LA FOLLE JOURNEE DE TRENTE TRENTE

Festival Trente Trente, Bordeaux : Parcours dans la ville, samedi 26 janvier 2019.

« Dogs » conception et réalisation Julien Herrault, Glob Théâtre / « Ruminant Ruminant » création et interprétation Brice Noeser et Karina Iraola, Atelier des Marches / « Poings Liés » conception et réalisation Eddie Ladoire, Marché de Lerme / « A ceux qu’on foule aux pieds » texte Victor Hugo, voix Matthieu Boisset, danse Léa Cornetti, Halle des Chartrons / « Pode Ser » chorégraphie et interprétation Leila Ka, la Performance / « Farci.e » conception, chorégraphie et interprétation Sorour Darabi, Glob Théâtre / « Hybridation II » metteur en scène et performer Olivier de Sagazan, performeurs Olivier de Sagazan et Stéphanie Sant, Glob Théâtre.

Comme à chacune de leurs éditions, les seizièmes rencontres de la forme courte en Nouvelle Aquitaine consacrent la journée de l’un des samedis à un marathon performatif au travers de Bordeaux. Pas moins de sept formes proposées dans des lieux différents avec transport en navette gracieusement mise à disposition. Ainsi, du tout début d’après-midi à très tard dans la soirée, dans des lieux souvent atypiques, des performances qui ne le sont pas moins – panel époustouflant de diversités de genres – sont livrées à l’appétit de découverte de festivaliers excités à l’idée de ce rendez-vous devenu désormais incontournable. Etapes chronologiques de cette itinérance ébouriffante…

Plongée dans les brumes entre chien et loup, « Dogs » de Julien Herrault, « artiste plasticien et performeur », introduit dans une installation en devenir où chaque pièce du puzzle est minutieusement agencée sous l’effet d’une urgence silencieuse. Ainsi, fins gants blancs de latex en mains, quasi obsessionnellement, l’homme dispose au sol les carreaux noirs et blancs alternés d’un gigantesque damier (14 carreaux x 14 carreaux) avec un soin chirurgical. L’opération semble s’étirer dans un temps qui n’arrête pas de durer – près d’une demi-heure – comme pour laisser advenir le décor d’une scène primitive l’ayant à jamais « impressionné ». Elle renvoie en filigrane à une autre répétition, celle du traumatisme originel d’une scène entraperçue qui le hanterait et que seul le passage par la création artistique serait susceptible de sublimer. Aussi, lorsque l’échiquier reconstitué il y dispose le corps de son complice comme une nature morte qu’il peaufine avec soin – attitude du corps, des pieds chaussés, fruits pourris d’où s’échappent de vrais vers, fourmis vivantes rampant sur les mains, flaque de sang sous la tête recouverte délicatement d’un linge blanc – on se dit que la composition de ce sujet en décomposition répondait à une nécessité intime dépassant le cadre d’une simple commande artistique. C’est d’ailleurs là que réside l’attraction – irrésistible – de cette œuvre puissante, puisant dans la mémoire vive ses racines profondes. Un très grand choc.

« Ruminant Ruminant » du Québécois Brice Noeser et de sa complice sur scène Karina Iraola déborde d’une créativité foutraque absolument assumée et voulue qui renvoie au niveau artistique à ce que Nietzsche préconisait comme pratiques débouchant sur un art d’être au monde ouvrant sur une esthétique de l’existence. En effet, sortant innocemment (!) des clous du prévisible, dans une parodie décoiffée déconstruisant à l’envi les codes établis des « représentations » habituelles, les deux Canadiens s’entendent comme larrons en foire pour faire exploser les attendus du langage – corporel ou parlé – jusqu’aux discours rôdés, farcis d’éléments jargonnant jusqu’à l’indigestion des projets imposés par les sacro-saints diktats du milieu artistique. Sous la charge de leur regard mutin et de leur énergie iconoclaste, enchaînant dans un désordre de haut vol, flamenco endiablé, citations de Gainsbourg et de ses sucettes, interview de Barbara, entretiens traduits en décalé, jeux puérils avec deux ruminants modèle réduit (clin d’œil à plus d’un titre), et plus encore selon affinités, se joue et se rejoue la comédie humaine (et artistique). Une respiration nécessaire – comme l’était naguère la minute de M. Cyclopède de Pierre Desproges – dans un monde de brutes.

