MUERTE Y REENCARNACION EN UN COW-BOY : LE RODEO INFERNAL DE RODRIGO GARCIA

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Rodrigo Garcia : Muerte y reencarnacion en un cow-boy / T2G Théâtre de Gennevilliers / 11 – 19 janvier 2013.

Les acides ne prennent pas, la montée se transforme en mauvais trip, la descente est rude. Avec Muerte y reencarnacion en un cow-boy, Rodrigo Garcia ne nous convie pas à une fête, mais à un rodéo infernal. A chacun de dealer avec ses frustrations et ses doutes : dévastateur !

Sur le plateau du Théâtre de Gennevilliers trône un étrange totem : une vache mécanique prête à en découdre, dans la pure tradition texane. Ses yeux rouges électriques clignotent, comme un appel muet, instaurent une certaine connivence. Des panneaux de signalisation routière nous annoncent des dangers imminents, une avarie possible. Une mystérieuse scène d’agonie lance la pièce dans des gémissements, des grognements et autres cris de douleur inhumains. Un performeur porte l’écran d’ordinateur qui nous la montre au plus près de sa peau. Le geste est étrange, le rendu en est saisissant. Il donne le ton aux écorchés vifs qui ne tarderont pas à se déchainer, il entérine également la place borderline que Rodrigo Garcia octroie dans cette pièce à la vidéo, outil à même de créer l’indétermination et le décalage spatio-temporel, ou de magnifier, en nous y plongeant, les délires et les expériences intérieures de ses protagonistes. La mort annoncée dès le titre sera filmée par d’impassibles caméras de surveillance.

Mais pour l’instant la salle se transforme en caisse de résonance d’un combat insensé qui secoue les deux performeurs. Guitare et basse amplifiées réagissent violement : les larsens fusent dans l’espace tels des décharges d’adrénaline, les infrabasses prennent aux tripes, remuent de l’intérieur. Les étreintes sont féroces, les instruments volent sur scène, accusent des coups de pieds ou encore le poids des corps qui écrasent les cordes, tout en les faisant vibrer. Rodrigo Garcia confirme une fois encore sa propension pour un théâtre physique, de l’extrême dépense.

L’énergie délirante de Juan Loriente et Juan Navarro, collaborateurs de longue date du dramaturge et metteur en scène argentin, marque une partition complètement déjantée qui s’apparente aux performances de musique bruitiste avec leurs déflagrations jouissives. Les hurlements enragés des cordes sont ponctués de moments de répit où la corpulence peu glorieuse des deux comparses s’efforce d’entrer dans les carcans de la beauté et de la grâce classiques. Les interprètes prennent le plateau, se lancent dans des traversées en pas de deux, marquent des postures de ballet, s’essaient à des portés et équilibres, toujours au son des clochettes et grelots accrochés aux cagoules qui leur masquent les visages. L’effet est cocasse et déchirant. Pas besoin de texte, le trémoussement d’un fouetté exécuté avec trop d’application envoie les normes valser. Des cornes sonnent un appel ancestral qui marque le coup d’envoi d’un solo extatique de la vache mécanisée qui tourne sur elle même, s’affole dans une orgie rock aux accents de rituel chamanique.

Toujours à bout de souffle, l’action prend une voie de biais, s’engouffre dans un étroit couloir qui jouxte la scène. L’explosif artiste suisse Romain Signer nous avait appris dans une récente exposition* que ces lieux de passage ménagent plein de surprises. Il en est de même pour la pièce de Rodrigo Garcia : ce couloir mène vers une véritable chambre des rêves au cœur des coulisses. Une geisha pleine de sollicitude, des poussins piaillant terrorisés qui pullulent sur leurs corps, des éclats et des reflets de lumière qui fusent dans l’obscurité épaisse, voici quelques éléments disparates qui participent à une perte nette des repères, à un glissement vers des territoires insondables de l’imaginaire, sous le regard impassibles des caméras de surveillance.

Le tour de force est remarquable : avec un minimum de moyens, le metteur en scène réussit à ménager un sas spatio-temporel qui suspend les lois de la raison. Les sens en sont augmentés de manière exacerbée. Une irrésistible sensation de flottement gagne la scène alors que les bras large ouverts, un des performeurs se tient débout sur la vache mécanique qui s’est remise à tournoyer. Les images d’un lent panoramique à 360° embrassant mer, ciel et sable dans un geste répétitif et hypnotique, projetées à ce moment même en arrière plan, produisent une ouverture inespérée, terrible.

Dans ce théâtre de la fulgurance sensorielle, la parole arrive tardivement. Soumis à un shibaru** de la langue, un performeur entame péniblement un monologue. Les mots sont pâteux dans la bouche entravée, matière sonore aux limites de l’articulation. Après avoir endossés un à un les attributs à travers lesquels l’imagerie collective désigne les cow-boys, jusqu’aux pointes aiguisées des éperons qui ornent les santiags, les deux performeurs engagent un étrange face à face avec le public. Avachis dans des chaises longues, cachés sous des Ray Bans, ils commencent à débiter des sentences sur la vie, le couple, la condition humaine, la deuxième chance, tout en sirotant des bières. La frustration et l’échec transpirent de cette joute verbale apparentée à la philosophie de comptoir. Les situations évoquées sont triviales. Malgré leur énormité, les propos grattent des endroits sensibles. Une sensation inconfortable, car familière, de gueule de bois est distillée lentement sur scène.

Un chat est mis en présence de poussins, auxquels il ne manifeste pas le moindre intérêt. Avec la même incongruité, l’extrait d’agonie cinématographique qui ouvrait la pièce trouve son écho dans la retransmission en direct de l’euthanasie sèche d’un croissant, hors des regards du public, dans les coulisses. Rodrigo Garcia construit sa pièce avec une lucidité extrême. Un implacable sentiment de désolation marque la fin et gagne l’assistance. Son antidote, c’est le même artiste qui nous l’a donné un peu plus tôt dans le texte, ce rire tellurique qui vient des entrailles, un des mystères de son théâtre.

Smaranda Olcèse

* au Hangar à Bananes, dans le cadre de la manifestation Mon Voyage à Nantes, 15 juin – 19 aout 2012
** art complexe du bondage japonais

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Photos Christian Berthelot

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