« SALLE DES FÊTES », LE SACRE DE L’ETE
SALLE DES FÊTES – Baptiste Amann – TNBA Bordeaux – Du 11 au 15/10/22.
LE SACRE DE L’ETE
Il va sans dire qu’après « Des Territoires », une épopée théâtrale mémorable de plusieurs heures, véritable succès d’Avignon 2021, le jeune et talentueux auteur Baptiste Amann était attendu au tournant avec sa nouvelle pièce « Salle des fêtes » qu’il vient de présenter au Théâtre National de Bordeaux Aquitaine où il est « compagnon » du Centre dramatique national et c’est une réussite !
A la fois l’auteur se renouvelle dans son écriture en offrant un nouvel axe de réflexion mais on retrouve sa façon de voir le monde, sa capacité à analyser sans concession les caractères des personnages qu’il convoque, de disséquer les êtres, de les rendre attachants ou insupportables, de les faire surgir plus vrais que nature…
Les dix personnages créés pour l’occasion font société au sens où ils sont les archétypes des habitants de notre monde – certain disent même « les gens » ! – avec leur lot de lâcheté, d’héroïsme, nous montrant à travers eux tels que nous sommes.
On sent que chaque rôle – magnifiquement interprétés – est au cœur d’une intrigue qui va bon train et, en deux heures trente, jette sur le plateau une bonne tranche de vie…
Comme dans tous les bons textes classiques, l’unité de temps est marquée par les saisons qui font avancer l’histoire/Histoire, unité de lieu avec cette salle des fêtes désuète où tout se noue et se dénoue, dans une installation scénique du jeune Florent Jacob (on retient son nom) qui permet cette féérie réaliste, encrée dans le monde d’avant mais bousculée par les idées du monde d’après.
Dès le début, Samuel indique sa différence. Il sera à part et c’est une pure performance de Samuel Réhault (déjà dans « Des territoires ») qui s’impose comme un comédien magistral avec une composition absolument poignante du frère de Marion, la protagoniste principale, écrivaine en mal d’inspiration qui a raconté l’histoire de son frère, entre le vie et la mort, et qui l’engloutira sous 150 000 exemplaires de livres vendus…
Slalomant dans les espaces vides du plafond de la salle des fêtes qui traine au sol, un air joué sur une cigare box guitare ouvre le prologue qui plante les personnages de la pièce. Une montagne de chaises est rassemblée à jardin, trois lustres éclaireront le bar de cette salle néo-art déco dont on sent qu’elle a bien vécu avec ce sol rouge cramoisi qui apparaît fatigué de porter toute cette vie…
Suzanne et Marion en couple veulent fuir Paris. Elles cherchent le lieu idéal pour mener leur nouveau projet de vie qu’elles croient commun mais dont on verra qu’il diffère… Dans un village du châtillonnais, un lieu retient leur attention. Elles s’y voient mais déjà elles se cherchent des noises : écrit-on « pour » ou écrit-on « sur » s’agace Suzanne qui ne voit que « de la poésie partout dans cette usine » et qui ne fait pas de cadeau à sa compagne confuse et qui culpabilise d’avoir popularisé la vie de son frère…
Apparaît alors la salle des fêtes et au moment de l’automne, dans ce qui sous tendra la pièce, la fresque climatique et les questionnements qu’elle induit, s’installe et les habitants du village dessillent les yeux des deux naïves venues de la capitale : dans ce village où il y a un cour d’eau, on ne peut pas s’absenter, on est esclave de ses crues et de sa prise de conscience dépend la vie de tout le village : du paysan en aval, du meunier plus loin… On parle, on se dit les choses. On constate qu’on ne peut pas payer et on s’engage dans la solidarité…
Sous couvert de « politique citoyenne » le jeune maire du village entraine son monde. La rénovation des ouvrages se fera avec les moyens du bord. Cela va créer des liens, des solidarités… une illusion d’acceptation des deux femmes sous couvert d’un intéressement certain… L’hiver est là. Le maire test son discours… il se prend pour Loupakine et rend un vibrant hommage à « La Cerisaie » de Tchekhov dont il voit la similitude avec la situation de son village… « le travail de notre imagination envahi par le noir » dit le Maire qui se laisse convaincre d’écouter un morceau de musique de la composition de Samuel qui est au meilleur de sa forme avec une performance de folie pure qui fait exploser la salle mais qui apporte son lot de tristesse sous-jacente… et ce n’est pas le débonnaire « Marie-Christine » de Nougaro qui nous empêchera de penser au drame évité juste avant et à la fraternelle connivence des deux écorchés vifs que sont le paysans et le fou… on n’est décidément pas loin de Tchekhov.
Le printemps apporte son lot de loto pour secourir les deux femmes au bord de la ruine à cause de leur projet « inconscient et fou » de restaurer cette bâtisse qui ne cesse de les engloutir devant les travaux qu’il faut y faire. Baptiste Amann poursuit dans son idée d’une galerie de portraits poétiques et réalistes, posant les bases d’une saga véridique « votre sourire annule ma honte » dit une ado en pleine révolte… « il faut prendre soin de notre chagrin » lui répond un autre comme en écho avec les épisodes précédents.
Ne lésinant pas sur les clichés pour tirer son histoire plus avant, l’auteur et metteur en scène de « Salle des fêtes » sort le « Diégo » de Michel Bergé mais dans la version de Johnny Halliday… et saisit ainsi les travers émouvants des personnages banals qu’il nous montre.
L’épilogue confond Marion et Romain, une anagramme qui vient fêter un départ inéluctable qui opposera Marion et Suzanne pour toujours… A quel temps nous as-tu conjugué demande « la puce » ? au temps où l’ancienne usine a englouti leur amour et leurs projets à tous, sans aucun doute !
Emmanuel Serafini
Photo Pierre Planchenault