TRIBUNE : « ON NE SAIT PLUS QUOI ECRIRE TELLEMENT C’EST LA MERDE «
La TRIBUNE de Yann Ricordel : « On ne sait plus quoi écrire tellement c’est la merde ».
On connaissait déjà peut-être ces mots de Ludwig Wittgenstein avant de les voir circuler sous forme de citation sur fond de portrait en noir et blanc de leur auteur, l’air un peu « fou », si cela signifie encore quelque chose, sur les réseaux sociaux : « La philosophie est un combat contre l’ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage. » Leur caractère amphibologique ne nous a jamais échappé, et c’est ce qui d’ailleurs leur donne de l’intérêt : sont-ce les « ressources de notre langage » qui « ensorcellent », ou au contraire ce qui permet de lutter contre cet « ensocèlement » ? Comme toute chose, il faut reconnaître la dimension pharmacologique-1 du langage, à la fois remède et poison. « On ne sait que dire. La suite des mots se refait et les gestes se reconnaissent en dehors de nous. Bien sûr, il y a des procédés maîtrisés, des résultats vérifiables, c’est très souvent amusant. Mais tant de chose que l’on voulait n’ont pas été atteintes, ou partiellement, et pas comme on le croyait. Quelle communication a-t-on désiré, ou connu, ou seulement simulé ? Quel projet véritable a été perdu ? » (Guy Debord, voix-off du film Critique de la séparation, 1961)
Il suffit de (ré)écouter quelques-uns des discours d’Emmanuel Macron, que, dans une structure bureaucratique complaisament adossée à une économie de marché privilégiant la division des tâches et ainsi la perte complète du sens comme partout ailleurs, il n’écrit pas lui-même, pour comprendre que ni le marcheur en chef, ni ses ministres, et sûrement pas Sibeth N’Niaye, ne possèdent le premier mot, le premier « élément de langage » pour décrire premièrement la complexité du monde tel que nous le vivons, qui semble s’approcher toujours plus du chaos, ni, ensuite, ce qui ressemblerait à une « projection », une « vision », un « projet », vocable que LREM aura pourtant accomodé de bien des façons, comme dépassement de cette complexité vers au moins un semblant d’unité, de clarté.
« W[illoughby] S[harp] : Pourquoi pensez-vous que les américains ont ce besoin de croire en la technologie ?— R[obert] S[mithson] : Parce qu’ ils basent toujours leur vie sur l’idéalisme Grec. C’est pour cela que je ne peux pas vraiment concevoir la politique, parce que la politique est basée sur le même genre d’état idéal. Je peux éventuellement voir une dépolitisation se profiler. La ville n’est pas si ordonnée que nous voudrions le penser. C’est un système clos et dans ce système il y a différents degrés de désordre, de hasard, d’anarchie. — WS : Mais ne réalisez-vous pas qu’il existe tout un courant politique non électoral basé sur l’idée que l’anarchie est l’état le plus souhaitable ? — RS: Nous sommes déjà dans l’anarchie ! Sauf que nous continuons avec notre politique idéaliste, rationnelle. Il en sera toujours ainsi. »
L’obsession, la rage de l’ordre de Macron et de son gouvernement, l’ordre qu’il a décrété comme étant le meilleur, nie ce qui devrait être une relation dialectique, une rectification de l’ordre selon les effets de chaos dont le peuple se fait l’écho. Loin d’une univocité républicaine, c’est bien au contraire une cacophonie d’arguments bricolés de la veille et de réfutations tout aussi hâtives qui règne dans le « tout communicationnel ». Tout comme la pseudo-critique dont le nouveau paradigme artistique tel qu’il s’est défini à partir de la fin des années 60 a tant eu besoin pour se légitimer (et se vendre, et s’institutionnaliser), et dont il a été pour ainsi dire le laboratoire, le métalangage à l’oeuvre dans les médias de masse, dont le réseau est pour ainsi dire la forme aboutie car individuellement internalisée (soit la réalisation de ce que Guy Debord a nommé « spectaculaire intégré »), est complétement coupé de toute réalité « pratico-sensible », ou de la « quotidienneté » pour emprunter au vocabulaire de Henri Lefèbvre-2. La prolifération de discours métalangagiers, cette « libération d’une quantité énorme de signifiants insuffisamment reliés aux signifiés correspondants » fonde cette fameuse « perte du référent » qui a tant préoccupé ce que l’on nomme très généralement « post-structuralisme » dans les années 70 -80, sans qu’aucune question ne soit finalement résolue. Jean Baudrillard, suivi en cela par le courant simulationniste qui laisse sa marque sur la totalité de l’art actuel, a exploré la voie d’une « précession des simulacres » où la réalité du signifié s’annule sous le règne du signifiant : il faut un virus inconnu, des malades, des morts et beaucoup de peur pour que la réalité, celle du monde, celle d’une mort à court ou moyen terme, celle de nos corps parcourus d’émotions contradictoires et infiniment nuancées se rappelle à notre bon souvenir et nous trouve si démunis lorsqu’il s’agit de s’en ressaisir par des mots insuffisants, usés, qui pourtant continuent de proliférer, de se répèter à mesure que les problèmes nouveaux apparaissent et que la mémoire collective s’épuise, à un rythme qui rend ce resaisissement impossible.
