LENIO KAKLEA, CENTRE POMPIDOU

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Lenio Kaklea, Centre Pompidou, Paris.

Un dialogue est entamé dans une langue qui nous échappe, étrange gazouillis qui semble venir de très loin sans que les lèvres des deux interprètes ne bougent. Leurs visages restent figés, leurs corps s’engagent dans une grande proximité qui fait exister l’espace entre, comme la persistance opaque d’une intuition qui expose les formes et leur relation. L’épaisseur indifférenciée, dense et protectrice d’un coffrage qui laisse à peine deviner l’endroit lisse et intérieur où les traits d’un visage se sont figés dans la matière, porte dans son volume désormais scindé, caverneux, plusieurs questions à la fois théoriques et terriblement sensuelles, liées à la trace, au souvenir de l’empreinte et à la connaissance par contact.

Il y a dans ces gestes simples et ludiques, qui cherchent à trouver la place initiale de ce moulage dans les creux du corps, une insistance et une gravité indicibles qui rappellent par voies détournées, tactiles, l’incomplétude générique de toute personne, la nature foncièrement composite de toute fiction individuelle. Kerem Gelebek cache à moitié son visage dans le plâtre et cette figure disparate est d’autant plus troublante que nous allons deviner un instant plus tard que les traits qu’il essaie d’emprunter sont pris d’après le visage de Lenio Kaklea. Il y a donc du jeu, un infime décalage, un espace d’ajustement et de non-identité irréductible et cette création explore justement ces interstices, les tensions qui travaillent l’endroit même du contact, où l’altérité devient extrêmement proche et pourtant résiste.

Les deux interprètes constituent une même figure gémellaire, complicité et complémentarité viscérale semblent définir leurs actions. Si nous nous penchons sur l’archéologie de cette pièce, dont un premier dévoilement a eu lieu à l’Atelier de Paris sous forme d’ouverture de studio et dont des éléments ont ensuite été montrés dans l’intimité d’une salle de projection privée dans le cadre du projet curatorial Nuvolari, nous comprenons que ce qui relie Kerem Gelebek et Lenio Kaklea est à chercher dans un premier temps du côté de ces images d’orientalisme exotisantes qui viennent hanter parfois certains moments de danse. Margin Release, le titre de la création, traduit d’une certaine manière leurs voix silencieuses, qui affirment l’urgence de sortir des cadres, de déborder les discours essentialistes imposant la norme, qui défendent la possibilité des corps hybrides, incomplets, toujours en train de s’accomplir, de construire leur fiction.

L’air circule entre les deux danseurs, selon un principe de vases communicants, et les bruits quelque peu burlesques qu’ils émettent font signe vers les cavités, espaces et volumes intérieurs, en négatif du souffle qui les irrigue. Une paume, un doigt, un genou, un pied ou encore les avant-bras unis dans une étreinte, laissent des traces volontiers grossières sur des feuilles blanches de papier. La chorégraphe active leur pouvoir d’invoquer la respiration, le toucher, le pouls qui fait battre le sang dans les cellules. Ce jeu entre l’abstraction et l’organicité est aussi simple que puissant.

Indéterminé, mystérieux, un moulage des plis du corps circule entre les interprètes et permet de les envisager sous d’autres angles, greffe qui augmente leurs potentialités, ou rigidité plastique qui entrave leur mouvement. Il en va de même du masque qui, un instant plus tard, couvre le visage de Lenio Kaklea, élément certes figuratif, double qui surprend les traits et les fige à jamais – selon une technique utilisée dans les rituels funéraires romaines –, objet qui, à la fois, accomplit l’acte de représentation et occulte. La danseuse et chorégraphe n’aura jamais été si fragile que dans ces moments où cette surface qui attire les regards des spectateurs, annule le sien. Le pas de deux qu’elle entame avec Kerem Gelebek investit pourtant tout le plateau, mobilise les sens, est l’occasion de véritables moments de grâce. Ils ont désormais tous les deux les yeux fermés et reprennent cette même danse. Ce qui l’instant d’avant n’était qu’une intuition s’affirme comme une évidence. L’empreinte du visage git quelque part sur le plateau, les masques sont intégrés à même la chair, ils obstruent le regard et rendent de ce fait même cette danse miraculeuse. Car la qualité d’écoute phénoménale, la relation subtile, l’osmose qui s’y déploient enfin font que la rencontre a lieu et ouvrent un espace où leur pas de deux pourrait se continuer ainsi, à l’infini.

Smaranda Olcèse

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photos Hervé Véronèse

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