HIROSHIMA MON AMOUR : A FLEUR DE PEAU
Hiroshima mon amour / d’après Duras / ms Christine Letailleur / Théâtre des Abbesses jusqu’au 27 avril.
« Rien. De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier. De même, j’ai eu l’illusion devant Hiroshima que jamais je n’oublierais, de même que dans l’amour… Comme toi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli, comme toi j’ai oublié… Comme toi j’ai désiré avoir l’inconsolable mémoire, une mémoire d’ombre, de pierre. J’ai lutté pour mon compte, de toutes mes forces, chaque jour, contre l’horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de ce souvenir. Comme toi, j’ai oublié. Pourquoi nier l’évidente nécessité de la mémoire ? Écoute-moi, je sais encore : ça recommencera 200 000 morts, 80 000 blessés en 9 secondes, ces chiffres sont officiels, ça recommencera. Il y aura 10 000 degrés sur la terre, 1000 soleils dira-t-on. » Marguerite Duras
On se souvient de cette réalisation cinématographique bouleversante d’Alain Resnais en 1959 qui s’offrait les services de Marguerite Duras, pour le scénario et les dialogues d' »Hiroshima mon amour ». Convoquant l’imagerie du film, la metteur en scène Christine Letailleur fait renaître l’histoire de ces amants sans nom, au Théâtre des Abbesses, jusqu’au 27 avril.
Valérie Lang et Hiroshi Oto investissent voix et corps dans ce récit romanesque de Duras, empli de poésie, d’émotions et de sensualité. Dans un noir absolu, le dos nu de cet homme, agrippé par cette main féminine, s’éclaire dans une intensité radieuse. C’est ce focus sur la chair qui nous conduit au texte, à la parole pleine de cette femme qui se souvient. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien », martèle l’homme, coupant la femme de Nevers dans son émoi. « J’ai tout vu » lui répond-elle, « tout », elle qui a suivi avec empathie l’actualité depuis la France. Tous les deux mariés dans leur vie respective, c’est sur le fil de cette liaison illégitime de vingt quatre heures, que s’introduit la grande histoire, et avec elle, une autre aventure amoureuse refait surface : celle de cette femme française qui a osé s’éprendre d’un soldat allemand sous l’Occupation. Les corps langoureux, généreusement offerts, s’effleurent et se réconfortent pour livrer cette parole contre l’oubli, cette « nécessité de la mémoire » que les artistes s’engagent à transmettre.
« Elle », est venue ici pour tourner un film sur la paix. « Lui », travaille à Hiroshima en tant qu’architecte. C’est dans une chambre d’hôtel, dans un cocon d’amour, que les points de vue sur l’attentat nucléaire lancé quelques années auparavant sur la ville par les alliés, s’échangent. Il est Hiroshima. Elle est Nevers. Et lorsque les lèvres de ceux-là se suspendent l’une à l’autre, les alliances de l’un et de l’autre tombent à terre, pour jouir d’un baiser aérien, au goût de l’éternel. Confessant ce désir coupable, Valérie Lang embrasse sensiblement l’ineffable douleur de cette femme. Incarnant ses tourments et cette « morale douteuse » dont elle se targue, l’actrice s’approprie entièrement cette parole à fleur de peau qui caractérise si fortement l’écriture de Madame Duras. Elle-même dit s’être réconciliée avec son propre désir dans l’expérience qu’elle a nécessairement dû faire du texte pour le transmettre avec autant de passion et de dévotion.
La scénographie conçue permet, sans enfermer ses protagonistes, de bâtir des espaces de présence et d’absence dans lesquels « il », « elle » et ces autres circulent. Comme cet homme qui chante l’amour en passant en fond de scène, cet éclaireur à la torche, ce joueur de flûte japonaise. Toute la délicatesse et la lenteur présentes dans l’œuvre cinématographique imprègnent aussi fiévreusement la création de Letailleur. Entrecoupée d’images d’archives historiques, la création vidéo de Jérôme Vernez émerge au milieu de la pièce et transforme alors le plateau en un espace mouvant et vertigineux. On se retrouve dans la tête de ces êtres marqués par les images de ces hommes moribonds, abandonnés, recouverts de cette cendre épaisse, qui errent comme des fantômes au milieu du chaos. Tout comme se fait le parallélisme entre cette scène projetée, extraite du film de Shohei Imamura, « Pluie noire », dans laquelle on voit une japonaise se peigner et ses cheveux tomber par poignée, et la tonte d’ « elle » à la libération, coupable de son amour pour l’ennemi allemand.
L’esthétique théâtrale créée ici accompagne la plongée du spectateur dans cette obscure luminosité, là où l’amour persiste en dépit du chaos et des stigmates de l’horreur perpétrée dans la chair de ces hommes qui ont vécu la guerre. Les strates du roman et celles de la mise en scène s’épousent somptueusement. Christine Letailleur propose une adaptation scénique hautement réussie pour se souvenir, s’aimer, et espérer que plus jamais ça, ne recommencera.
Audrey Chazelle
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Hiroshima mon amour, Marguerite Duras, Christine Letailleur. Du 10 au 27 Avril 2012 au Théâtre des Abbesses.
http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-hiroshimamonamourchristineletailleur-351