AU BONHEUR CITOYENS ! MARTIN CRIMP AU PIED DU SAPIN
De la République du bonheur : Martin Crimp – Elise Vigier & Marcial Di Fonzo Bo / TnBA, Bordeaux / du 12 au 16 janvier 2016.
Au Bonheur, citoyens ! Martin Crimp au pied du sapin de Noël
Dans la République du bonheur, à plus d’un « titre » résonne comme un oxymore : le bonheur de l’individu est-il soluble dans l’impératif catégorique sociétal de la République démocratique ? Quel « crédit » peut-on accorder à notre société occidentale avancée qui prétend « offrir » le bonheur manufacturé à chacun ? Le dramaturge iconoclaste Martin Crimp trouve en Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo les inspirés metteurs en scène de cette arnaque capitaliste déclinée en trois tableaux discordants. Par déraillements successifs programmés, faisant voler en éclats toute idée de bonheur prêt à porter, ils déglinguent – tant dans la forme que dans le fond – la « mise en scène du bonheur » à la portée de toutes « les bourses ».
Tout commence pourtant – premier tableau – comme un conte de noël bien lissé. La famille au complet est là réunie autour d’une table dressée impeccablement pour fêter l’événement ; l’argenterie comme il se doit fait partie des invités et un arbre – artificiel – enguirlandé trône dans l’angle de la Cène. Sauf que, très vite, dans ce décor bourgeois pour pièce de boulevard, des dysfonctionnements apparaissent comme en décalage avec ceux du vaudeville ordinaire.
L’une des deux sœurs clame haut et fort son bonheur d’être enceinte (on ne saura de qui… le sait-elle elle-même ? Rien n’est moins sûr) et ce faisant attire l’ire de l’autre, deux fois mal mariée. La grand-mère affiche elle le plaisir incommensurable d’être « rrrriche ». Le grand-père, lui, revendique le fait d’avoir passé dix ans en taule et de n’être point impuissant : il passe son temps à « s’astiquer » avec des magazines porno dont il revendique pleinement la lecture. Quant à la mère, quand elle n’est pas absorbée par la remise en place du sonotone de son mari pré-handicapé de l’oreille, elle saute de l’un à l’autre pour accueillir toutes ces saillies en les recyclant dans le pot commun du bonheur partagé.
Tout serait donc (presque… version Copi) dans le meilleur des mondes possible, si ne s’invitait aux agapes l’oncle Bob. Et là les grains de sable qui faisaient déjà grincer l’ordre bourgeois le pulvérisent. Sur un ton doucereux et sirupeux, discordant avec le contenu de son discours, il vient annoncer à la sainte famille attablée que rien ne va plus, les jeux sont faits, son épouse, Madeleine, restée dans la voiture en bas, l’a chargé de dire qu’elle abhorre tous les membres réunis, et pas qu’un peu… « Elle vous hait. Elle trouve chacun d’entre vous, à sa façon, répugnant. Mais c’est plus profond que ça, c’est plus profond que ça, ça va encore plus loin que ça… », se plait-il à répéter en boucle comme pour tenter en vain de circonscrire l’étendue de la haine suscitée par tant d’abjections réunies sous le même toit. Jusqu’à l’arrivée tonitruante de la donzelle – montée là « pour pisser » – moulée dans une superbe robe en lamé bleue ayant peine à contenir la générosité des formes de cette pétroleuse explosive (« incrôyable » Julie Teuf, ex élève de l’éstba Bordeaux en Aquitaine), seule capable d’interrompre le flot des miasmes charriés par « la volonté de vérité ».
Changement brutal de tableau : l’onde de choc a littéralement fait exploser le décor précédent le pulvérisant totalement ! Le plateau est nu (et bientôt il ne sera plus seul à l’être…), si ce n’est des miroirs reflétant à l’envi les personnages privés du confort d’un décor étayant qui, lui, s’est écroulé sous les coups de boutoir des critiques désintégratives. Chacun des personnages précédents, redoublé par un autre semblable – et « répliqué » une deuxième fois par le miroir réfléchissant – va s’évertuer à montrer, et à dire et à chanter dans le micro offert, qu’il est unique… alors que les images et l’écholalie des paroles dupliquées apportent un déni flagrant à cette revendication « hors propos ». Sur le plateau, la comédie musicale et chorégraphiée du bonheur bat son plein. Dans les rangs des spectateurs, malaise dans la civilisation. L’inquiétante étrangeté des faux semblants suinte derrière la façade lézardée du bonheur tonitruant.
Qui plus est, comme pour souligner l’absurde de cette tentative dérisoire et tragique d’échapper au rouleau compresseur de la normalisation à grande échelle, opérée par la superstructure idéologique en marche continue, « Les Cinq libertés essentielles de l’Individu » (titre du second tableau) qui vont être explorées, relèvent d’un crétinisme « réfléchi ». Liberté d’écrire le scénario de sa vie, d’écarter les jambes, de connaître l’expérience d’un traumatisme, de tourner la page, de vivre pour toujours, autant de diktats libertaires qui résonnent du pesant d’absurde contenu dans la double injonction contradictoire : « Sois libre ! ». Tout ce joyeux fatras cacophonique, orchestré – au sens propre – par trois musiciens sur scène, « met à nu » les personnages en quête de vérité. Cet exutoire ira très logiquement jusqu’à les « libérer » de leur costume social… Mais ce qui ressortira au final, de cet au-delà de la nudité projetée sur un plateau, c’est encore et toujours l’utilisation d’un code prescrit – passage obligé du nu dans toute « libération » montrée – qui nie ce qu’il revendique.
Enfin, troisième tableau : la chute de La République du bonheur… Bonté divine ! Débarrassé de la clique familiale, l’Oncle Bob – magistralement interprété par Marcial Di Fonzo Bo – va se retrouver « en tête à corps » avec sa plantureuse épouse au sourire démoniaque – époustouflante Julie Teuf, déjà nommée. Seul face à ce monument, il devra passer sous les fourches Caudines de sa volonté ravageuse. « Embrasse Robbie, embrasse ! », lui ordonne-t-elle, ajoutant sourire sarcastique aux lèvres : « De quelle façon Robbie suis-je cruelle ? Parce que je tue ou parce que je baise pas ? » . Et son Robbie soumis – c’est le prix de son bonheur… – lui répondra, faisant chœur avec elle : « Nous sommes les plus heureux êtres que la Terre a porté de tout temps »…
Il était difficile d’aller plus loin dans la dérision cruelle, dans l’ironie grinçante, et l’humour noir décapant aboutissant au dézingage en règle des mécanismes à l’œuvre dans la fabrique du « Bonheur » préfabriqué par « la République » des intérêts mercantiles. Comme si le bonheur pouvait être obligatoire ! Comme s’il pouvait être une affaire d’Etat !
La liberté guidant – en sourdine – le peuple, mise en branle en filigrane par le triumvirat subversif Martin Crimp – Elise Vigier – Marcial Di Fonzo Bo, et servie par des acteurs et actrices se (dé)livrant corps et âmes à la cause du peuple à la recherche d’une émancipation confisquée par l’ordre délétère, ne pouvait que soulever l’adhésion des foules pressées dans les travées de l’amphithéâtre Antoine Vitez.
Yves Kafka