ENTRETIEN AVEC JAN FABRE, AUTOUR DE SES « GISANTS »
ENTRETIEN : JAN FABRE
« Gisants : Hommage à E.C Crosby et K.Z Lorenz » / exposition de Jan Fabre à la galerie Daniel Templon / Du 28 février au 20 avril 2013.
« La seule chose que l’on peut faire en tant qu’artiste, c’est se donner la mort. Toute mon oeuvre est une préparation à cette disparition » : Alors qu’une atmosphère lugubre pèse lourdement sur les Gisants de la Galerie Templon, cette phrase lue à la sauvette nous revient à l’esprit. Certes Jan Fabre use la mort et la fait œuvrer, mais avec cette exposition on en vient à se demander si finalement la mort n’a pas pris, ici, un triste ascendant morbide. Que cherche à tuer Jan Fabre en nous imposant, là, son inertie de marbre? Voilà, les seules questions qui nous viennent à l’esprit lorsqu’on s’apprête à l’interroger. On s’attendait donc à rencontrer un Jan Fabre mort-vivant: c’est finalement rieur et aussi complexe que décomplexé que le plasticien a répondu à nos questions. Explications.
Inferno : La mort occupe une place primordiale dans votre recherche. Est-ce qu’elle est toujours présente ? Là, immédiatement, où se cache-t-elle ?
Jan Fabre : Evidemment qu’elle est présente en permanence puisque je fonctionne avec un squelette ! Le squelette, c’est la représentation de la mort par excellence. La chair disparaîtra, seul le squelette demeurera.
Inferno : Avez-vous des objets – un crâne de bois, un cerveau de marbre sculpté – qui agissent comme des pense-bêtes dans cette optique de constante célébration funèbre ?
Jan Fabre : C’est à dire que j’ai été, dans ma vie, deux fois dans le coma. Etre dans le coma perturba énormément ma vie, lui a apporté une intensité radicalement différente. Je vis dans un temps que l’on pourrait qualifier d’un « bullet-time ». L’ensemble de mon oeuvre est une élévation de ma vie. C’est essentiel de traiter de la mort pour intensifier la vie. Vous savez, on vit dans une société qui ignore la mort… Ma grand-mère, est morte il y a dix ans. Ma mère l’a mise dans une belle chambre, et tout le monde pouvait venir la voir. C’est important. Aujourd’hui, la plupart du temps, quand quelqu’un meurt, on le met sous le tapis rapidement et puis il faut continuer, comme si de rien n’était. La société actuelle productive est soumise entièrement à l’impératif capitaliste, or tu n’es pas productif quand tu célèbres la mort. Le problème c’est que quand tu ne parles pas avec les morts, tu ne peux pas parler avec les vivants. Seuls les morts, le dialogue avec les morts, peuvent apprendre aux vivants à vivre densément.
Inferno : Vous critiquez le productivisme forcené de la « société capitaliste ». C’est donc un vrai message politique qui se profile à l’aune de vos oeuvres? Vous prenez parti, en créant ?
Jan fabre : L’acte d’un artiste est toujours politique. Je veux dire, dans mon pays j’ai eu des problèmes pendant des mois et des mois avec les nationalistes et l’extrême-droite. Quand j’ai crée Beetles on ceiling at the Royal Palace, il y a plus de dix ans, j’ai eu des problèmes pendant plus de 6 mois avec eux. Ils foutaient de la merde devant ma porte d’entrée, ils m’envoyaient des lettres dans ma boîte disant que j’étais une « Pute de la reine » et autres insultes. Tout ça, ça provenait de la direction de l’extrême-droite et des nationalistes.
Inferno : Justement, avec l’exposition Gisants que vous présentez aujourd’hui, vous rendez hommage à Konrad Lorenz, un scientifique qui participa de l’idéologie nazie. Vous dîtes que tout acte est politique : mais ici vous semblez distinguer le choix politique et le travail scientifique, non ?
Jan Fabre : Honnêtement je pense que ça appartient à l’histoire, à un moment précis de l’histoire – et je ne veux pas juger. Il ne faut pas oublier que le fascisme était la représentation d’une nouvelle ère, à l’époque. Je comprends complètement qu’on ait pu être inspiré par ce genre de choses, par l’utopie, en tant qu’artiste. Regardez tous ces gens vis à vis de Marinetti. Pour la plupart d’entre eux il a fallu un ou deux ans pour prendre de la distance. C’est la même chose pour Konrad Lorenz. Il faut être assez humain pour comprendre ça. Savoir que vous auriez pu être fasciste est essentiel pour ne jamais vraiment devenir fasciste. Une fois que tu as accepté que tu aurais pu être fasciste, alors tu peux faire un pas de plus pour ne pas l’être. Mon travail défend la vulnérabilité du genre humain. C’est comme regarder en soi et se demander « Qu’est-ce qui en moi est fasciste, qu’est-ce qui en moi est extrême? ». Il faut comprendre ça pour ne pas se laisser submerger. Accepter de n’être qu’un être humain, avec toute sa faiblesse propre.
Inferno : Vous semblez refuser le terme de morale. Voyez-vous un rapport entre la morale et l’art ?
