« VIEJO, SOLO Y PUTO » : HUIS CLOS PORTENO DESESPERANT ET LUMINEUX
Viejo, solo y puto / mis en scène par Sergio Boris / Jusqu’au 29 janvier 2015 / Théâtre de La Commune – CDN – Aubervilliers.
« Viejo, solo y puto »: vieux, seul et prostitué. Nous voilà avertis: l’incursion portègne signée Sergio Boris ne fait pas dans l’argument touristique. Anti-carte postale tourbe et nauséeuse, elle donne à voir la marge, l’underground argentins, quand ceux-ci ne sont ni glamours ni hype.
Sexe, drogue et prostitution: le tiercé gagnant à l’audimat est ici relégué au statut de toile de fond d’un morne quotidien. L’unique cadre de la pièce – créée en 2011 à Buenos Aires- est l’arrière-boutique décrépie d’une pharmacie familiale, métaphore d’un univers occulte et glauque qui boute définitivement hors du plateau toute tentation d’exotisme aguicheur. C’est sur cet improbable radeau, jonché d’étagères aux médicaments épars, que se frottent et s’affrontent cinq personnages à la dérive. Il y a d’abord Evaristo, qui travaille, sans diplôme, à l’officine familiale, et Claudio, son ami, agent de publicité médicale. Les deux hommes, la quarantaine pas flatteuse, échangent quelques mots tandis que leurs copines se refont une beauté, derrière le rideau du coin d’eau. Nous parviennent leurs gloussements de midinettes à voix rocailleuse: Sandra et Yulia, transexuelles, modèlent leur féminité à coup d’injections et de pilules, sous les conseils moins médicaux que lubriques de leurs partenaires.
Bientôt, Daniel, le cadet d’Evaristo, rejoint le quatuor; ses allures de petit monsieur effacé, son désir de faire les choses dans les règles et sa conscience morale qui affleure, mettent en danger, on le pressent, les combines médicamenteuses des quatre autres. C’est pourtant lui qu’on célèbre ce soir: il vient d’obtenir son diplôme de pharmacien. Amère et cruelle victoire: il y a consacré plus de dix ans de sa vie, alors que quatre auraient pu suffire…
Le metteur en scène a prélevé de Buenos Aires une tranche de vie réaliste, qui donne à sa pièce des airs de cinéma direct. L’accent argentin, les modismes, l’éternelle pizza muzzarella (qui a détrôné, à la faveur de l’inflation, la carne sur la table des argentins), la bière et la cumbia en fond sonore installent l’action dans l’ordinaire du quotidien. Une seule scène, sans ellipse, nous fait partager un peu plus d’une heure aux côtés d’Evaristo, Claudio, Daniel, Sandra et Yulia. La simultanéité d’actions et de dialogues renforce la sensation de réalisme.
Pas de dénouement, pas de climax ni de phrase choc, pas de paillette non plus, si ce n’est celle posée sur un œil charbonneux, résultat laborieux d’une longue séance de maquillage. Il n’y aura pas de miracle ici, cette certitude s’affermit au fil des minutes, proportionnelle à l’insistance de Claudia pour aller à la boîte El Magico (le magique) impossible issue de secours d’une situation entravée. Car rapidement, la soirée se grippe, les tensions se répètent, les désirs aussi « Allons danser au Magico », semble presque implorer Sandra, qui repousse avec lassitude les gestes insistants de Claudio, mac plutôt que fiancé. On pressent que ce ne sont là ni les premières disputes, ni les premières injections. Les corps sont fatigués par une vie qui ne fait pas de cadeau: la veille, Yulia s’est « cognée contre un trottoir », elle a des bleus et une blessure à la lèvre.
La mise en scène de Sergio Boris, servie par cinq formidables interprètes, charge progressivement le plateau d’une atmosphère oppressante, pour un huis clos quasi claustrophobique, à l’heure avancée où les esprits n’y voient plus très clair et où les corps s’échauffent. Pas de misérabilisme, pas de moralisme, pas d’angélisme non plus. Les personnages, proxénètes, victimes, diplômé, portent en eux les contradictions et les errances d’une société qui reconnaît depuis 2012 à chacun le droit de choisir son genre, mais qui interdit toujours l’avortement. Sombre, par moments désespérant, « Viejo, solo y puto » génère pourtant sa propre lumière: il y a là des humains qui sentent, s’émeuvent, se battent, et qui veulent croire à des jours meilleurs.
Christelle Granja
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Photo Veronica Schneck