DE CANNIBALE A CANNIBALE : JAN FABRE A DEFIE EDDY MERCKX
REPORTAGE. Salvatore Lombardo
DE CANNIBALE A CANNIBALE : JAN FABRE A DEFIE EDDY MERCKX
Invité pour une rétrospective de son œuvre dans le cadre du Musée d’art contemporain de Lyon, le célèbre plasticien belge Jan Fabre en a profité pour s’offrir une incroyable tentative contre le mythique record de l’heure de son illustrissime compatriote Eddy Merckx. Des milliers de spectateurs avaient ainsi envahi le vélodrome de la Tête d’or pour assister à la « Performance ».
On le sait désormais, que le grand Curzio Malaparte m’excuse pour la redite, le Cyclisme et la Culture sont en parfaite symbiose. Le dernier épisode glamour constitué par le rachat de la légendaire marque Pinarello par le groupe de luxe français LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy pour les intimes…) vient d’ailleurs confirmer cette tendance lourde qui voit le vélo devenir objet de conquête et de désir pour le design international. C’est dans ce contexte artistico-médiatique, qu’il faut inscrire l’incroyable Performance (avec un P majuscule comme il se doit côté art contemporain) réalisée par le non moins Incroyable (avec un I majuscule comme il se doit pour faire référence à la pittoresque époque Directoire) plasticien hyper-belge Jan Fabre.
Géant de l’art contemporain international, Jan Fabre a en effet décidé de se confronter avec humour mais révérence à un autre géant belge, rien moins que Monsieur Eddy lui-même (le vrai, le cycliste, pas celui du cinéma et de la chanson). En l’occurrence, à l’occasion de la vaste exposition rétrospective que lui dédie le Musée d’Art Contemporain de la Tête d’Or à Lyon, une tentative contre le mythique record de l’heure d’Eddy Merckx. Pour être plus exact, et conforme aux vœux du maître, une Performance intitulée « Comment ne pas battre le record de l’heure d’Eddy Merckx ».
Après une visite préalable et privée du musée en compagnie de Germano Celant le commissaire de l’expo Jan Fabre, nous voici de l’autre côté du parc de la Tête d’Or, devant les portes du vénérable vélodrome Georges Préveral inauguré en 1894 à l’occasion de l’Exposition Universelle et rénové en …1934. Une piste romantique et mélancolique de 333,33 mètres avec des virages à l’inclinaison maximale de 43 degrés. Et des tribunes rustiques battues par tous les vents et habituellement vides.
Mais aujourd’hui Il y a foule. Pas de confrères, exceptées les télévisions françaises et belges, mais de public. Un public immense, plusieurs milliers de personnes, partagé entre fans de vélo et tenants de l’art contemporain. Si Eddy est une star, Jan ne l’est pas moins !
C’est Daniel Mangeas, un monsieur loyal d’exception qui préside à l’ordre des choses de cet anti-record. Daniel l’irremplaçable speaker officiel du Tour de France et de tant d’autres épreuves du calendrier cycliste depuis trois décennies. Son récent départ en retraite laisse un vide immense que son successeur a du mal à combler.
Jan Fabre, grand connaisseur du cyclisme et pratiquant à ses heures de spleen artistique, a convié Daniel à animer sa tentative. C’est lui qui va battre la mesure du temps avec à ses côtés Raymond Poulidor, Henri Anglade, Antonin Rolland, Jean-Christophe Péraud et Eddy Merckx. L’idole de jeunesse de Jan le terrible. Son personnage phare. Son modèle. Son graal.
Eddy, qu’il a rencontré récemment dans un grand restaurant bruxellois, a accepté d’être présent. Interloqué par l’idée de Jan Fabre mais quelque peu touché par sa dévotion.
