« LE CIEL, LA NUIT ET LA FÊTE », RADIEUX MARATHON DE TRETEAUX

LE CIEL LA NUIT LA FETE - LE TARTUFFE

75e FESTIVAL D’AVIGNON. « Le Ciel, La Nuit et La Fête » – Nouveau Théâtre Populaire – Cour Minérale de l’Université – Jusqu’au 25 juillet à 18h30 – Durée 6h30.

Choisir de jouer Molière aujourd’hui, c’est d’emblée accepter qu’il faudra se jouer de nous, déjouer l’horizon d’attente que nous aurons dessiné à force de le côtoyer, Molière. Nous connaissons la fin de chacune de ses pièces et savons finir ses alexandrins ; alors comment fera le Nouveau Théâtre Populaire pour assouvir ce qui déchire le ventre et les billets d’entrée, cette faim insatiable de nouveauté, de cohérence et de beauté ? Eh bien ils vont tout jouer, ce qui est attendu, et ce qui est inespéré (« l’inconnu, l’imprescrit, l’inattendu, l’inespéré » écrit justement Olivier Py dans son prologue au festival de cette année).

Tartuffe

Sous un ciel encore bleu, les comédiens vêtus de costumes noirs traditionnels investissent les tréteaux de bois, au bout desquels deux portes grises cadencent avec panache les entrées et sorties. De rythme, nous en avons bien besoin, car c’est Tartuffe avec trois fois rien qu’on va nous jouer pendant une heure quarante. Heureusement, les répercussions sonores que font les portes en claquant ont les échos très larges et musicaux, et agrandissent ainsi l’espace exigu sur lequel les comédiens ont à jouer, tout en rappelant que chaque scène contient son lot de répliques féroces et cyniques, de répliques qui claquent la porte au nez sans non plus congédier. Gifles, mains abattues sur la table, talons qui claquent et dansent pour séduire, coups de têtes malheureux contre la porte dans l’espoir que des bras s’ouvrent pour pouvoir y pleurer, tous les personnages ont des intérêts à défendre qui méritent que soient engagés corps et cris. Tartuffe, adoré par le patriarche Orgon, profondément haï par le reste de la famille, est immobile et courbé sur son fauteuil roulant, ses cheveux pleins de sueur plaqués contre son front. Mais le dévot est en carton alors lui aussi finira par remuer ; son masque tombe quand il cesse de tomber alors qu’il s’est levé et ne chancelle plus. Si ce premier volet ne renouvelle pas vraiment l’esthétique pauvre du théâtre de tréteaux, on passe tout de même un excellent moment en excellente compagnie, alors à la fin nous mêlons nos applaudissements enjoués aux coups de fouet assénés à ce piteux Tartuffe : des virgules pour nos rires !

Don Juan

Le plateau s’est élargi, une porte grise trône en haut des estrades où se trouvait une partie du public pendant Tartuffe, et c’est tout, et c’est grand ; les comédiens, pourtant moins nombreux, parviendront-ils à maîtriser toute cette immensité sans laisser leurs épaules se courber ? Oui, et même dès l’entrée, alors que Sganarelle s’étale de tout son long sur le plateau, tandis que Don Juan l’arpente déjà de long en large, avec classe tout en causant très naturellement. La précision de leurs gestes et de leurs voix exige une semblable fermeté pour leurs corps : souvent chorégraphiés, ils sont à leur apogée dans la scène de rencontre et de poursuite entre Don Juan et Mathurine, beaux quand ils tournent sur les gradins vides et se retournent pour s’entourer. Mais l’élégance sait aussi laisser place au relâchement et il arrive de voir les femmes avachies, sans conscience du regard de l’autre, du regard de l’homme. Ainsi les paysannes, tout comme Dona Elvire, sont séduites alors que rien dans leurs corps n’exprime leur désir d’être séduites, elles ne font pas leurs belles, elles sont belles, et d’ailleurs elles vont même s’embrasser, et même embrasser son valet. En fait, Don Juan dans cette mise en scène est assez ridiculisé, et s’il se moque du public qui applaudit après le noir plateau qui pose un point final à sa déclaration de conversion, il n’a pas le sublime de tous les autres personnages : on ne retiendrait pas son nom s’il en avait un autre.

