FESTIVAL D’AVIGNON : ENTRETIEN AVEC MARIE VIALLE, « DANS CE JARDIN QU’ON AIMAIT »
ENTRETIEN avec Marie Vialle : DANS CE JARDIN QU’ON AIMAIT – D’après le roman de Pascal Quignard – Mise en scène Marie Vialle – Du 9 au 16 juillet à 22h. – Cloître des Célestins.
« C’est un conte de peau d’âne inversé »
Emmanuel Serafini : A part le fait de travailler avec Pascal Quignard depuis 15 ans, qu’est-ce qui vous a décidé à travailler spécifiquement sur Dans ce jardin qu’on aimait ?
Marie Vialle : C’est un processus étrange que nous poursuivons avec Pascal Quignard. J’ai lu Le nom sur le bout de la langue et j’ai eu envie de le mettre en scène. Je n’avais jamais fait de mise en scène avant, et je n’avais jamais rencontré Pascal Quignard ! Puis il m’a proposé de lettre en scène Triomphe du temps, j’ai dit d’accord, avant même de l’avoir lu… entre nous, c’est un cheminement, il y a un accord tacite… je ne me dis pas « tiens, j’ai envie de monter ce texte pour cette raison », c’est autre chose que je ne saurai pas vraiment nommer. Il ne s’est passé qu’un an entre Le nom sur le bout de la langue et Triomphe du temps. Puis dix ans plus tard, j’ai rejoué pour lui les deux pièces dans une salle de répétition et alors il a écrit Princesse vielle reine. Il m’a proposé La Rive dans le Noir alors que nous étions en train de préparer Princesse vielle Reine. Ensuite, il a écrit Dans ce jardin qu’on aimait alors que nous étions en train de répéter à la chartreuse La rive dans noir, en 2006, pour le festival d’Avignon. C’est une sorte de pacte. On travaille sur une chose commune et je suis surprise, à chaque pièce, de l’endroit où cela m’amène. Je crois que c’est aussi son écriture, le regard aigu qu’il a sur les choses. Et puis, sans doute, parce qu’on se connaît bien maintenant, cela me « correspond ». On poursuit quelque chose. Ce n’est pas, d’un seul coup, le sujet… je ne me dis pas tient, je vais travailler sur ce sujet-là… non… c’est la rencontre qui avance…
Vous dites qu’avant Le nom sur le bout de la langue, vous n’aviez jamais fait de mise en scène, est-ce que ça vous va d’être « à la mise en scène » ?
Oui. Cela a évolué d’ailleurs. C’est la cinquième pièce de Pascal Quignard que je monte. Entre temps, j’ai mis en scène Les lois de l’hospitalité, un texte d’Olivia Rosenthal, Les vagues, les amours c’est pareil d’après C’est de l’eau un discours de David Foster Wallace… Donc, ça évolue. J’ai commencé la mise en scène comme un renversement de situation. J’ai voulu jouer le texte du « Nom sur le bout de la langue ». Je n’étais pas choisie pour jouer un rôle, mais je choisissais de jouer ce rôle-là, ce texte-là. Cela m’a libérée, de pouvoir non pas répondre à un désir mais d’être désirante… c’est un mouvement de liberté qui m’a accompagné tout le temps dans mon parcours d’actrice et qui me permet d’ailleurs d’être plus disponible quand je travaille avec un metteur en scène. J’adore aussi, d’une certaine manière « obéir ». Duras dit « je désobéissais en obéissant » c’est ça, pour moi, être actrice ! Je me suis rendu compte que ça m’avait assoupli dans mon rapport au metteur en scène… Mon parcours de metteur en scène a changé aussi. Pour Les vagues, les amours c’est pareil, j’ai écrit une partie du texte. Là, avec David Tuallion, on a beaucoup travaillé à l’adaptation de Dans ce jardin qu’on aimait… Il y a aussi, petit à petit, une place plus en regard. C’est à dire qu’avant, je poursuivais des sensations d’actrice et maintenant, j’arrive aussi à prendre plus de distance, à m’extraire de la scène. Il y a un regard qui est différent, ce qui me passionne maintenant, c’est de faire ensemble. C’est les croisements des regards et des sensibilités de chacun. C’est de la fabrication commune.
