CARNETS DE TEL AVIV (#03) / DOCAVIV 2012 : UN MONDE SANS TOI

CARNETS DE TEL AVIV par Sabine Huynh.

Tel Aviv, le 8 mai 2012.

Chère D.,

Je t’écris à l’adresse que mon amie L., ton ancienne patronne, m’a donnée pour toi : ton nom suivi d’un numéro de boîte postale à la poste centrale de Manille, aux Philippines. Nous ne nous sommes vues que deux fois, quand j’étais enceinte de sept mois et juste après mon retour de l’hôpital. Sans ton aide, l’appartement n’aurait pas été assez propre pour accueillir mon bébé. Il était convenu que tu reviennes la semaine d’après pour m’aider encore une fois, mais je ne t’ai jamais revue. En vain, je t’ai appelée, la sonnerie retentissait dans l’absence de toi et il n’était pas possible de te laisser de message. J’ai lâché quelques textos dans la nature, restés sans réponse. Où es-tu maintenant ? À Manille ? Et tes trois enfants ?

Si tu lis cette lettre, je ne te demande pas de répondre. Sache que ton souvenir m’a marquée. Lorsque je me promène le samedi dans le quartier de la gare routière de Tel Aviv, un monde coloré, peuplé principalement d’immigrants (philippins, chinois, somaliens…), je cherche ton visage parmi ceux, riants, ouverts et bronzés, des amies manillaises qui profitent de leur weekend pour se retrouver. Quand je descends le boulevard Rothschild pour récupérer ma fille à la crèche, je pense à toi en passant à côté des jeunes philippins, hommes et femmes, postés derrière les fauteuils roulants de personnes âgées. Avant de te connaître, je me demandais si ces personnes étaient des survivantes de la Shoah. Aujourd’hui, je scrute plutôt les visages de leur aide gériatrique et je suis souvent déçue, d’une part parce que je ne lis rien dans leux yeux opaques, d’autre part parce qu’aucun d’entre eux n’est toi.

Docaviv, le festival international du film documentaire de Tel Aviv s’est ouvert jeudi dernier sur des films réalisés par des étudiants israéliens en cinéma. Le premier en liste était l’exaltant documentaire Grace, de Michal Aronzon, de l’école de cinéma Sam Spiegel à Jérusalem. Quarante minutes de bonheur en compagnie de Grace, une femme philippine dans la quarantaine, une de tes anciennes amies peut-être, qui vit en Israël depuis vingt ans (regarde la bande annonce si tu as un ordinateur : http://www.docaviv.co.il/en/2012/films/1597).

La touchante Grace et ses trois enfants, trois garçons, comme toi. La belle Grace et sa première petite amie, une jeune philippine goguenarde, ex-droguée, aux cheveux coupés à la garçonne et teints en blond, par Grace elle-même, Grace l’extraordinaire battante, qui tient un petit salon de coiffure à la gare routière centrale de Tel Aviv. Dans ce havre 100 % philippin des femmes se font pomponner et étreindre par la généreuse Grace, qui donne sans compter. Ensemble, elles mêlent les rires aux larmes et aux rêves, dans un hébreu courant. Les préoccupent le retour utopique au pays, et le grand amour, car ce sont d’incurables romantiques. D’ailleurs, tous les adeptes de karaoké comme elles ne le sont-ils pas ? Le film montre Grace et une amie en train de s’adonner aux plaisirs de ce loisir inoffensif : elles rayonnent et Grace… son sourire quand elle chante m’a rappelé le tien, ma chère D., le genre de sourire qui transforme le visage en l’éclairant de l’intérieur : la lumière de l’espoir.

Interrogée sur l’ambiance à la maison, Grace dit : « Chez nous, il y a du silence et du bruit, le bruit du bonheur ». Elle vit dans une maison coquette et une scène du film les montre, elle et son plus jeune fils, Yarine, en train de faire du jardinage. Il chantonne en hébreu les paroles de « Mon père a une échelle », une chanson écrite par Talma Eligon-Rose, sur un enfant qui pense qu’il a le meilleur père au monde. Mais Grace a divorcé de son mari israélien, qu’elle traite de « noudnik » (« imbécile ») et… quelques scènes plus loin, on apprend, émerveillé, qu’elle suit une formation en techniques de construction de bâtiments, la seule femme (en robe d’été), au milieu d’une dizaine d’hommes. Elle parle de rentrer aux Philippines y construire de ses propres mains la maison de ses rêves. La scène de clôture du film la montre en train de fixer des étagères à un mur, à moins qu’elle ne construisait une niche (les étagères formaient un cadre), ou qu’elle s’apprêtait à percer une fenêtre…