« Poings Liés » d’Eddie Ladoire, convoque sur un ring improvisé trois « vrais » boxeurs, leurs soigneurs respectifs et un « vrai » arbitre. Si ce n’était que cette discipline sportive, dont les origines remontent à l’antiquité où elle était pratiquée à mains nues sous le nom de pancrace et pugilat, mérite depuis le Marquis de Queensberry au XIXème siècle la certification de « noble art », on se demanderait bien la raison d’être dans ce Festival consacré aux innovations artistiques de ce « vrai » combat en cinq rounds de trois minutes chacun séparés par la pause réglementaire inscrite dans le marbre sportif… En fait, il était prévu à l’origine que des micros branchés directement dans le casque des combattants puissent transmettre en direct l’impact des coups échangés et qu’un traitement électroacoustique puisse à l’envi distordre ces sons pour en faire spectacle. Mais foin de ces « arrangements » artistiques, on en est resté au pur combat, ne subsistant du projet originel qu’un (bel) échange de figures boxées… avec en prime des gouttes de sang s’écoulant « pour de vrai » du nez de l’un des combattants… et rappelant ainsi que le « tragique quotidien » de Maeterlinck est toujours prêt à surgir, justifiant – ouf – la prestation présente.

« A ceux qu’on foule aux pieds », de Matthieu Boisset et Léa Cornetti fait résonner (sic) dans la Grande Halle des Chartrons la colère de Victor Hugo, réfugié en 1871 au Luxembourg d’où il rédige « L’année terrible », poème au souffle épique traversé de part en part par l’onde de l’indignation ressentie face au massacre des Communards vaincus. Et même si l’homme de lettres a pu naguère condamner certains excès de la Commune, il lance là un appel vibrant à la mansuétude vis-à-vis des insurgés : s’ils peuvent être parfois victimes de « cécité », c’est toujours sous l’effet de « l’aveuglement » mortifère des dominants refusant de « leur donner leur part de la cité ». Aussi le poète, meurtri au plus profond de ses convictions humanistes par l’injustice faite aux déshérités, ouvre-t-il grand sa porte, celle de son cœur et de sa maison, à tous les opprimés… Léa Cornetti au premier plan, telle une Pythie plus vraie que nature rendant l’oracle d’Apollon sous l’effet d’un seau d’eau versé sur sa tête, est secouée par d’irrépressibles et incessants tressaillements vertigineux, alors que derrière elle, sur les échos des percussions des Tambours du Bronx, Matthieu Boisset micro en main et vêtu de noir en rocker à jamais révolté prend en charge les mots de l’oracle hugolien pour les projeter sur le public massé à ses pieds. Si l’exacerbation inscrite dans le texte originel est en écho brûlant avec l’actualité, elle l’est tout autant avec la colère à fleur de peau de celui qui s’en est saisi pour dire la sienne : « Je suis le compagnon de la calamité / Je veux être – je prends cette part, la meilleure / L’homme des accablés et des abandonnés ». C’est là peut-être qu’il eût fallu distancier plus « sensiblement » le cri pour qu’il puisse devenir encore et toujours nôtre.

« Pode Ser », coup de cœur unanime, embarque dans un solo où dans un tourbillon propre à donner les frissons aux plus repus, se succèdent différents langages chorégraphiques – du classique investi au hip hop incarné – pour traduire les étapes d’un parcours personnel hors norme. Débordante d’un talent subjuguant, d’une générosité communicative et d’une sincérité à vif, Leila Ka – c’est son nom – transcende par sa seule présence l’espace. Jean et tennis sous une robe longue de ballerine, visage contraint posé sur des épaules agitées par des soubresauts saccadés, marionnette désarticulée mue par des volontés externes qui en tirent les fils, corps libéré qui se roule au sol, gestes électriques ou harmonieux, tous les stades de la parthénogénèse de l’artiste sont passés en revue dans un concentré d’une quinzaine de minutes fondatrices. Et lorsque l’on ajoutera que l’enivrante musique de Schubert, Andante con moto, entendue dans Barry Lyndon de Stanley Kubrick est convoquée, on comprendra l’intensité quasi indicible de l’émotion partagée. « Pode Ser » (peut-être), révèle sans nul doute la quintessence de l’art en mouvement.

