FESTIVAL D’AVIGNON : ENTRETIEN AVEC CAROLINE GUIELA NGUYEN POUR « FRATERNITE »
FESTIVAL D’AVIGNON : ENTRETIEN AVEC CAROLINE GUIELA NGUYEN pour FRATERNITE – Contes fantastiques – Compagnie Les hommes approximatifs – mes Caroline Guiela Nguyen – La FabricA, du 6 au 14 juillet 2021 à 15h. (relâche le 10)
Avec Saigon, créé en 2017 à la Comédie de Valence et présenté à Avignon la même année, Caroline Guiela Nguyen a marqué les esprits avec une fresque naturaliste narrant la vie d’une famille entre Paris et Saigon, dans le restaurant de Marie-Antoinette, où l’action oscille entre la fin de l’Indochine française et le départ des américains du Vietnam… Multi-Molièrisé, ce spectacle a fait le tour du monde et y a représenté la jeune création théâtrale française. La démarche de Caroline Guiela Nguyen prend sa source dans le réel, auprès de comédiens et d’amateurs qu’elle dirige dans de grands moments de répétition qui l’emportent vers d’autres rives du théâtre, donnant à voir des scènes de la vie et des métaphores de celle-ci. Croisement des êtres et des Histoires, le plus important dans ce nouveau spectacle sera le sous-titre : contes fantastiques au pluriel, sans doute pour bien montrer que cette fraternité qu’elle convoque pour cette nouvelle création à Avignon, reste un but à atteindre, lisez plutôt…
ACCROCHES AU REEL
Inferno : Où en êtes-vous du travail ?
Caroline Guiela Nguyen : On est vraiment dans la dernière ligne droite. Il ne me reste que dix jours avant d’arriver à Avignon (l’interview a été réalisée début juin NDLR). On est une grosse équipe. Nous avons dû faire avec les cas contacts. On a des personnes âgées sur le plateau qui, quand on a commencé les répétitions, n’étaient pas vaccinées. Il y en a encore dans l’équipe qui ne le sont pas, donc dès qu’il y a le moindre doute, on les isole systématiquement… et j’avoue que tout cela a pris beaucoup de place dans le processus de la création. Je ne sais pas dans quel état nous allons arriver à Avignon, mais, en tous les cas, le projet, sera là. Il sera sûrement un peu frais… mais voilà, c’est le spectacle avec des vivants, dans un monde vivant !
Par rapport au projet de départ, qui était quand même extrêmement ambitieux, avec ces différentes étapes : Arles pour le film, Avignon, Berlin, Londres… le point d’arrivée fixé est-il atteint ?
J’avais envie de me poser la question du futur, de la fraternité avec des groupes différents. L’histoire du spectacle qu’on va présenter à Avignon, part d’une grande éclipse. Une partie de l’humanité a disparu et les gens vont passer des vies entières à attendre les gens qui ont disparu… Le film, c’est l’histoire de ceux qui sont revenus et qui ont vu la vie se dérouler sans eux. Le spectacle n’est pas une suite du film. Dans le film, c’est une grande vague qui a englouti l’humanité, alors que dans le spectacle, c’est une éclipse qui cause la disparition, on est du côté des étoiles… Ces deux œuvres peuvent ainsi vivre de façon séparée, mais si je parle de cycle, c’est vraiment pour la compagnie le moyen de se dire qu’on a travaillé à partir de matériaux qui sont un peu identiques, sur une même idée…
Après ces deux étapes, faites-vous toujours le lien entre cette idée de futur et de fraternité ? Ce rapport vous semble-t-il toujours fondé ? Liez-vous cette fraternité au futur ? Quelle est, finalement, votre définition de la fraternité ? Du coup, y a-t-il un futur sans fraternité ?