Jan Fabre : Je pense que mon travail est une conciliation entre principes éthiques et principes esthétiques. Ouais, si c’était seulement artistique, ça serait du maquillage, un vernis. Evidemment que mon travail charrie l’éthique autant que l’esthétique. Mais ça ne signifie pas qu’il juge quoique ce soit – ça ne signifie pas qu’il est moral. Excepté, évidemment le fait que je sois en total désaccord avec l’extrême-droite ou le nationalisme et je le dis. Mais même dans ce cas, je ne veux condamner personne. Ce que je veux, en tant qu’artiste, c’est affirmer : « on pense peut-être d’une mauvaise-manière ».
Inferno : On voudrait vous interroger sur le rapport que vous soulignez, dans toutes vos œuvres et dans « Gisants » en particulier, entre poésie et science. Dans quel sens posez-vous ce rapport: s’agit-il de poétiser la démarche scientifique ou la poésie est-elle intrinsèque à la science ?
Jan Fabre : Oui, c’est plutôt ça, la deuxième option. Ce que je veux dire, les grands scientifiques sont avant tout poètes. Ils cherchent à voir l’invisible, la symétrie invisible. Cela fascine. J’ai de très bonnes relations avec de nombreux scientifiques. Je viens de finir un film avec Giocomo Rizzolatti, il est l’inventeur des neurones miroirs. l a notamment démontré que l’imitation et l’empathie font partie de la construction même du cerveau. C’est révolutionnaire.
Le travail de ces scientifiques influence vraiment ma recherche artistique.
Inferno : Donc vous considérez que la science, comme l’art, ne sont pas des démarches herméneutiques mais bien des démarches créatrices…
Jan Fabre : Oui, en science comme en art, c’est une histoire d’hypothèses. On formule une hypothèse et puis on la met à l’épreuve, on la prouve. Tout le monde ne parvient pas à faire ça, chez les artistes, mais les bons, oui. En tous cas, c’est toujours une question d’imagination, une question d’imagination poétique : savoir supposer quelque chose… Je pense que c’est cette faculté qui connecte les bons artistes et les bons scientifiques. Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire de Sherlock Holmes: Le curieux incident du chien pendant la nuit. Sherlock Holmes demande à Dc Watson s’il a entendu le chien aboyer et le Dc Watson répond « Non je n’ai rien entendu –La curiosité est inscrite à ce niveau précis. Vous comprenez ce que je veux dire avec cette histoire ?
C’est la symétrie invisible qui est importante (ndlr: le fait que le silence révèle, paradoxalement, un bruit). Cette histoire est pour moi une imitation de la démarche scientifique. Bon, ce n’est pas un scientifique, Sherlock Holmes, c’est un détective. Mais il dit quelque chose d’intéressant sur cette symétrie dont je parle, sur cet invisible que nous devons suspecter, partout. Suspecter, c’est déjà faire une hypothèse, déjà commencer à créer.
Inferno : Vous faites de choses totalement différentes : vous sculptez, vous chorégraphiez, vous mettez en scène, vous écrivez. Y a-t-il un matériau auquel vous-êtes, plus sensible, que vous travaillez quotidiennement ?
Jan Fabre : Disons que je suis un « Serviteur de la beauté ». J’utilise donc le meilleur matériau pour réaliser l’idée que j’ai en tête. Parfois j’écris pour certains acteurs que je veux voir, parfois je chorégraphie pour des danseurs que j’estime, parfois je sculpte. En tant qu’artiste, j’expérimente. Je cherche un peu surtout, avec des matériaux multiples. Ainsi, on ne peut pas me catégoriser en tant que peintre, on ne peut pas me définir en tant qu’écrivain, on ne peut pas me réduire à un sculpteur (rires). Ouais, je suis un très bon fugitif.
Inferno : Par rapport à « Gisants », vous présentez des cerveaux en marbre, des corps morts à disséquer…Votre démarche se place-t-elle sous le signe de l’intellectualisme, pourquoi tant de cerveau, dans tous les sens du terme ?
Jan Fabre : Vous savez, je crois à la sagesse du corps. Le cerveau fait partie du corps: le cerveau est même la partie la plus sexy du corps… Quand tu n’as pas d’imagination, tu ne peux pas avoir d’érection. Donc ma réponse… Ce serait que les deux sont toujours là. Quand tu réfléchis, tu deviens comique.
Quand tu ressens, tu deviens tragique. Quand tu réfléchis tu prends de la distance par rapport aux choses, tu travailles le comique. Au contraire quand tu es dans les choses, dans l’intensité des choses, tu deviens tragique. L’artiste est celui qui doit faire le pont, faire ce lien entre comique et tragique – entre la pensée et le sentir.
Blandine Rinkel, Quentin Margne
Propos recueillis le 28 février 2013.
Traduit de l’Anglais par Blandine Rinkel.
Visuels : Jan Fabre, Portrait, photo Stephen Mattues / Jan Fabre, Gisant (Hommage à E.C.Crosby), 2012 / Vues générales et détails / Marbre blanc de Carrara — 270 × 185 × 128 cm © Galerie Daniel Templon, Paris — Angelos — Photo : Pat Verbruggen / Jan Fabre, Brain Dragon, Marbre blanc de Carrara © Galerie Daniel Templon, Paris — Angelos — Photo : Pat Verbruggen / Jan Fabre, portrait, photo DR / Copyright Jan Fabre 2013 / Galerie Daniel Templon Paris.
super interessant. merci!