Alors, Avignon d’accord, mais Avignon dehors ! avec un sujet aussi délicat, comment allez-vous gérer cela ?
Pour La rive dans le noir, nous étions en « intérieur » à la Chartreuse parce qu’on avait une chouette et un corbeau, sans « geais », sans attache, qui pouvaient donc s’échapper. Là c’est en plein air…. Nous n’avons pas d’oiseaux vivants, nous les entendons, c’est la musique des oiseaux…
C’est Yann Boudaud qui va jouer le rôle du père, vous savez comment vous allez le diriger ?
C’est la fille, Rosemund, qui raconte l’histoire de son père. Le père arrive par le récit de la fille. Rosemund est mobile, elle est dans le temps du récit au présent et dans le temps de la fiction. Parfois, sur scène, je rejoins dans un dialogue le temps du père. Ce que je trouve assez intéressant et qui pour moi fait théâtre, c’est qu’elle dit : « c’est mon histoire… C’est arrivé il y a 200 ans, mais, c’est mon histoire ». Elle est à la fois dans le temps tout à fait du présent et dans le temps de la fiction. Lorsque j’ai vu jouer Yann, ce qui m’a enchanté, c’est son rapport au corps, sa présence, sa fantaisie débordante, sa capacité à naviguer, à passer d’un jeu très concret, et puis, en même temps de porter un poème. Il peut porter une écriture… Je suis très contente de pouvoir partager le plateau avec lui. Pour pouvoir travailler librement avec lui, j’ai demandé à Éric Didry d’être le regard extérieur, et de collaborer à la mise en scène… le regard d’Eric est très précieux Je vais ainsi poursuivre la conception du spectacle avec ce que j’aurais imaginé en amont et ce qui va se passer pendant les répétitions.
Quel sera l’univers dans lequel vous avez imaginé ce spectacle ?
C’est Yvett Roschteidt, avec qui j’ai plaisir à travailler, qui a construit un espace entre un jardin et un laboratoire… Entre un espace abstrait et un espace où je vais pouvoir manipuler, construire, agencer, arranger comme on le fait dans un jardin, sauf que, je ne vais pas planter, bécher, creuser… mais je vais travailler cet espace comme on travaillerait un jardin. Elle a imaginé un sol, mais c’est un sol qu’on peut contempler comme un ciel. Ce sont des plaques de cuivre très fines, avec des zones oxydées par l’eau. Le cuivre reflète et vibre avec la lumière de façon très sensible. L’idée, c’était d’avoir un lieu. C’est à dire un jardin à la fois clos et infini. Nous avons beaucoup travaillé, dans l’adaptation avec David Tuaillon, à lier la ritournelle au territoire et à l’espace, ça c’est un concept de Deleuze, mais cela se pratique, cela se vérifie. C’est à dire, plus on s’est intéressé à la musique des oiseaux et lu des écrits des uns et des autres, plus est apparu que les oiseaux ont un chant gratuit. Ils chantent et ils disent : je suis au monde, je suis là ! Appeler l’autre, appeler celui qui écoute, se faire entendre, appeler par son chant, c’est aussi l’amener dans un lieu, et ce lieu c’est l’autre… C’est tout cela qu’on a essayé de croiser dans le texte et dans l’espace.
Alors, justement, dans le texte, c’est du pur Quignard, ou il y a des ajouts ?
