LE FUTUR RESTE A ECRIRE / PHILIPPE PERRIN

Un entretien avec Philippe Perrin

 
– Philippe Perrin, vous faites une entrée remarquée dans le monde de l’art en 1987 avec un « Hommage à Arthur Cravan » qui d’emblée vous a installé en artiste-dandy, symptomatique d’une certaine tradition française du dilettante un peu « cailra », détaché des contingences de ce marché contre lequel vous ne cessez de buter. Ce sont ces premiers héros de la modernité artistique, des Picabia, Duchamp, Tzara, Cravan… une certaine attitude donc, tout comme les « voyous » historiques Caravage et Villon qui vous interpellent et vous nourrissent. Paradoxalement, vous qui avez grandi dans la décennie 70, il semblerait que ce sont donc plutôt les périodes précédentes de l’histoire de l’art qui vous intéressent singulièrement.
Malgré tout, votre engagement d’artiste, s’il n’est pas politique au sens stricto-sensu du terme, est très fort, tout comme les actions plutôt musclées que vous avez pu mener ici ou là… Que pouvez-vous nous dire de votre positionnement vis à vis de cette période des seventies où un art plus directement politique a émergé ?

 
Pour commencer je ne bute contre aucun marché. Je fonctionne à ma manière, à contre-courant ou en parallèle, sur des chemins qui me sont propres, par ailleurs le genre de période que nous traversons me donne entièrement raison,. En électron libre je subis la crise moindrement que d’autres trop encrés dans un marché de masse. J’ai souvent remarqué que bien des gens connaissent les noms des galeristes chez qui ils ont acheté des « œuvres » en ayant oublié le nom même de l’artiste. La galerie « Label » et l’artiste « produit ». Ce n’est pas mon cas. J’ai une identité propre qui m’empêche d’être noyé dans ce magma du marché de cet art entré désormais de plein-pied dans l’industrie du luxe. Quand j’étais dans les couloirs de la dernière FIAC j’avais l’impression d’être au « Bon Marché ». On vend des formes en oubliant leurs sens, comme de vulgaires pompes. Ca ne tenait pas debout et tout le monde l’a bien senti. Quand les galeries d’art contemporain se mettent à « fourguer » des modernes dans les foires ça sent le sapin. Forcément je me fais pas mal d’ennemis depuis toutes ces années, avec ma grande gueule, mais c’est à cela que l’on reconnaît la valeur des gens paraît-il  ?…

Les « amis » qui nourrissent mon Panthéon personnel et dont je me sens proche ou qui m’abreuvent, à qui je fais souvent référence ou que j’utilise parfois, de Cravan au Caravage, de Joe Strummer à François Villon ou Louis Mandrin ont toujours été des personnalités fortes, résistantes ou « en colère ». Poètes assassins ou chanteurs en cavale, ils ont tous été des acteurs et non pas des produits de leurs époques. Je suis un enfant des années soixante, un adolescent des 70’s, mais je ne dissocie pas l’histoire et la culture passée du présent. Tout n’est que continuité. Le « Gun Club » de Jeffrey Lee Pierce s’écoute facilement après la lecture de «La ballade des pendus » de Villon. Pour moi le mouvement Punk de mon adolescence est presque une synthèse de toutes ces personnalités, ou au moins un maillon de cette même chaîne qui se glisse inlassablement dans le temps. Résister, fabriquer, décider, faire, agir, c’est ne pas se laisser endormir, c’est ne pas se faire abattre ou emprisonner. Exister, tout simplement. C’est cela mon engagement. Être moi, rester moi, avoir mes idées et mes pensées propres. Les exprimer, les clamer ou les déclamer, en passant d’une forme à une autre sans en oublier le sens. Être un « artiste », agir dans l’art, la musique ou la poésie (je n’ai surtout pas dis l’écriture ou la littérature), ce n’est pas faire des études de marché, c’est faire ce que l’on est, ce que l’on voit, le montrer et le partager avec les autres. Avec générosité. Être un homme et mourir à la fin. Un punk rocker quoi, definitively, comme le disait encore Joe Strummer peu avant sa mort en décembre 2002. Pour ce qui est des artistes/dandys du moment, je n’ai jamais revendiqué quelque chose de la sorte. On m’a « qualifié » de tel. Une histoire de critiques ou de journalistes. Je ne suis pas une posture, une imposture. Je ne suis que moi. Je laisse ce perchoir vulgaire aux pseudos intellectuels du boulevard Saint-Germain adeptes des passages télévisuels histoire de frimer un peu devant les « gonzesses ». Quant à mon engagement, oui, il est souvent politique. La politique ne se résume pas à une politique de politiciens, elle est un droit du peuple, un devoir, un sens à nos conditions d’humains. Si tu ne politises pas tes pensées quelles en sont leurs sens ? A quoi servent tes conversations entre amis sans accords ni conflits ? Rien. Que dalle. La démonstration, la dénonciation, la « mise en lumière » des faits (divers), sont pour moi le but de l’action artistique. Je suis parce que je suis. Je suis parce que je dis. Je ne suis pas parce que je pense, je suis parce que j’affirme. Point barre.