Ce que j’aime bien dans la manière dont vous posez la question, c’est que vous faites bien la différence entre ce que je dis avant le projet, mes intentions et ce que j’en pense maintenant… Et pour répondre de façon simple à la question de ce qu’est pour moi la fraternité, je pense qu’elle est toujours en question. Elle est même toujours en question dans notre processus de travail. C’est une question de fraternité que d’avoir treize acteurs au plateau qui viennent d’horizons différents, qui sont d’âges différents, qui viennent de milieu sociaux, culturels, spirituels, différents… Avec autant de gens qui n’ont jamais fait de théâtre que de gens dont c’est le métier– notre protocole de création et de vie pose ainsi tout le temps la question du « lien » entre nous. La question de la fraternité, finalement, je la pose et je ne la pose pas. Je la pose vraiment comme une question et on ne cesse de se la poser.
Dans ce projet, il y a quelque chose qui me touche à l’intérieur de la question de la fraternité, c’est une question finalement qui est en lien avec le temps, c’est à dire que souvent on confond, même on rapproche, la question de la solidarité avec la question de la fraternité. La question de la solidarité, qui est évidemment une question extrêmement belle, extrêmement puissante, est différente en ce sens pour moi de la question de la fraternité. On le voit avec la covid, il y a une solidarité parce que, tout d’un coup, on va aider les gens à s’inscrire sur doctolib parce qu’ils sont âgés et qu’ils n’ont pas de facilité avec cette matière numérique… Cette solidarité est d’ici et maintenant. La fraternité, ce qui moi me bouleverse, à l’intérieur de ce mot là, c’est qu’elle peut impliquer quelque chose au-delà du temps, au-delà du présent. On travaille toujours en immersion avant de commencer nos projets. On essaye d’aller ponctionner comme ça, dans la vie, dans le réel.
J’ai passé beaucoup de temps dans ce qu’on appelle le bureau de rétablissement des liens familiaux (BRF). C’est un organisme lié à la Croix-Rouge et la Croix-Rouge Internationale. Ce bureau du rétablissement des liens familiaux fait en sorte que les gens qui sont séparés de leur famille puissent se retrouver, parce que, cela fait partie du droit humain que d’être proche de ceux qu’on aime… Ces bureaux du rétablissement des liens familiaux ont commencé à exister à partir de la première guerre mondiale. Les soldats qui étaient sur le champ de bataille, avant de mourir parce qu’ils avaient été blessés ou autre, devaient pouvoir donner une lettre aux infirmières où disaient à leurs proches où ils étaient, comment ils allaient, où on pouvait les trouver… Ce bureau s’est mis comme mission de retrouver les gens… Cela m’a bouleversé et lorsque je suis allé au BRF, à Paris, au siège, les femmes m’ont raconté qu’il y avait des dossiers qui était suspendus – elles appellent ça suspendu – depuis 60 ans. Il y a des gens qui ne se sont pas encore retrouvés 60 ans plus tard… Même si les personnes mourraient, même si depuis tous ce temps les gens de part et d’autre avaient disparus, il y avait tout de même cette mission, cette conviction humaine de se dire que, même après la mort, il faut que la personne sache où l’autre était. Il y a quelque chose qui va au-delà du temps. Il y a quelque chose à réparer au-delà du présent…
A partir de cet exemple, la question de la fraternité est posée au-delà des vivants, mais pour autant, c’est pour les vivants… C’est ce qu’on est en train de faire avec ce projet, c’est précisément l’endroit qu’on est en train de développer. La question de l’avenir, du futur – on est dans un conte, il ne faut pas oublier que cela s’appelle FRATERNITÉ, Conte fantastique – finalement, ça n’est pas tant la question du futur comme si on était en 2221 et ce que serait devenu précisément le monde, non, c’est plutôt comment est-ce que notre présent dialogue avec l’avenir, la nécessité profonde même de dialoguer avec un temps qui n’est pas encore là…
Dans le contexte pandémique pendant lequel vous avez travaillé, tout en étant fantastique, est-ce que ce contexte inédit a influé sur votre travail ? Est ce qu’on fait du fantastique avec des éléments si concrets ?
