancipation pour qu’advienne le sujet féminin non assujetti aux préceptes du genre masculin suppose donc une guerre de libération, lutte sans merci car on n’a jamais vu de colonisateurs concéder une part de leur territoire conquis sans une pression qui les y contraigne. La lutte des genres est aussi une lutte de classes.
Phia Ménard qui très anecdotiquement « n’est pas née femme mais l’est devenue », femme libre en exerçant son jugement, donne à entendre différemment la formulation de Simone de Beauvoir sans la contredire pour autant. En effet, si la première considérait qu’il n’y avait pas plus de nature féminine que masculine mais que tout résultait du façonnement sociétal lié aux rapports de domination entre les sexes, la seconde ajoute l’idée que le sexe biologique hérité à la naissance ne recouvre pas ipso facto l’identité sexuelle vécue dans son corps et que la première lutte à mener est donc de faire valoir cette identité. Elle rejoint ensuite totalement – et même l’amplifie avec une radicalité active – le combat pour libérer la féminin du diktat masculin.
Et cette proposition indisciplinée et radicale explose comme un coup de tonnerre dans le ciel artistique et politique pour « ébranler » les fondations du patriarcat – défini dans le dossier de presse comme « association de malfaiteurs, usurpation, crime contre l’humanité » – jusqu’à représenter concrètement son délitement annoncé. Elle est d’autant plus forte pour le spectateur qu’il est littéralement aspiré dans ce cube originellement immaculé, lieu de l’incubation à venir. En effet, soumis à l’impact plastique et sonore de ce décor métaphorique en évolution, de ces corps de femmes saisis dans tous leurs états successifs, de ces musiques lancinantes récurrentes, et de ces longues séquences repassées en boucle, sans fuite possible, il est – qu’il le désire ou pas – mis en condition d’éprouver in vivo la dynamique du processus heurté conduisant à la libération.
Ainsi Phia Ménard en « trouant » l’ordre établi patriarcal donne magistralement corps au travers de sa dramaturgie chorégraphique à l’idée qui lui est « chair » que le Théâtre est une grotte refuge d’où l’on peut « panser » le monde. L’expérience immersive proposée en est l’illustration.
Yves Kafka