ACTORAL : LA PART DES FEES DANS LES NUITS DE L’AUTOMNE MARSEILLAIS
Retour sur le festival actOral 2013 : La part des fées dans les nuits de l’automne marseillais.
La treizième édition d’ActOral festival international des écritures et des arts contemporains à Marseille a eu lieu du 24 septembre au 13 octobre 2013. Basé au centre Montévidéo, co-dirigé par Hubert Colas et Caroline Marcilhac, il rayonne dans Marseille, du FRAC au théâtre Joliette-Minoterie, du Merlan aux Bernardines, du Klap Maison de la danse à la Criée, de librairies en galeries. Une édition forte d’où fusent deux axes de réflexion : Qu’est-ce un festival ? ; et la montée en puissance des artistes femmes.
« Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. » Marcel Duchamp (cité dans le programme d’actOral 6 en 2007)
Irruption d’une temporalité autre. Il était proposé chaque jour, en plusieurs lieux dans Marseille, avec un jour « off » par semaine, plusieurs choses, de la lecture au spectacle. Suivre le festival dans sa continuité. Tout comme l’organisation du festival que l’équipe de Montévidéo a mené parfaitement. Une performance non pas tant parce qu’il aurait fallu courir d’un lieu à un autre – les soirées pour cela étaient pensées pour un lieu à chaque fois (enfin, presque) – mais parce que voir trois lectures un soir et le lendemain une mise en espace et deux spectacles, et ainsi de suite, pour l’esprit, cela relève de la performance ;
Cette fébrilité festivalière d’actOral suspend le temps ordinaire comme une fête pour restituer à la création sa valeur exceptionnelle, sa valeur d’acte faisant irruption. C’est le principe d’un festival, de rompre les rythmes ordinaires des théâtres synchronisés sur la vie salariée et scolaire et donc indexés à la vie économique. C’est comme ça que quoique fassent les artistes pour ne pas être pris pour des professionnels du divertissement voire des fabriquants de produits sur ce qui devient le marché du spectacle vivant, ils voient leurs œuvres malgré elles réduites à cela ou risquer de l’être. En revanche, la temporalité du festival renverse cette hiérarchie et rappelle que la création vient d’un tempo artistique en rupture par rapport au monde travaillé. Ainsi, voir plusieurs propositions dans la journée, c’est sortir de la consommation. Mais quand les journées du festival se succèdent sans non plus ménager le temps du désœuvrement lié aussi à la création artistique, c’est frôler un autre travers, celui d’une offre surabondante qui remet dans la posture du consommateur.
ActOral gagnerait, si cela était possible compte tenu de contraintes de production, à dérégler la succession des soirées, en injectant du temps libre, de façon irrégulière, entre deux ou trois journées fortes, le temps de laisser les œuvres rayonner et se faire échos les unes aux autres dans l’espace critique fécond que leur juxtaposition crée – et cela d’autant plus à actOral où la programmation vient d’une réfléxion sur les écritures contemporaines et est pensée comme un ensemble. Il manque peut-être aussi en ce sens plus de rencontres publiques, comme celle très réussie avec Gisèle Vienne le soir de The Pyre au Merlan, animée par son codirecteur Jean-Marc Diebold et Hubert Colas, qui fut suivie par une cinquantaine de personnes (il y aussi eu celle avec Rabih Mroué et Lina Saneh à la Villa Méditerranéenne après Qui a peur de la représentation?). Ceci étant dit, ActOral 13 a mis en jeu des questions liées à la représentation et à sa nécessité comme à sa critique, tout en poursuivant son fil qui est d’interroger les écritures contemporaines ; il a mis aussi en avant la parole artiste comme celle de « je » singuliers. Il s’agirait de penser comment déployer cet espace critique-là au moment du festival.