« Farci.e » plonge dans l’expectative soldée in fine par un scepticisme certain sur l’existence d’intentions présidant à son extraction laborieuse. Quarante minutes ennuyeuses s’il en est – l’une des formes les plus longues programmées – où, dans un silence immaculé, l’on assiste à la réitération à l’infini des mêmes gestes empêchés d’un performeur aux mimiques étudiées, battements de cils, bouche en cul de poule, jeux de jambes improbables. Interprète-t-il un adolescent encore maladroit dans ses mouvements hasardeux ? un adulte souffrant d’un handicap pouvant chez certains susciter une compassion discutable ? un clown expérimentant différentes figures sachant déclencher le rire d’autres (beaucoup de rires dans la salle) ? Nul ne se hasardera à conclure. Occupé tout entier à ingérer (sic) la liasse détrempée de papiers contenant des notes posées devant lui sur une table bureau sous laquelle s’agitent des jambes poilues dessinant un ballet à la chorégraphie absconse, dents bleuies par l’encre diluée, il finit rapidement par lasser la curiosité plus qu’il n’intrigue… Si l’on ramène ensuite l’objet artistique présenté au speech de l’artiste pour présenter son show dans le programme distribué en amont, on n’est pas plus éclairé : « Dans la langue maternelle de Sorour Darabi, le Farsi, il n’y a pas de genre. Ni les objets, ni les idées n’ont un sexe ». Dont acte… Mais quel rapport avec ce qui a été produit devant nous ce soir ??? Entre les deux (seuls) mots articulés – le « bonsoir » liminaire et le « merci » de la chute – qu’avons-nous bien pu rater de si important que cela ait pu prétendre faire projet ?

« Hybridation II » clôt la folle journée de manière « fantastique », dans toutes les acceptions qui soient. En effet, nous entraînant dans leur laboratoire prométhéen, Olivier de Sagazan et sa complice Stéphanie Sant se livrent corps et âmes dans une quête titanesque, autant fascinante qu’effrayante : trouver le sésame ouvrant la porte de la création… Malaxant à pleines mains l’argile dont ils recouvrent frénétiquement leur ancien visage et leur buste pour les modeler à leur guise en les réunissant en une seule forme hybride, creusant dans la figure obtenue deux paires d’yeux noirs énigmatiques et dessinant d’un trait rouge sang des lèvres épaisses, ils s’adonnent plastiquement à une débauche d’inventions. Sous l’assaut de leurs essais démoniaques pour façonner le vivant, ils sont prêts à donner leur âme au diable pourvu qu’ils réussissent. Explorant sans limite aucune des pistes ouvertes à leur instinct créateur, ils se greffent le groin boueux d’un porc, les plumes d’un oiseau, la corne d’une licorne ou encore un faciès troué de paires d’yeux. Baiser échangé sous argile, rapprochement siamois des deux bustes et faces collées sous une épaisse couche de bourbe, séparations brutales les arrachant l’un à l’autre, et, pour en finir, mise à nu du ventre féminin recouvert de terre ensanglantée… D’une beauté plastique fascinante de par l’horreur qu’elles distillent, les sculptures soumises aux métamorphoses font vaciller dans un monde où les rêves de mainmise sur la matière vivante rejoignent les pires des cauchemars engendrés par les mutations génétiques incontrôlées. Les organismes génétiquement modifiés sont-ils « l’à-venir » de l’homme ? En tout état de cause, ceux créés sous nos yeux ont impressionné durablement nos rétines.

Yves Kafka

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