– Vous vous définissez souvent comme un provocateur. Mais un provocateur raffiné, qui sait combien cette attitude-là n’est pas une fin en soi, et doit impérativement générer du sens, une responsabilité. Et un appel d’air généralisé, vous qui êtes avant tout épris de liberté et le revendiquez haut et fort. Un artiste engagé donc, sans être militant. De quel tribut pensez-vous être « redevable », en tant qu’artiste de ce début de millénaire, à l’égard des générations qui vous ont précédé ?

Je ne me suis jamais revendiqué provocateur. Encore moins raffiné. Pffff. (rires !) Je suis même aisément lourd si la poésie environnementale l’autorise. Avec Rudy Ricciotti, en bon numéro de siamois, nous nous laissons régulièrement aller verbalement vers la lourdeur en nous tapant sur le ventre : Quelle légèreté enfin ! Quel bonheur ! la liberté…

Je ne me revendique surtout de rien. Les gens qui n’ont pas d’identité propre se revendiquent toujours de quelque chose pour se mettre en valeur et s’en servir de garde-fous en cas de « suspection » quant à l’honnêteté de leur « discours ». Ils diront les choses «au nom de». La culture est l’intelligence des idiots. Taisez vous, plutôt !… Un peu de respect. Et le mot « engagé », si lourd de sens lui-même qu’il en prive toute liberté de l’être. Et « militant », dont la racine est la même que celle du mot « militaire » (membre d’une force armée). Aucun groupe donc. C’était justement les 70’s des Brigate Rosso, de la Bande à Baader, de Carlos, etc… On a vu où tout cela a mené. Une grande manipulation au bénéfice des…  La lutte est pour moi dans l’individualité. Nous avons changé d’époque. L’ennemi c’est les autres, en général. Tout le monde est devenu trop égoïste pour former des groupes, puisqu’il ne reste d’idéologie que l’individualité et le confort « canapé » qui va avec. Être libre c’est ne rien posséder, pouvoir déménager demain avec deux valises sans avoir à se poser de questions. Les comptes bancaires changent de lieux aisément, pas les ateliers « d’artistes » à crédit de 2000 M2. Que je ne possède pas, d’ailleurs, contrairement à tellement de gens que je connais qui sont au final plutôt dans l’immobilier que dans la culture ou la pensée. Même si « culture » et « pensée » sont des mots qui ne veulent plus dire grand chose non plus au moment où les « penseurs » sont des présentateurs télé. Je n’aime pas posséder, cela m’empêche de dormir, m’étouffe, m’étrangle. Je me sens bien avec une carte visa dans la poche et un sac à la main. Le reste m’indiffère. La liberté c’est cher. Ca coûte les tripes et les couilles, il faut avoir le courage de les poser tous les matin au réveil sur le billot.

La liberté se paie. Elle ne peut être pour moi que dans la solitude et dans l’autonomie. Hélas…
Il ne s’agit pas d’être « engagé » ou « militant », il faut être résistant.

– Pour vous qui êtes un « enfant de Marcel Cerdan » au moins autant que de Marcel Duchamp, quelle est la part d’ombre, de malédiction et même -pourquoi pas- de légèreté qui vous a inspiré, ou que peut-être même vous revendiquez de ces années soixante-dix, si riches en expériences limites, notamment celles que tentaient de repousser sans cesse avec leur propre corps, de leur propre vie misée sur le tapis, les « héros » de la pop-culture, des types comme Warhol ou Jim Morrison, les body-artistes viennois, ou encore le mouvement punk de la fin de la décennie ?

