« LA TRILOGIE DES CONTES IMMORAUX », JEUX DE CONSTRUCTION

« LA TRILOGIE DES CONTES IMMORAUX (pour Europe) » – Phia Ménard – Au TNB de Rennes du 28 avril au 5 mai 2022.
UNDER CONSTRUCTION
De son enfance de garçon, Phia Ménard semble avoir conservé son goût des jeux de construction car avec ces trois volets des « Contes immoraux », elle construit à tout va et érige des tours sur une eau stagnante. Impressionnant.
Phia Ménard est non seulement une habituée du Festival d’Avignon où elle avait notamment présenté « Saison sèche » et l’étré dernier cette « Trilogie » donc, mais elle s’affirme comme une des signatures les plus recherchées des festivals internationaux comme par exemple l’impressionnante Documenta de Kassel en Allemagne, qui lui commanda « Temple Père », que nous pouvons d’ores et déjà qualifier de chef-d’œuvre…
Le plateau est nu à l’entrée des spectateurs. Au lointain, à jardin, est assise une créature mi-homme/mi-femme qui veille, les yeux masqués de noir. Le sol est clair. On distingue des stries mais rien ne prédit ce qui va advenir. Furie lâchée sur la scène, la créature aux attribus de femme – corset aux seins pointus, jupe de cuir…- se saisit de lances et commence à enfourcher sans ménagement des morceaux pré-découpés qui s’avèrent être du carton. Une fois le champ de bataille dégagé « l’Athéna guerrière » commence à fixer les fondations d’une immense maison en carton. Le plan d’attaque fait qu’elle arrivera sur le côté et que, par force ou par ruse, Phia Ménard devra la retourner pour mettre les sols en contact… Eprouvante rotation, prise de risques, temporalité distendue… Finalement, le miracle a lieu et, armée d’une tronçonneuse, elle découpe régulièrement cette construction laborieusement acquise pour laisser apparaître un Parthénon de carton, un édifice classique grec tant de fois vu… symbole du labeur des Hommes, du temps qu’il faut pour installer la démocratie et qui s’écroule bien plus vite à travers des intempéries. Toutes les images créées par Phia Ménard lors de cette performance sont d’une pure beauté et chargées de symboles que le temps laissé pendant la pièce permet d’envisager puis de chasser de sa mémoire pour se concentrer sur cette construction qui à elle seule évoque l’Europe et les fondements de sa démocratie, de son Histoire… c’est prodigieux et juste.
Avec « Temple père », Phia Ménard va encore plus loin. Elle garde ce principe de « construire » avec une transition entre les deux pièces qui se suffit à elle-même… Large cercle suspendu dans la fumée des restes de la Maison mère et son eau de pluie, dans un contre-jour savamment étudié, le son de la voix de la chanteuse qui entame ses incantations, la chose est parfaite.
Une fois le cercle ramené au sol par les forçats – acrobates du spectacle – tout à fait étonnants, voire admirables ! – pour servir de socle. Va suivre une interminable érection d’une tour de babel, sorte de château de cartes qui touche les ceintres du théâtre… Cette action inutilement longue, ne vaut que pour la dextérité des esclaves-acrobates-constructeurs et pour le tableau final où Phia Ménard revient chargée d’un compresseur et enduite de noir, au point de la faire disparaître, cette laborieuse construction érigée sous les ordres d’une chef de travaux qui ne rigole pas avec le travail…
Phia Ménard est bouleversante dans cette fin digne d’une tragédie grecque. Elle apparaît nue, à la face du monde, sans ostentation ni volonté de provoquer – pas de scarification ni de menstrues comme celle qui l’a précédée dans sur ce même plateau dans ce festival, à savoir Angélica liddel – que du noir et une forme de résignation. Phia Ménard finit couchée, dans l’eau, au pied de son chef-d’œuvre. Ni les textes de Hermès Trismégiste, de Vélimir Khlebnikov, de Fritz Lang, de Thea von Harbou, de John Giorno ou de Yang, Jenny Chan et Xu Lizhi scandés par la grande prêtresse ne sont arrivés à lui redonner le goût à la vie !
Phia Ménard semble dans cette fin désabusée, prête à lâcher mais l’accueil triomphal que lui a réservé le public silencieux, stoïque et respectueux, devrait lui redonner la force de reconstruire et de quitter cette énergie d’abandon… On compte sur elle pour nous (re)secouer !
Emmanuel Serafini


Photos Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon – Yann Peucat