La part des femmes. L’autre axe que j’aimerais mettre en perspective, c’est la part des femmes dans la programmation. Elle est parlante car elle n’est pas que l’effet d’une intention, même si Hubert Colas et Caroline Marcilhac sont bien évidemment favorables à une affirmation des femmes artistes et/ou auteures. Cela semble plus le croisement entre le travail de repérage de Montévidéo et une tendance de fond qui voit de plus en plus de femmes s’aventurer dans les champs de la création contemporaine. Si parmi les invitées d’actOral, des femmes comme Gisèle Vienne, Latifa Laâbissi, Olivia Granville, Miet Warlop, Lina Saneh ou Sophie Perez semblent des exemples de femmes artistes fortes qui sont parvenues à s’imposer seules ou, pour les deux dernières, dans des duo avec un homme, le fait de les voir ensemble programmées dans actOral forçait à reconnaître que les femmes avaient une place adéquate dans actOral. Et cela d’autant plus qu’étaient aussi programmées du côté des lectures, la metteuse en scène et actrice Clara Chabalier (mettant en lecture Une nuit d’été de David Greig), les performeuse et auteures Caroline Bergvall, Nathalie Quintane et Sarah Bahr, et les auteures Edith Azam, Véronique Bergen, Sonia Chambrietto, Cécile Meinardi et Annie Zadek. Une place d’autant plus belle qu’étant donné les pièces que j’ai pu voir, toutes restent sur le fil d’une invention exigeante de formes, c’est-à-dire en miroir d’une parole à traduire coûte que coûte.
The Pyre de Gisèle Vienne en est un exemple. Comme le dit la chorégraphe lors de la rencontre publique au Merlan, le livre (l’écriture) était sous le plateau : elle a commandé un texte à Dennis Cooper, qui a été lu séparément lors d’une lecture à part (Jonathan Capdevielle), et dont aucun mot n’a été dit sur scène. Il n’en était pas moins la trame de sa création qui, cette fois, semblait traduire plus précisément ce qu’elle cherche à évoquer de pièces en pièces, derrière sa réflexion sur la reconstitution, l’imaginaire et la marche du fantasme. Quelque chose représentant le hiatus entre l’homme et la femme, qu’elle ne semble pas reconnaître car elle ne croit pas à la parole féminine, dit-elle, et, pour elle, le genre n’est pas distribué selon les sexes. Certes, mais il reste que le malentendu entre les genres se nourrit d’images archaïques qu’elle met en scène : celle d’une femme possédée par le devenir de « poupée danseuse » qu’un petit garçon adule car il y voit une figure d’éternel féminin divin entre l’hétaïre mécanique et l’Eve future, mais sitôt que cette figure s’abaisse à un geste envers le masculin qui est immédiatement associé à une humeur maternelle par l’homme, le petit garçon en ce dernier la rejette dans la haine panique de la castration.
Dans The Pyre (Le Bûcher) Anja Röttgerkamp au corps incroyablement sculpté qui, à force d’être hyper féminin, paradoxalement, recèle quelque chose d’androgyne est mise en scène avec un petit garçon, dans une ambiance abstraite dessinée par une scénographie visuelle et sonore d’ordre psychédélique qui a quelque chose du grotesque (donc du monstrueux), Gisèle Vienne fait toucher à ce drame psychique sempiternel non sans trait d’esprit. Et elle le fait sans malentendu, à la différence de précédemment où transparaissait surtout la séduction d’un univers fantasmatique pervers (Kindertotenlieder), parfois d’humeur gothisante (Eternel idole), focalisant l’attention sur la question du genre. Or, depuis Showroodummies, les pièces de Gisèle Vienne comportent ces figure de la poupée mécanique et du garçonnet ou du jeune garçon psychopathe (il y avait ainsi un enfant dans Stéréotypie et, dans Une belle enfant blonde ou I apologize, il y avait quelque chose du petit garçon dans la présence de Jonathan Capdevielle).
Pour la performance de Sophie Perez avec Xavier Boussiron (Cie Zerep) Broute solo, je renvoie à mon texte sur Inferno et qui analyse leur travail d’invention de forme comme devenant des plus clairs.
M’a marquée Nathalie Quintane également, pour cette intelligence cinglante et drôlatique, donnant un extrait de son prochain livre La descente des médiums avec un écran vidéo où elle pose devant une voiture rétro, sans s’étendre, comme d’un trait de plume. Comme le titre l’indique, Nathalie Quintane en appelle à des forces nouvelles contre le rationalisme qui ne cesse de nous plomber.
A travers le geste de Hubert Colas pour Annie Zadek (voir l’article sur Inferno) il a été possible d’entendre la singularité si rare de l’écriture de cette auteure que les drames de la mémoire hantent et aussi amènent à découvrir les zones frontières entre mémoire et rêve nocturne.
Caroline Bergvall, dans une originalité complète, en duo avec un très jeune compositeur et universitaire londonien, Adam Parkinson travaillent des poèmes où l’anglais se métamorphose en français et vice-versa, en une langue contemporaine aux accents médiévaux. Cette poètesse d’origine franco-norvégienne établie en Grande-Bretagne interroge le langage à travers la traduction.
