« UN SACRE DE PRINTEMPS » : DANIEL LINEHAN JOUE CONTRE LE MYTHE
> Un Sacre du Printemps de Daniel Linehan / l’Atelier de Paris – Carolyn Carlson dans le cadre du festival June Events, le 19 juin 2015
Un Sacre du Printemps. Déjà, on appréciera l’humilité indiquée dans l’article indéfini qui précède ici l’œuvre de Stravinsky, tant de fois reprise et travaillée par nombre de chorégraphes contemporains. Passage obligé donc, auquel Daniel Linehan se soumet tout en contournant l’exercice. Car cet article indéfini nous prépare à une pièce de danse sur la musique du Sacre, et non d’une énième revisitation de l’œuvre de Nijinsky et du mythe qu’elle a créé et qui se perpétue jusqu’à nous.
Encore heureux d’ailleurs. Car si tel avait été le cas, cette revisitation aurait sérieusement manqué de chair. Car le Printemps, Daniel Linehan le sacralise d’abord dans la jeunesse. Ce Printemps, il nous le montre sautillant, éveillé, précis et plein d’énergie. Il est bien sûr de lui et puise dans son immaturité naturelle tourte l’arrogance et la beauté propre à cette jeunesse présente sur le plateau. C’est un Printemps tyrannique, de par son élan et sa force vitale. Il a triomphé des forces de l’hiver et célèbre sa victoire dans un spectacle virevoltant.
Si l’on quitte la métaphore pour le geste, on retrouvera cette matière labellisée « P.A.R.T.S. », l’école de danse contemporaine dirigée par Anna Teresa De Keersmaeker dont est issu le chorégraphe américain ainsi que l’ensemble des jeunes danseurs de la pièce. Une rigueur absolue du mouvement, une composition chorégraphique millimétrée, une occupation ample du plateau, une acuité particulière de la danse dans son rapport à la musique. Ici néanmoins, la gestuelle privilégie le battement des membres à la générosité du thorax, sacrifiant toute l’expressivité sacrificielle de l’œuvre musicale.
Car c’est un point important, cette pièce célèbre un printemps auquel on a ôté toute pulsion de mort. Dans la pièce originelle, rappelons-nous que la beauté foisonnante issue de la renaissance du printemps s’accompagne du sacrifice de l’élue. A la puissance créatrice de la nature répond un rite violent et destructeur de la part des hommes. Ici, toute violence est écartée, mis à part dans l’interprétation à deux pianos et quatre mains de la composition musicale de Stravinsky, qui capte et retranscrit son intensité particulière de façon originale.
Ira-t-on jusqu’à penser que ce Sacre a aseptisé Le Sacre ? Non, pour la simple raison qu’il ne se positionne pas comme une revisitation de sa version originale. De façon plus ambitieuse, cette pièce cherche à actualiser la thématique au moyen d’outils chorégraphiques contemporains, qui sont synonymes d’une jeunesse qui gagne. Les gestes en forme de poing lancé dans l’air, façon « constructivistes russes », en sont d’ailleurs le signe le plus flagrant. Cette contemporanéité est cependant inquiétante car elle occulte une part noire de ce qu’est notre monde aujourd’hui.
La vision offerte ici a quelque chose à voir avec la tyrannie de la forme du le fond, du « cool » sur l’effort et surtout de la force humaine sur la nature désolée. Alors oui, cette vision est très contemporaine, car elle irrigue notre vision du monde depuis que Francis Bacon, philosophe anglais du 16ème siècle, a fait de la Terre une simple machine que l’homme doit apprivoiser et dominer pour son confort. Cependant, on ne peut que se désespérer que cette vision, tant présente dans les pensées économiques et politiques actuelles, se retrouve désormais dans la pratique d’un chorégraphe contemporain, en vue qui plus est.
Finalement, bien loin de témoigner d’une humilité fondamentale, cet article indéfini indique plutôt une folle ambition dont la danse, ici, se fait l’écho : l’homme triomphe toujours des forces occultes qui l’entourent. A vouloir jouer contre le mythe, Daniel Linehan fait spectacle et nous divertit par sa manière belle et agréable.
Quentin Guisgand
Photos ®Bart Grietens