C’est essentiellement Dans ce jardin qu’on aimait. Et dans une partie, qui est celle qu’on appelle entre nous la séance de travail entre le père et la fille, le texte est inspiré de nos diverses lectures d’observateurs d’oiseaux. Après la première adaptation que j’ai faite avec Pascal Quignard, je lui ai dit que j’avais envie de croiser Dans ce jardin qu’on aimait avec le livre de Simon Peace Cheney Wood Notes Wild. Ma première idée était de croiser Dans ce jardin qu’on aimait avec les vraies partitions et les vraies observations de Simon Peace Cheney, pour augmenter, en réalité, le rôle de Rosemund qui, à la fin du livre de Pascal, publie l’œuvre de son père. Je voulais que l’actrice transmette cette publication, que mon personnage transmettrait, ferait entendre « en direct » ces partitions. Simon Peace Cheney a écrit cela dans les années 1860 – et c’est extraordinaire de le lire et de voir le temps qu’il a passé observer, à revenir à un endroit, et de constater la joie de vivre de cet homme, l’intensité de l’écoute, de l’attention… mais avec David Tuaillon nous avons nourri les observations de Simeon Pease cheney de toutes nos lectures, on les a augmentées, on les a mis au temps présent, avec les découvertes d’aujourd’hui. Les partitions sont toutes celles de Simon Peace Cheney.
Est-ce que Simon Peace Cheney à un équivalent, même contemporain, dans votre esprit ?
Je n’ai pas la prétention d’imaginer que mon spectacle puisse changer les choses, je ne revendique rien ! Ce n’est pas un manifeste quelconque, même si je me sens évidemment concernée par l’avenir de notre planète et révoltée par le peu de moyen et la lenteur mis en œuvre pour la préserver… j’imagine ce spectacle comme un arrêt, une opportunité de dire aux spectateurs : ouvrez les yeux, ouvrez les oreilles, le monde est si beau. L’attitude de Simon Peace Cheney et l’histoire que raconte Pascal Quignard c’est tout sauf une position égotique… Dans le livre de Pascal Quignard, Simon Peace Cheney, dès la perte de sa femme, se met dans une solitude radicale, à partir de cette solitude, il y a une ouverture au monde, et donc ce n’est pas soi, c’est le monde autour de soi. C’est l’abandon de soi.
Comment analysez-vous son attitude ? Pensez-vous que dans le monde contemporain, ultra connecté, sa réaction serait de nouveau possible ?
Nous créons ensemble mais nous sommes aussi parfaitement seul. C’est dans cet espace de solitude, dans cet espace « sauvage », loin de la « société » qu’on va oser sa propre singularité. Je ne vois pas comment on peut créer autrement. Cette solitude amène une ouverture. Il y a un abandon de soi. Et pour répondre à votre question nous entourent il ne s’agit pas d’opposer la technique à la nature, bien au contraire, c’est le positionnement, c’est de s’arrêter et d’ouvrir les yeux et les oreilles à ce qui nous entoure ; le chant des oiseaux, le vent qui souffle, une porte qui claque, le ronron d’une machine à laver.
Vous êtes accompagnée de Nicolas Barillot, qui va faire la création sonore, et de Dalila khatir qui va faire un travail vocal et musical, comment allez-vous travailler avec eux ? Allez-vous reproduire des sons, le tout à l’extérieur, la nuit, à Avignon ?
