FESTIVAL D’AVIGNON. « LE SOLDAT ET LA BALLERINE », L’INSOUTENABLE LEGERETE DE L’ÊTRE POUR LES GRANDS ENFANTS

LE SOLDAT ET LA BALLERINE

76e FESTIVAL D’AVIGNON : « Le soldat et la ballerine » – De Robert Sandoz – Chapelle des Pénitents blancs à 11h ou 15h du 22 au 25 juillet 2022.

Devant un rideau blanc comme une toile où tout pourrait s’écrire, une histoire est racontée par les deux personnages qui l’ont vécue et qui se détachent du fond sans taches par leurs habits colorés. Il s’agit d’un soldat et d’une ballerine, lui est en plomb, elle, en papier, lui est lourd, elle, légère dans son poids plume qui pèse d’hélium. Leurs maquillages et costumes rendent compte à merveille de leurs singularités caractérielles. La barbe du soldat est d’un orange rouillé, son visage verni brille en accord avec sa béquille métallique, et couvert de plusieurs couches de vêtements tout son corps paraît lui peser. Les cheveux de la danseuse en papier crépon et sa robe blanche en carton figurent une impression de légèreté qu’il paraît tout de même possible de froisser. Ils sont tout deux en déséquilibre sur un pied, le soldat est estropié, la ballerine virevolte, si bien que le lourd autant que le léger peuvent être en proie aux dangers du réel. Comme dans tous les jolis contes de fées toujours jolis sur le papier, et parce que les contraires s’attirent irrémédiablement, ils ont eu l’un pour l’autre un coup de foudre plus fort encore que le coup de vent qui viendra les séparer.

Car ils finissent par être séparés, dès le commencement du conte. Les aventures qu’ils doivent traverser chacun de leur côté sont en corrélation complète avec leur matérialité : c’est le vent qui emporte la ballerine de papier, et le fond de la terre où les eaux grondent qui engloutit dans ses ongles sales le soldat de plomb. Sur la scène, un ponton permet à la ballerine de ne pas toucher le sol tandis qu’elle rencontre le dragon cerf-volant, les nuages en fumée et la pie à la grosse tête d’oiseau, personnages aériens bercés par la respiration de ventilateurs présents sur le plateau. En dessous, dans une eau qui barbotte et reflète un plafond inaccessible, le soldat rencontre des jumeaux maléfiques, un rat garde-frontière dont les yeux rouges font saigner l’obscurité et un poisson des abysses. Le soldat, incapable de résister à la gravité, descend au fil de la pièce au fin fond des profondeurs jusqu’au ventre du poisson, comme un Jonas avalé par une malédiction, qui aurait bu la tasse.

Cependant les deux jouets ne se confrontent pas toujours avec violence aux éléments extérieurs qui peuvent se métamorphoser à leur avantage pour leur porter secours. Une table d’anniversaire devient un radeau en papier permettant de surfer sur les égouts, des balles de ping-pong qui font rebondir les rires se transforment en grêlons puis en morceaux d’écume, une guirlande s’envole en cerf-volant avant de devenir dragon à condition de mordre le fil qui l’attache aux caprices. Le soldat et la ballerine vivent des aventures différentes mais qui se retrouvent reliées, mises en parallèle par ces objets qui passent d’un monde à l’autre, du ciel à la terre (la grêle devenue écume, les nuages tombés en brume). Les échos se répondent musicalement en jouant aussi sur leur désir de se retrouver en un lieu qui puisse les accueillir tous les deux.

L’espace de leurs retrouvailles est annoncé d’entrée de jeu : c’est dans le feu qu’ils pourront de nouveau se serrer dans les bras, mais attention pas le feu métaphorique de la passion, le feu, le vrai, celui qui mange le papier et boit le plomb. « On brûle. Ça c’est la fin. Oui c’est vrai une histoire ça doit commencer par le début. Mais c’est difficile de commencer par le début quand on connaît la fin, non ? » Les personnages qui sont les narrateurs de leur propre histoire ont conscience qu’une tragédie morbide patiente à l’issue de leur fable. Ils décident malgré tout de jouer leurs vies, de les remettre en jeu dans l’espoir de dénicher une conclusion heureuse où ils n’auront pas forcément beaucoup d’enfants mais où ils seront en vie, avec des enfants, comme un jouet peut le rêver. L’enjeu, proprement metathéâtral, de reprendre main sur la plume qui ébouriffe leurs biographies, est épaulé d’un quatrième mur brisé : les deux protagonistes s’adressent directement à leur public d’enfants pour susciter leur compassion, tentant d’une certaine manière de se vendre. Les enfants du public ne se reconnaissent pas dans les enfants de l’histoire aux lunettes rouges malveillantes et au mépris dégoûtant. Ils deviennent actants de l’intrigue en nourrissant le même désir que le soldat et la ballerine, celui de faire mentir la fable, de changer le cours de l’eau pour noyer le feu du four qui doit brûler leurs cils. Ce sera un dragon, libéré de la poigne des enfants-rois, qui pour sauver ces deux êtres (sur la pointe du couteau et des pieds juste au-dessus de la gueule béante de l’incinérateur) ira les attraper en plein vol entre ses dents, dans son sourire où restera contenu le feu.

Le spectacle brille par sa féerie, sa poésie et ses facéties d’un bout à l’autre des rives et des rires, mais aurait pu nous déposer encore plus de balles de ping-pong étoilées dans les yeux si les quelques maladresses de rythme et débordements de texte avaient été coupées avec plus de soin par des ciseaux à motifs : quel besoin de préciser que le dragon est un cerf-volant ? Quel besoin d’ajouter, alors qu’une petite-fille assise dans le public vient de prendre les deux jouets par la main pour les emporter dans sa chambre : « la petite fille les emmène dans sa maison, avec le dragon, et joue avec eux, dans sa maison » ? Pourquoi nous prendre pour des enfants alors que ce sont les enfants qui nous prennent par la main ? Mais c’est beau tout de même, ce spectacle qui nous apprend à ouvrir des fenêtres qui ne laissent personne sur le carreau, à écouter ses jouets les plus abimés et qu’un de perdu, c’est trois de retrouvés pour celui qui les laisse s’amuser.

Célia Jaillet

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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