« Je ne pouvais pas refuser, Salvatore. Il faut comprendre que Jan Fabre est la star mondiale de la culture belge contemporaine. Nous sommes tous fiers de lui comme nous le sommes de Hergé et de Tintin. Alors je suis là. Pas vraiment inquiet pour mon record, pour prévenir ta question que je devine ironique, mais pour saluer son geste qui associe le cyclisme et la culture. »
Le vent s’est levé en cette fin d’après-midi. Dix-huit heures déjà. Jan Fabre apparaît enfin sur le vélodrome. Accompagné de son épouse et de son assistant. Le vélo de piste du record sur l’épaule. Un Merckx vintage aux couleurs de la Faema, blanc et rouge. Le cintre est très relevé. Pas vraiment aéro mais confortable. Car l’homme, étrangement vêtu d’un complet noir, affirme vouloir bel et bien rouler sur la piste jusqu’au bout de l’heure sacro-sainte. La preuve, les commissaires de l’UCI sont présents. Avec leurs chronos et leurs tableaux. José Gamay, sympathique arbitre de la FFC, est à la manœuvre côté compte tour. C’est lui qui sonnera la cloche du dernier tour de piste le moment venu. Il en sourit d’avance…
« Je ne sais pas vraiment si c’est sérieux et si monsieur Fabre compte réellement rouler durant une heure. Mais je vais faire comme si. Un record c’est un record ! »
Départ, sans fanfare, mais orchestré par le Daniel Mangeas des grands jours du Tour. Jan Fabre se lance et emmène avec difficulté son braquet de 52X14. Le même gros braquet choisi par Jacques Anquetil lors de sa dernière et victorieuse tentative de 1967.
L’apprenti recordman roule un peu de manière sinusoïdale. Frôlant le hors-piste à plusieurs reprises avant de finalement prendre son rythme de croisière. Aux environs de…27 kilomètres/heure. Eddy Merckx sourit à la question de Mangeas. Non il ne craint pas pour son record. Pour l’instant…
Etranger à ces conciliabules, Jan Fabre roule les mains en haut du cintre et prend le temps de remettre bien en place son casque boudin qui semble sorti d’un vide grenier cyclosportif.
Sur la ligne, son assistant vient d’apporter deux seaux pleins de …steaks. Le ravitaillement de son patron. Surnommé lui aussi « Le Canibale », pour sa propension à dévorer de la viande crue lors de ses différents vernissages. Posture ou imposture ? L’essentiel, comme le rappelle Poulidor à Mangeas, c’est de pédaler dans le rythme. Et Jan Fabre tient le rythme. Le sien. Pas celui de Merckx en 1972 à Mexico où il emmenait son Colnago ultra light à 50 kilomètres/heure de moyenne.
La demi-heure vient de passer. On ne sait pas vraiment si Jan, qui poursuit son effort en arrachant tous les deux tours un énorme steack à la main tendue de son épouse, est en avance ou en retard sur son tableau de marche. Mais peu importe. Selon son ami et commissaire d’expo Germano Celant, un dandy qui a été directeur de la Biennale de Venise, il s’agit de bien plus que d’un banal exploit sportif. Il s’agit d’une allégorie du cyclisme épique qui va de Fausto Coppi à Eddy Merckx.
Le public est déchainé. Le cap des 45 minutes vient d’être dépassé. Jan Fabre, forçant sur les steaks qu’il accumule dans les poches et sur les épaules de son veston, a légèrement accéléré. Puis soudain il a ralenti. Les muscles tétanisés. Mais il met les mains au bas du cintre et il fonce vers la fin de cette heure de plus en plus interminable. La cloche, les derniers 333,33 mètres, et la libération.
Acclamé par son public, le pseudo champion a la démarche un peu hésitante. Il semble être allé au-delà même de ce qu’il imaginait lors de sa conférence de presse d’avant expo. La Performance est devenue sa performance. Respect. Même si le kilométrage parcouru, 22 km, le place derrière l’ineffable centenaire Robert Marchand et ses 26,9 kilomètres…
Répondant par le sourire et par un Non très vif à la question de Daniel Mangeas de savoir s’ il pense recommencer un jour, Jan Fabre s’empare de deux bouquets qu’il remet solennellement à ses deux parrains. Raymond Poulidor et Eddy Merckx. La boucle est bouclée. Sans tambours ni trompettes, de sa démarche hésitante d’athlète épuisé mais ravi, il se dirige de l’autre côté du Parc de la Tête d’Or. Pour le vernissage de son exposition au Musée. Rideau ? Pas si sûr. Eddy Merckx a aussi réalisé des exploits sur le Tour et le Giro comme le lui a rappelé Germano Celant. Ce Giro qui va célébrer sa centième édition en 2017.
Salvatore Lombardo
Photos S. Lombardo