Alors effectivement : « c’est tellement la merde qu’on ne sait plus quoi écrire », ou dire, ou penser. Aussi proposé-je de lire, pour s’en inspirer peut-être, des paroles écrites il y a trente, quarante ou cinquante ans, alors que déjà tous les problèmes qui aujourd’hui se répètent en boucles toujours plus rapides étaient posés, des problèmes proprement humains, des problèmes qui sont restés ouverts, probablement car ils n’ont pas de solutions.
« Même reconnu, de facto, le Goulag a pu être rejeté à la périphérie du socialisme soviétique, comme phénomène négatif secondaire et temporaire, provoqué essentiellement par l’encerclement capitaliste et les difficultés initiales de la construction du socialisme. A l’opposé, on a pu considérer le Goulag comme le noyau central du système, qui révèle son essence totalitaire. On voit donc que, selon les opérations de centration, de hiérarchisation, de disjonction ou d’identification, la vision de l’URSS change totalement. Cet exemple nous montre qu’il est très difficile de penser un phénomène comme « la nature de l’URSS ». Non pas parce que nos préjugés, nos « passions », nos intérêts sont en jeu derrière nos idées, mais parce que nous ne disposons pas des moyens de concevoir la complexité du problème. Il s’agit d’éviter l’identification a priori […] comme la disjonction a priori qui dissocie, comme étrangères l’une à l’autre, la notion de socialisme soviétique et celle de système concentrationnaire. Il s’agit d’éviter la vision unidimensionnelle, abstraite. Pour cela, il faut au préalable prendre conscience de la nature et des conscéquences des paradigmes qui mutilent la connaissance et défigurent le réel. » (Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 1990)
« […] tout énoncé doit être considéré comme un « coup » fait dans un jeu. Cette dernière observation conduit à admettre un premier principe qui sous-tend toute notre méthode : c’est que parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale. […] le lien social est fait de « coups » de langage. » (Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, 1979)
« C’est déjà difficile de comprendre ce que quelqu’un dit. Discuter, c’est un exercice narcissique où chacun fait le beau à son tour : très vite, on ne sait plus de quoi on parle. Ce qui est très difficile, c’est de déterminer le problème auquel telle ou telle proposition répond. Or si l’on comprend le problème posé par quelqu’un, on n’a aucune envie de discuter avec lui : ou bien l’on pose le même prblème, ou bien on en pose un autre et on a plutôt envie d’avancer de son côté. Comment discuter si l’on a pas un fonds commun de problèmes, et pourquoi discuter si l’on en a un ? On a toujours les solutions qu’on mérite d’après les problèmes qu’on pose. Les discussions reprèsentent beaucoup de temps perdu pour des problèmes indéterminés. » (Gilles Deleze, « Nous avons inventé la ritournelle (avec Félix Guattari) », dans Deux régimes de fous et autres textes 1975-1995, 2003).
Yann Ricordel
1- Voir la définition étendue du pharmakon que donne Ars Industrialis : http://arsindustrialis.org/pharmakon
2- Voir à ce sujet Henri Lefèbre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968 ; en particulier le chapitre 3, « Phénomènes langagiers », pp. 209-265.