C’est une vraie question que vous posez là… Simon Peace Cheney écoute dans l’instant… Il est ouvert aux sons qui l’entoure, à ce moment-là » Comment fait-on pour que cela soit perceptible puisque c’est de ça dont il s’agit. Il faut aussi que, dans le spectacle, il y est du « maintenant » et rien que maintenant, donc ça c’est le défi de l’extérieur, parce que, si j’ai bien compris, quand le vent souffle fort, on n’entend plus que lui et quand il n’y a pas de vent, alors on entend les bruits de la place à côté du cloitre… Comment va-t-on travailler avec ça ! Cette difficulté induit à préserver l’intimité, où la délicatesse, où la finesse de l’écriture de Pascal Quignard et de son propos, mais elle oblige aussi, à transmettre et à faire passer. C’est une équation. Je ne sais pas encore comment on va la résoudre. Mais cela me semble empêcher un renfermement, une sorte de bulle, au sujet de l’écoute, comme si l’écoute était forcément liée au calme et au silence. La question aussi, c’est comment peut-on se servir du théâtre pour créer l’illusion, c’est à dire, quel outil le théâtre nous permet-il pour faire entendre du réel qui est pris et repris. Quant à Dalila, elle est merveilleuse car elle encourage. Elle part de ce qui est là, maintenant, de ce qui advient et elle le déploie. Je me suis retrouvée dans La rive dans le noir à faire des cris d’oiseaux que je ne savais pas faire à la base et même, je peux le dire, que je n’imaginais pas faire. Je n’avais aucune technique. J’avais écouté des sons d’oiseaux, des milliers de fois. Je les avais notés sur des partitions. J’avais essayé de les repérer… puis, c’est avec elle, qu’on a construit une partition. Dans ce spectacle, ce qui m’intéresse, c’est de faire prendre conscience que les humains ne sont pas en capacité d’imiter. Ils tirent leur révérence devant les oiseaux. Ce sont eux les « barbares » comme dit Baptiste Morizot qui essaient de parler la langue étrangère des oiseaux. Quand on écoute Olivier Messiaen, où Jean-Claude Rocher, – qui a enregistré des milliers de sons d’oiseaux et inventé une machine « la repasse » pour dialoguer avec l’oiseau – quand on les écoute chanter le chant d’un oiseau pour parler de lui, et qu’ensuite on écoute le véritable oiseau, l’écart est si grand, qu’on retrouve toujours l’esprit de l’oiseau mais c’est si loin du véritable chant. C’est cet écart qui me bouleverse, cette « impossibilité « de reproduire exactement, de « posséder » en quelque sorte.
Pour les costumes, des plumes d’oiseaux ?
Non ! même si je rêverais avoir un costume d’oiseau ! On cherche l’endroit qui nous permet d’être à la fois dans le présent de Rosemund, c’est à dire d’une femme qui est là, qui a trouvé son chant champ propre, qui a trouvé son espace de solitude et de création possible… et qu’on puisse aussi faire des ponts avec l’histoire. Il faut trouver un espace intermédiaire.i
Comment analysez-vous l’attitude du père vis à vis de sa fille, ce bannissement qu’il lui impose pour cause de ressemblance ? Vous trouvez cela plausible ?
Ce que j’ai toujours aimé dans l’écriture de Pascal Quignard, c’est la cruauté. C’est cruel, c’est radial, c’est violent, c’est « d’un coup » comme est la vie, cela ne prévient pas, c’est comme ça, ça tombe. Dans son roman, c’est la même actrice qui joue la mère Eva et la fille Rosemund. Dans l’adaptation le rôle de la mère a disparu. Dans le roman, le trouble, la confusion était de faite réelle, puisque le corps de l’actrice aurait incarné mère et fille. Bien sûr, quand le père évoquera la mère, on fera les liens à travers mon corps, on cherchera les ressemblances, on cherchera la mère à travers la fille. Etant donné que dans l’adaptation je joue uniquement la fille, le rejet est peut-être encore plus violent, car on voit encore plus, que la fille « n’existe pas » aux yeux de son père. Ce qui m’intéresse le plus, c’est que fait Rosemund à partir du moment où elle est chassée ? Que fait-elle de cela ? Qui devient-elle ? Je trouve que c’est une question passionnante, à partir de n’importe quelle chute, de n’importe quel deuil, de n’importe quel abandon… Qui devient-on ? Cette question-là, elle m’intéresse plus qu’un jugement moral sur le fait qu’il la chasse. Et après tout, les filles n’ont pas à vivre avec leurs pères. Je reprends les termes de Pascal Quignard, qui dit que c’est un conte de peau d’âne inversé. Il y a de la séduction, du désir, mais le père chasse sa fille.
Propos recueillis par Emmanuel Serafini, mai 2022
Photo Festival d’Avignon