Et chez toi, D., c’était comment ? Toi et tes trois enfants dans un deux-pièces situé à deux pas du marché alimentaire Carmel de Tel Aviv, au premier étage d’un immeuble abritant principalement des immigrants. Je les connais de vue, ces bâtiments lépreux, et je me suis toujours demandé quelles en étaient les conditions de salubrité. La dernière fois que nous nous sommes vues, tu es arrivée en retard, avec des cernes sous les yeux. Tu m’as avoué avec lassitude les descentes de police fréquentes en plein milieu de la nuit, les aboiements des traqueurs et leurs poings impatients s’écrasant sur les battants de portes leur résistant, la terreur des enfants aussi. Je t’ai demandé si tes papiers étaient en règle, tu as haussé les épaules : « Ils ne peuvent rien contre moi parce que mes enfants sont nés ici ». Alors où es-tu, où êtes-vous maintenant ? Je te connais à peine et pourtant je ne me console pas d’un monde sans toi.

Deux autres bons films étudiants à voir : Remind me who I am (« rappelle moi qui je suis ») de Yaël Michaelson, et Someone to hum with (« quelqu’un avec qui fredonner ») d’Itay Zur. Tous deux sur la solitude des êtres qui malgré eux ont disparu pour les autres.

Le premier nous présente Nissim Aharon, il souffre d’amnésie psychogénique depuis qu’il a appris la nouvelle de son licenciement économique il y a quatre ans. Il a perdu son identité personnelle. Il est comme un nouveau-né, mais sans expressivité. Il ne reconnaît plus sa femme et ses enfants. C’est un père qui ne sait même plus se servir d’une échelle, et ses fils lui apprennent à faire du vélo, à clouer des planches, à épeler. Ses anciens amis et collègues l’ont déserté.

Le second nous emmène au bout de la nuit, là où les échelles mènent à la lune et aux étoiles, et où la poésie réconforte les cœurs : respectivement auprès d’Eran, traumatisé par le conflit israélo-libanais de 2006 (il était à l’armée) ; de Tomer, qui peine à se remettre la mort subite de son père, survenue en l’an 2000 ; d’Ofir, qui récite de la poésie comme pas deux et tient son journal intime, alongé sur un lit jonché de livres ; d’Helena, qui passe la nuit à cuisiner moults plats pour personne ; et de Gilbert, un guitariste et chanteur solitaire. Tous les jeudi, à deux heures du matin, ces âmes solitaires se retrouvent sur les ondes radiophoniques, et fredonnent des airs qu’ils aiment avec le présentateur Benny Bashan, dans son émission « Il y a quelqu’un avec qui fredonner ». Ils ne se connaissent pas et pourtant ils sont là l’un pour l’autre, et ils s’ouvrent comme ils ne se sont jamais ouverts à personne. La photographie du film d’Itay Zur est soignée, les cadrages sont très beaux, le regard qu’il porte sur ces fredonneurs nocturnes est d’une tendresse infinie. Les dernières images nous montrent un soleil aveuglant se lever sur un monde bruyant dans lequel des êtres habitent, mais sans y appartenir.

Hier, j’ai vu le film Dreams of a Life (« rêves d’une vie ») de Carol Morley : le corps de Joyce Vincent, une anglaise née en 1965 aux Caraïbes, est retrouvé en 2006 en état de décomposition avancé dans son studio, à Londres, devant la télévision allumée. Sa mort remonterait à 2003 et personne n’avait remarqué sa disparition. Une vie oubliée, effacée par l’indifférence ? N’a-t-elle donc manqué à personne ? Le cœur serré, j’ai envoyé deux textos durant la projection : un à ma mère et un vers toi. Seule ma mère a répondu.

J’ai également vu le poignant I Will Forget This Day (« j’oublierai ce jour ») d’Alina Rudnitskaya : des plans fixes de femmes, en noir et blanc, qui attendent leur tour pour se faire avorter dans une clinique russe.

Finalement, le cinéaste flamand Manno Lanssens nous a offert les derniers mois de la vie de Neel, dans son beau film Epilogue : Neel a cinquante ans et est atteinte d’un cancer en phase terminale. Elle décide de se faire euthanasier. Je me suis souvenue de quelque chose que L. m’avait dit à ton sujet : qu’il ne te restait plus qu’un sein.

Comme tu peux le constater, les films documentaires que j’ai vus ne sont pas des plus gais, mais ils portent sur la vie telle qu’elle est, et sur des êtres dont l’absence fossoie les silences. La tienne, par exemple. Qu’ajouter, sinon que j’espère que tu vas bien.

Sabine

Sabine Huynh, Tel Aviv, mai 2012.

www.sabinehuynh.com
Docaviv 2012 : http://www.docaviv.co.il/en/2012/films/1597).

Visuels : Photos 1, 4-6, 8-9 : © Sabine Huynh / Photos 2-3 : © Adi Bar Yosef / Photo 7 : © Carol Morley

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