Psyché

Psyché est la plus belle des mortelles et Venus, la déesse de la beauté, avec deux hommes soumis accrochés par de longues cordes à sa taille, jalouse l’empire que la petite demoiselle blonde a sur le monde, tout comme ses deux sœurs désespèrent de ce célibat auquel leur cadette les a condamnées. Pour raconter cette histoire qui jette une chevelure entre le ciel et la terre, le plateau se métamorphose en scène de concert rock, ou bien en piste de cabaret, et accueille un narrateur à l’allure aussi punk, folle et bigarrée que toutes les drag-queens et danseuses colorées. A ses côtés, on saute de tableaux en t’es beau, t’es belle, sans jamais tomber dans les hélicoptères de Zéphyr ! Les scènes de déclaration d’amour s’enchaînent à tout rompre, en tous lieux : les sœurs coquettes, lascives, orgueilleuses et humiliés, se prêtent le micro pour supplier les deux chevaliers de les prendre pour femmes, les deux chevaliers, bien plus amis que rivaux chantent en s’offrant mutuellement et humblement Psyché « si ta lumière brille pour lui, je ne suis plus dans le noir » mais Psyché n’aime personne encore, elle aimera le dieu Amour, dès le premier regard, car dans cette version, elle est autorisée à le voir, elle n’aime pas que dans le noir. C’est seulement lorsqu’elle demandera à connaître son nom que tout basculera. Le texte de ce dernier volet paraît plus profond et poétique que les deux premiers ; Molière a été épaulé par Apulée, La Fontaine, Flamens, de la même manière que la mise en scène déploie un large panel d’effets lumineux, musicaux, en un mot, scénographiques, pour subjuguer nos sens, et nous rendre immortels aussi longtemps qu’on a « donné notre présent » à ces dieux qui jouent aux dieux, et sont dieux encore mieux qu’eux. Allumez les néons, c’est fini le néant, la fête c’est toucher « aux cimes et au vertige » nous dit-on, eh bien nous, ça nous dit bien.

« Le ciel est en nous, la nuit est déchirée et la fête est enfin à nouveau possible »

Ces trois pièces sont liées, un peu comme un pass trois clefs, et reliées tout d’abord par la radio du Grand Siècle qui diffuse en direct, durant chaque entracte, les interviews d’acteurs historiques ou de personnages mythiques. Exemple : lorsqu’on demande à Vénus son secret de beauté, elle répond l’amour. Mais ces trois pièces ne sont pas seulement reliées, elles sont liées, par un titre comme par une logique interne forte. Si le mot « ciel » est revenu en tout plus d’une vingtaine de fois, on peut noter que ce grand bleu est d’abord absent (hypocrisie du Tartuffe) puis présent (vengeance du commandeur) avant qu’on ne soit dedans (sur le mont Olympe). Pareil pour le décor et les costumes qui évoluent, tendent vers la modernité la plus baroque. Ainsi, les vivants entrent d’abord par la porte, puis ce sont les morts (le commandeur) avant qu’il n’y ait plus besoin de portes (Zephyr est une porte mouvante). Évolution. Le coup de théâtre vient du roi, puis de la statue du commandeur et enfin du roi des dieux. Évolution.Tartuffe est faux avec dessein (il y a pourtant une sincérité profonde chez le comédien), Don Juan est menteur malgré lui (bien que son interprète transpire l’hypocrisie), mais Amour et Psyché triomphent tout deux, tout dieux, avec authenticité. Élévation. Au delà des dialectiques théâtrales que l’on peut repérer au sein de ce triptyque, chaque pièce accueille certains retours du refoulé : le pauvre dans Don Juan est notre Tartuffe ruiné. On pourrait encore trouver beaucoup de ponts entre tous ces jolis personnages mais il faut avancer, ne pas se retourner sur ce qui permet de se retrouver -comme on passe par le tréteau humble on accepte tous les excès de la comédie ballet modernisée- avancer donc, « nous rendre notre présent », éteindre le ciel, allumer la nuit, remercier la fête… Une heure quarante du matin, personne ne s’est endormi, pas même eux sur leurs lauriers, mais ils pourraient, vous les réveillerez !

Célia Jaillet

Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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