NICOLAS TRUONG, « INTERVIEW » : « ETONNER LA CATASTROPHE DU PEU DE PEUR QU’ELLE NOUS FAIT »
FESTIVAL D’AVIGNON : Nicolas Truong – « Interview » – Création 2016 La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon / 18, 20, 22, 23, 24 juillet à 18h et 19 juillet à 14h et 18h.
« Etonner la catastrophe du peu de peur qu’elle nous fait »
Après son très beau et exigeant Projet Luciole, donné à Avignon en 2013, Nicolas Truong persiste et signe dans le genre risqué du théâtre philosophique et… réussit pleinement son projet de donner à entendre ce qu’interviewer veut dire.
Portés par le même couple de comédiens, le charismatique électrisant Nicolas Bouchaud et la vraie fausse « discrète » Judith Henry, une heure trente durant, fusent, dans le cadre historique de la Chartreuse, des extraits (comme on le dit de parfums) d’entretiens réalisés avec des figures phares de la pensée contemporaine mixés avec des micros-trottoirs d’inconnus : la pensée vivante livrée dans un packaging unique.
Dire qu’on tient là un petit bijou d’intelligence vivifiante offert à la vox populi (n’en déplaise aux pisse-froid d’une certaine intelligentsia bourgeoise composée d’une prétendue élite qui voudrait inconsciemment – conscience de classe oblige – se réserver la jouissance de ces biens) est un euphémisme : le déferlement de la pensée en action nous rend tous, de là où nous sommes – ouvrier, employé, cadre, chômeur, homme, femme, enfant, adulte, vieillard, blanc, noir, athée, croyant, homosexuel, bi-sexuel, hétérosexuel, etc. – « intelligents ». Le président de TF1, Patrick Le Lay l’avait bien compris cette affaire, lui qui sans sourciller et avec beaucoup de lucidité cynique avait affirmé haut et fort que, en proposant des divertissements inconsistants, ce que vendait sa chaîne aux annonceurs publicitaires (Coca Cola et autres boutiquiers), c’était du « temps de cerveau humain disponible ».
Comme des explorateurs, les deux acteurs rompus eux-mêmes à cet exercice à haut risque qu’est l’entretien, et avertis du « beau danger » qu’il représente, vont faire leur(re) des pépites « découvertes » pour, dans un corps à corps interviewer-interviewé, porter ces interrogations afin que le travail psychique qu’elles enclenchent en eux se réfléchisse ensuite (au sens physique) sur le spectateur. Et comment ne pas être irradiés par ces extraits qui cristallisent ce qu’il y a de mieux de la pensée pensante ?
Des extraits puisés dans des archives (Emission « Apostrophe » de 1984 où Marguerite Duras est l’invitée de Bernard Pivot / « Le beau danger », l’entretien entre Michel Foucault et Claude Bonnefoy en 1968 / « Le Philosophe masqué », où Michel Foucault répond à Christian Delacampagne, journaliste au Monde en 1980 / Le dialogue ente Gilles Deleuze et Claire Parnet en 1977 / ou encore le fameux entretien sur la disparition des lucioles que Pier Paolo Pasolini a accordé à un journaliste de La Stampa en 1975, quelques jours avant son assassinat), mais aussi l’interview réalisée à Paris par Nicolas Truong, concepteur, metteur en scène du projet et responsable des pages Idées-Débats au Monde, le 8 juin dernier, avec Régis Debray et Edgar Morin, deux pensées d’une (im)pertinence fulgurante.
Ce qui ajoute à la force de ces paroles incarnées en direct, c’est que les noms de leurs auteurs ne sont jamais évoqués (pas plus que leurs sources) afin qu’elles avancent « masquées », débarrassées des aprioris liés à leurs illustres géniteurs pour renaître vierges et résonner en elles-mêmes. Ainsi elles ont « quelque chance d’être entendues pour ce qu’elles sont » (dixit Michel Foucault dans l’entretien dit du « Philosophe masqué » où il proposait une année sabbatique « sans nom » afin que seule la pensée soit mise en jeu).
S’invitent aussi – toujours anonymés – les entretiens menés avec Florence Aubenas, Patrick Boucheron (à qui l’on emprunte le titre de cet article) ou encore Jean Hatzfeld. Quelques morceaux choisis de ces paroles mêlées les unes aux autres… « La bonne question c’est celle dont on ne connaît pas la réponse… L’interview c’est ça, tu ne comprends pas… Tu dois donner quelque chose de toi… J’accepte d’être dépassé par l’événement. Dès lors que tu acceptes d’être submergé par la surprise, c’est gagné… Tout commence par la dégradation du langage. Quand on vide les mots de leur sens, ils tournent à vide. C’est de l’enfumage… »
Plongée en apnée profonde dans l’anonymat de pensées averties mais aussi dans celles d’illustres inconnus interrogés en 2016 selon le mode opératoire mis en place en 1961 pour Chroniques d’un été (film d’Edgar Morin et Jean Rouch) autour de la question du bonheur. Le « Comment vis-tu ? » des années 1960 – années où l’espérance en une avancée collective de l’Histoire existait – deviendrait dans le contexte individualiste actuel « Comment vivez-vous et est-ce que parfois vous pouvez dire nous ? ». « Quel est votre nous ? » telle est la question désormais – selon Régis Debray – puisque « aujourd’hui, il ne s’agit plus de quelconque projet de refaire le monde, il s’agit d’empêcher que le monde ne se défasse. »
Pour clore – provisoirement – le débat d’idées, une peinture fait son apparition sur scène. Il s’agit, découpée en plusieurs parties, de la fresque d’Ambroglio Loerenzetti conservée au Palazzo Publico de Sienne. Portant le titre « Les Effets du bon et du mauvais gouvernement », cette fresque cristallise en images les vertus et les infamies liées aux différents systèmes de gouvernance des hommes. Nicolas Bouchaud et Judith Henry s’en pareront (ils s’en font une tunique comme pour ne faire qu’un avec ces figures du passé)… s’empareront de l’opportunité métaphorique qu’elle offre pour mettre en abyme « la leçon » délivrée par ces icônes et la réalité contemporaine.
Ainsi prenant les poses des figures de la fresque de 1338 (l’un regarde vers le ciel, l’autre vers le sol), casques sur la tête, ils délivrent l’analyse de l’historien Patrick Boucheron : Utiliser la menace extérieure pour combattre l’ennemi qui vient de l’intérieur, gouverner avec la peur, tels sont les effets du mauvais gouvernement… Etonner la catastrophe du peu de peur qu’elle nous fait, est l’autre option… Pont de sens foudroyant entre les préoccupations du bas moyen-âge et celles du début du deuxième millénaire.
« L’idéal de l’entretien » (comme on parle en psychanalyse de « l’idéal du moi ») étant de libérer la pensée, chacun questionne ce qui ici en a fait la force… L’empathie créée par les deux comédiens engagés dans leur propre questionnement est sans nul doute à l’origine de l’avènement du sens, comme si en « parlant ses entretiens » de là où ils étaient en tant que sujets authentiques, ils avaient touché – étant eux-mêmes habités par le duende, ce génie du flamenco dont parle si bien Federico Garcia Lorca dans sa conférence Jeu et théorie du duende – la part de nous-même disponible à la pensée créatrice, incontournable « ouvroir de liberté potentielle ».
Yves Kafka