Marcel Cerdan, Duchamp, Aymé… Marcel Amont !!!
Marcel tout court. Le tee-shirt sans les manches à retrousser comme une décision de se mettre « au boulot ». Je suis un fainéant de naissance. La fainéantise te donne l’obligation de la rapidité et de l’efficacité dans l’action. Tout doit être pensé, réfléchi, précis, pour pouvoir être posé au bon endroit au bon moment sans avoir trop d’efforts à fournir. Tu dois être au top si tu veux retourner faire la sieste ! Finalement, n’est-ce pas de la fainéantise mais plutôt de la sagesse ? Je ne suis pas fainéant puisque mon cerveau est en action permanente et que j’agis à bon escient. En tout cas j’essaie.
Des années 70 il me reste quelques souvenirs flous.

Oui, en effet, « Quand les attitudes deviennent formes » a changé beaucoup de choses (dans l’art, c’est à dire dans pas grand chose), mais nombreux sont ceux qui l’ont comprise à l’envers. On ne va pas revenir sur « la forme » ou sur « la posture et l’imposture ». On en a parlé précédemment. Des années 70 nous pourrions parler de la lointaine guerre du Vietnam, du célèbre « bonjour » de Yves Mourousi au journal de treize heures, de l’assassinat de Jacques Mesrine, de le colle à rustine des Ramones ou encore des anciens trotskistes-léninistes pleurant sur leur tommes de chèvre en Ardèche avec regrets, du combat opposant Ali à Foreman à Kinshasa ou de la mort d’Elvis. Les années 70, celles de mon adolescences, j’ai aussi envie de dire que ce sont les « Années Junkies »… Bien sûr, j’ai des millions de souvenirs merveilleux. Ils sont ceux de l’enfance. Des colonies de vacances au bord de la mer et des conneries drôles dans les caves des immeubles, des petits traficotages et des coiffures à la bière, du punk rock autant que de la disco de Cerrone. Mais je me souviens aussi de la « Petite Marie ». Tout le monde en était amoureux. Elle était si jolie que pour faire comme ses idôles (ces cons de Morrison, Hendrix ou autre Joplin) et leur ressembler, elle est morte d’une overdose d’héroïne. Un ange pâle dans des chiottes dégueulasses. Beaucoup sont morts à cette époque du même syndrome. Ah ouais, une vraie « bénédiction ». Les amis tombaient régulièrement autour de nous quand ils ne finissaient pas à l’hôpital psychiatrique, , la jeunesse s’auto-décimait et on avait l’impression que c’était normal. Pour conclure, le « No Future » a fini d’achever de passer à la moulinette cette génération perdue « entre deux ». Et pour ceux qui auraient échappé à cette malédiction, les années SIDA sont arrivées juste après pour finir la besogne, début des 80’s. Il ne me reste plus beaucoup d’amis de cette époque. Quelques survivants éparpillés ça et là. Les beaufs, eux, ont survécu à tout.

La malédiction de ces années là ? Finalement avoir les yeux ouverts, la sensibilité exacerbée, la pensée vive. La bénédiction ? Celle de les avoir vécues et d’être toujours là, avoir gardé la colère (malédiction), mais la ferveur et la croyance des grands « bandits tragiques » dans l’âme.
Comme disait Joe Strummer dans les années 2000 : The future is unwritten…

Maintenant foutez-moi la paix, j’ai du travail et le dernier Red Hot Chili passe en boucle chez moi. Il est de 2011 et il est vachement bien. Musique…

Philippe Perrin.
Peu importe où. Décembre 2011

Propos recueillis par Marc Roudier
 

A voir jusqu’au 18 mars 2012 : UNDER THE GUN / Oeuvre acquise par la Société des Amis de la Fondation Maeght / Salle de la Mairie / Fondation Maeght, Saint Paul

Prochaine expo : Mai 2012 / Guest Star à la Biennale de La Havane, Cuba avec BAJO EL FUEGO, oeuvre monumentale placée dans la ville, avec une conférence « de rue » de Rudy Ricciotti.
 

A lire : Philippe Perrin, always the sun…
Editions Al Dante 2010 / ISBN-EAN13 : 9782847618747
Important catalogue publié à l’occasion de la rétrospective Philippe Perrin, « Haut et court » à la Maison Européenne de la Photographie, qui réunit les principales oeuvres de l’artiste de 1986 à aujourd’hui.