Oui, je crois ! Le projet s’appelle FRATERNITÉ, Conte fantastique, lorsqu’on a débuté le travail, la première chose que j’avais en tête c’était : fraternité, fraternité, fraternité… On était sur la question des centres sociaux. On était braqués sur le réel. Et peu à peu, nous sommes allés vers le fantastique. On cherchait des choses, on perdait pied, et puis j’ai pris conscience que c’était aussi un conte, que l’histoire devrait pouvoir être racontée à un enfant, et même par un enfant. Et c’est ce qui fait de notre projet profondément une fiction. Mon travail n’est pas de raconter le réel mais notre histoire, parce qu’elle n’est pas dans le réel permet de tirer avec elle, en filigrane, pas mal de choses du réel. Et en même temps, pendant ces trois mois où nous avons inventé un conte, pour qu’il soit fort, nous avons été obligés de passer par des choses très concrètes, histoire de sentir que nous étions lestés par le réel, que nous n’étions pas hors-sol.
Selon vous, après cette traversée, y aura-t-il un futur ?
Oui, il y aura un futur. On a besoin de récits qui nous permettent de croire (à nouveau) en l’humain. Je repère et je suis attachée aux élans de fraternité comme celui de ne pas laisser des gens disparaitre sans suite… J’ai décidé de regarder dans ce spectacle à la fois la violence de la disparition mais c’est surtout aussi tous les moyens que chaque humain met en place pour tenter de rétablir cette fraternité essentielle.
Est-ce que cette expérience du Covid va influencer vos projets à venir ? Vous pourriez retranscrire ces émotions dans une œuvre à venir ou est-ce que vous préférez les enfouir pour ne pas réveiller le monstre qui sommeille, comme par superstition ?
J’ai envie de dire, tout fait partie de moi et de nous ! J’ai très hâte que tout ça passe et que du coup qu’on puisse se serrer dans les bras à nouveau mais cela aura fait partie de notre Histoire, cela en fera peut-être encore partie… Ma compagnie a un protocole de travail. On avance tellement avec le réel jusqu’à tenir compte des dix-huit régimes alimentaires différents des gens de l’équipe, celui de devoir arrêter les répétitions à 21h pour casser le jeûne de la fin du ramadan, de travailler avec des traducteurs et laisser le temps de la traduction… voilà, on avance avec le réel et pour moi, c’est une condition sine qua non et je préfère me planter sur un spectacle mais avoir cette équipe que d’être sûre que le spectacle marche avec une autre équipe où j’aurai l’impression de moins m’être confrontée à la multitude que me propose le réel d’aujourd’hui ; donc ça fait partie encore du réel et je ne chercher pas à le nier. C’est un moteur de mon travail dans sa beauté, sa complexité.
Ne sommes-nous pas sur le point de refaire pour de vrai quelque chose qu’on a perdu pendant quasiment pendant près d’un an ?
Ce que je trouve beau, ce que j’entends dans cette question et que je me reformule, c’est que depuis longtemps, on n’a pas eu un rendez-vous ensemble ! C’est à dire qu’on a un rendez-vous tant attendu… On va mesurer ensemble la nécessité de se raconter des histoires, que c’est notre projet avec le spectateur… c’est ça enfin toute notre complexité dans ce projet : ça a été d’être ensemble, cette difficulté d’être ensemble dans ce moment-là. Pendant cette création, j’ai été dans des états que je n’ai jamais connus et qui dépassaient la création, qui étaient vraiment liés à la pandémie, à la peur… cela ne m’est jamais arrivé dans les répétitions de mes autres spectacles d’avoir peur que les gens puissent mourir. C’était à la fois rationnel et irrationnel… Plusieurs fois, parce qu’il y a des personnes âgées sur le plateau, je me suis dit, on n’aurait pas dû faire ça… Finalement, on s’en est très bien sortis puisqu’aucune d’entre elles n’a été contaminée. Toute l’équipe a été très responsable. Les jeunes – et c’était même beau – de voir comment ils faisaient très attention, comment tout le monde le faisait avec respect, pour ne pas être porteur de quelque chose qui puisse contaminer l’autre… Je retiendrais donc la peur de cela mais la conscience de l’autre qui en face de nous. C’est assez beau de dire que l’on porte le masque pour soi mais pour l’autre. Cela me raconte quelque chose.
Dans quel état d’esprit croyez-vous que le spectateur doit être pour aborder cette nouvelle création à Avignon ?
J’ai envie de répondre : « d’être comme un enfant à qui on va raconter une histoire ».
Propos recueillis par Emmanuel Serafini