Maintenant deux focus, l’un sur Sarah Bahr et l’autre sur Clara Chabalier, autre manière de tenter de cerner ce que cette part des femmes incarne, même si naturellement, je ne me risquerais pas à soutenir que les femmes auteures et artistes auraient une parole ou un regard spécifiquement féminins qui se différencierait des hommes.
Sarah Bahr, l’atelier intérieur. Sarah Bahr est une auteur plasticienne, qui s’est montrée très à l’aise dans sa lecture performance. Sport est un curieux texte qui laisse transparaître un « je » pris au ras du sensible, de la perception, qui se noie dans les choses et les matières, qui est comme dépassé et qui pourtant, en suivant son fil sensible est loin de perdre le nord ou d’être désorganisé. Comme un petit être qui glisse dans le désordre ou la désorganisation de l’extérieur, sans résister au monde de manière frontale, sans s’agacer, car ramassé sur lui-même, il porte son monde propre. Un texte très architecturé sous des airs d’évanescence, de déliquescence ou de ne pas savoir où aller. Un texte qui met en avant un autre ordre, intérieur, subvertissant la perdition apparente. Pour sa lecture-performance, Sarah Bahr arrive le corps difforme et dit à la table son texte qui commence par évoquer un marteau, tout en orchestrant sortant un premier cube de mousse blanche de son épaule par exemple. Sa métamorphose se met en place, à mesure qu’elle extrait des bouts de mousse, et cela à des moments très précis de son texte, moments charnière (de tournant, où s’effectue un glissement de texte comme de terrain). Quand tout le texte est dit, un cube de mousse blanc a été reconstitué, image d’un soi comme un bloc de sensible, de même que son corps a repris forme. Cela parle d’une extériorisation, d’une construction, d’une rigueur qui passe par la douceur. Sarah Bahr pose avec cette performance un acte où s’intriquent écriture et performance, écriture plastique et écriture textuelle. Sarah Bahr est une artiste plasticienne et auteur (http://www.sbahr.com/).
Clara Chabalier, le sensible à fleur de peau. Hubert Colas a confié à Clara Chabalier, actrice et metteuse en scène (Autoportrait par exemple ; voir ce texte sur mon blog ), de mettre en lecture Nuit d’été de David Greig, auteur britannique assez célèbre. Nuit d’été a été à l’affiche de théâtres privés anglais et joué comme une comédie musicale – des partitions sont écrites dans le texte. Mais mise en lecture de la façon dont Clara Chabalier l’a fait, cette pièce de théâtre tire vers une écriture post Sarah Kane qui n’aurait pas peur du tragi-comique. Un beau texte sur le désir, sur la médiocrité prosaïque et mortifère du monde et de la famille, sur la solitude des êtres de désir, également un texte surréaliste. Si deux amants, conscients de l’impossibilité de l’amour, ou de l’éclatement des choses ou encore de l’absurdité de leur rencontre sans avenir, trouvaient un pactole, qu’en feraient-ils ? Ils le brûleraient en une nuit fantastique, répond David Greig dans ce « songe d’une nuit d’été » du XXIe s. Clara Chabalier s’empare de ce texte qui est un dialogue entrecoupés de didascalies, avec cinq autres comédiens, qui se partagent les voix. Elle, Pauline Jamet et Carole Malinaud, s’approprient la parole féminine et Samir El Karoui, Simon Guélat et Charles d’Oiron, la parole masculine, tout en se partageant la voix du narrateur. Tous mettent en jeu une présence sensible, touchée, qui fait résonner le désir comme ce qui embarrasse et rend décalé voire légèrement grotesque, à contresens d’une époque qui fabrique une subjectivité lisse et conformiste. Comme des petits personnages de bédé sans cesse pris dans des aventures et des émotions improbables (comme celles dans une boîte masochiste où ils se retrouvent ficelés dans une séance de bondage japonais et oubliés à leur sort, parce qu’un concert vient de démarrer dans un autre espace du club). Rien n’est joué dans cette lecture, sinon dans des déplacements vers les micros et dans les voix, laissant filtrer tout le sensible de présences qui ne se cachent pas derrière le personnage ou la mise en scène. C’est toute la singularité d’un « je » qui s’affirme, mais d’un « je » qui implique une subjectivité qui se définit par le désir, par un face-à-face avec le désir, contre la peur qu’il peut faire.
Mari-Mai Corbel
Visuels : 1 : Clara Chabalier / 2 : Sarah Bahr / Copyright Actoral 2013