 
 
 

 


 

1 – Heaven / 2006 / Fonte d’aluminium, diamètre 340 cm / Aluminium cast / Installation dans l’église Saint-Eustache, Nuit blanche 2006, Paris
2 – Philippe Perrin, autoportrait
3 – Always the sun, Une du livre éponyme aux éditions Al Dante (2010)
4 – au premier plan : The Magnificent Seven / 2007 / Kalashnikov bullets / Aluminium, fonte d’aluminium hauteur 230 cm / Aluminium, aluminium cast / Collection Alexandre Allard
5 – Welcome to Miami / 2000 / Lame de rasoir acier inoxydable 150 x 75 cm, résine Razor blade stainless steel, resin /Collection privée

toutes photos Copyright Philippe Perrin.

 
Expositions personnelles :
2011 UNDER THE GUN Musée Maillol. Paris
2010 HAUT ET COURT Maison Européenne de la Photographie. Paris
2009 ONE MAN SHOW Galerie Albert Benamou. Paris
2008 REMIX Galerie Sollertis. Toulouse
AGRANDISSEMENTS Galerie Maeght. Paris
HEAVEN EXPRESS Bnd contemporaryartvision. Milano
2007 STRAIGHT TO HELL BOY Galerie Pièce Unique & Variations. Paris
2006 HEAVEN Eglise Saint-Eustache. Nuit Blanche. Paris
DEATH OR GLORY Halle Carpentier. Nuit blanche. Paris
SHOOTINGSTAR Xin Dong Cheng Gallery. Beijin
2004 PHILIPPE PERRIN SUPERSTAR Guy Pieters Gallery. Knokke. Belgique.
RUSSIAN ROULETTE Aïdan Gallery. Moscow
2003 CAYENNE Incognito. Paris
2002 GUNCLUB Galerie Seine 51. Paris
LE MONDE VU PAR LA FRANCE. PART 1 Odapark. Vernay. NL
2001 POUPESTROY Galerie R&L Beaubourg. Paris
1997 LES MYSTÈRES DE PARIS Maison Européenne de la Photographie (MEP). Paris
RENDEZ-VOUS AU CIEL Galerie R&L Beaubourg. Paris
UZI. Galerie Enrico Navarra. Paris
1996 SCUGNIZZO Galerie Scognamiglio & Teano. Napoli
SHOOTINGSTAR Galerie Pièce Unique. Paris
1995 MY SPEEDWAY Galerie Beaubourg. Paris
1993 BLOODYMARY (Avec Pierre Joseph) Galerie Jousse & Seguin. Paris
1992 BRAND NEW CADILLAC Torch Gallery. Amsterdam
1991 STARKILLER. UN CARGO POUR ALGER Galerie Air de Paris. Nice
LA CHAMBRE A L’HÔTEL WINDSOR (permanent) Hôtel Windsor. Nice
STARKILLER, LA MAISON (avec Jean Nouvel) Galerie Beaubourg. Paris
1990 MON DERNIER COMBAT Salle sportive N°73. Moscow
MON DERNIER COMBAT La Criée Art Contemporain. Rennes
1989 LA PANOPLIE PHILIPPE PERRIN Chez Emmanuel Perrotin. Paris
1987 HOMMAGE A ARTHUR CRAVAN Orangerie de la ville. Grenoble

Dernières expos collectives
2011 BANG BANG CCA Andratx, Malloca. Spain
L’ART CONTEMPORAIN ET LA CÔTE D’AZUR
Un territoire pour l’expérimentation, 1951 – 2011 ECO PARC. Mougins
LE TEMPS DE L’ACTION Recherche sur l’histoire de la performance CNAC, Villa Arson. Nice
ART ET ARGENT, LIAISONS DANGEREUSES Monnaie de Paris
L’AUTOREPRESENTATION DANS LA PHOTOGRAPHIE CONTEMPORAINE Centre culturel Banco do Brasil. FotoRio.
Rio de Janeiro
2010 CARACTERES FRAC Poitou-Charentes
2009 PHASE ZERO / 96 PROPOSITIONS SPACIALES Galerie Serge Aboukrat. Paris
 


 
LE SITE DE PHILIPPE PERRIN : http://www.philippeperrin.com/

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