« FAMILIE », TRAGEDIE D’UNE CATASTROPHE ORCHESTREE

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« Familie » – Mise en scène : Milo Rau – Vu le samedi 29 janvier 2022 au théâtre du Point du Jour, Lyon.

Le fait divers abrite une apocalypse et fournit à Milo Rau une matière réaliste pour nombre de ses spectacles. Après le lynchage à mort du jeune homosexuel Ihsane Jafhri (La Reprise) nous sont présentées les dernières heures de la famille Demeteers, dont les membres finissent par se balancer au bout d’une corde (recyclée de La Reprise, le vieil acteur menaçait déjà de glisser du tabouret). Barthes a écrit : « Un dieu se cache sous le fait divers » – manière de signifier que la tragédie exclut la liberté et qu’une fois la fin annoncée, le suicide affirmé, il sera impossible de déjouer l’implacable avancée de leurs corps vers la mort, quoi que ces corps fassent pour mettre des bâtons écorchés dans leurs chevilles. Les enfants ne se débattent que par gestes anecdotiques. Anouilh a dit : « ça roule tout seul » et c’est vrai que la tragédie a bien fait de se mettre à l’électrique : ça s’éteint tout seul.

Un sérieux réalisme -en fond duquel s’ajoutent quelques nuances symboliques- fait le jeu de ce tragique condamné à se réaliser. Le suicide de cette famille est terriblement véridique, il s’est produit en 2007 et le voilà reconstitué dans un décor bourgeois garni de détails naturalistes, suffisants à créer cet « effet de réel » cher à Barthes. Deux chiens circulent en liberté dans l’appartement vitré. Se mettront à aboyer d’être restés en vie. Des films de famille s’enchaînent sur l’écran de télé, un pan de mur joue au puzzle avec des photographies qu’on voit déjà entassées sur une tombe, le téléphone échappe des mains de la mère, leurs corps d’un coup lâchés. Et puis il y a ces vraies larmes, ces vraies odeurs d’oignons frits et cette vraie fumée crématoire émanant du dernier repas cuisiné par le père, dernier banquet des apôtres à même de faire sentir par un ultime rituel la force du quotidien. Si seulement les gamines avec leurs gueules d’anges au ralenti qui tirent sur nos larmes pouvaient s’arrêter -comme le raconte une autre dernière anecdote- s’arrêter pour ramasser la funèbre fleur colorée, sans traverser la ligne d’arrivée coupant le souffle après l’avoir essoufflé.

Mais ne vous inquiétez pas, nous sommes au théâtre et Milo Rau ne se lasse pas de nous le répéter. Des mots anglais à apprendre par cœur pour un lendemain qui n’existe pas sont martelés et traduits d’une langue à l’autre, d’une famille à l’autre et les vitres font exister une transparence de musée qui destine la vie à être empaillée. Les interviews face caméra griffent le quatrième mur pour nous rappeler que les parents sont acteurs et les filles toutes ravies de participer à ce projet qui fait de l’ironie tragique son credo. Est-ce de la faute de Milo Rau si le théâtre est partout, même dans “l’oeuvre sans spectateur” qu’est le suicide (Foucault) et que le dernier habit que revêtent les membres de cette famille a encore été cousu pour les projecteurs ? “Le cadavre me fait l’impression d’un costume qu’on a laissé derrière soi. Quelqu’un est parti, sans éprouver le besoin d’emporter son seul et unique vêtement.” (Pessoa)

Avec une certaine obscénité, les cadavres nous sont jetés au visage après s’être jetés à leurs propres pieds. La métathéâtralité devient inutile : on ne parvient pas à adhérer à ce réalisme désagréable qui aurait trouvé plus juste place dans un documentaire Netflix qu’au théâtre. Quatre marionnettes qui n’ont pas cessé de discourir sur leur artificialité sont tout bonnement suspendues ou tirées par des fils que Milo Rau n’a pas su démêler. C’est une représentation plus qu’une compréhension du tragique qui nous est livrée, dont le manque certain de crédibilité fragilise l’ensemble des images. Le suicide familial est un sujet complexe, effroyable et effrayant, aussi intéressant que vertigineux, traité ici sans scalpel au bout des doigts, avec une pudeur aussi proche de la peur que du respect. Rencontre t-on, avec un acte aussi peu accidentel qu’unanimement incarné, sur ce plateau vitré et vitreux une parcelle d’indicible presque irreprésentable ? Je ne crois pas, le mystère du théâtre plus grand que celui de la mystère de la vie devrait toujours pouvoir l’éclaircir avec un projecteur en forme de question. Mais je me trompe sans doute (au final je ne sais pas quoi penser) alors il faut reconnaître la valeur de cette recherche nuancée sur les distances, couplée au courage difficile qu’a eu Milo Rau d’essayer.

Célia Jaillet

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