JULIEN GOSSELIN : VERS UN ADIEU AU THEÂTRE ? A SUIVRE…
72e FESTIVAL D’AVIGNON : « Joueurs, MAO II, Les Noms » d’après Don Delillo, mise en scène Julien Gosselin du 7 au 13 juillet (relâche le 10), La Fabrica. Textes publiés aux Editions Actes Sud.
Julien Gosselin : vers « un adieu au théâtre » ? A suivre…
Certes il y a les fulgurances littéraires de l’impertinent écrivain américain Don Delillo qui nous séduisent. Certes il y a les thèmes récurrents du rapport au pouvoir et aux puissances financières maîtres du monde, au terrorisme des années 70 à 90, à la difficulté de ce qu’aimer veut dire, autant de sujets qui ne peuvent que trouver un profond écho en chacun des sujets que nous sommes. Certes il y a le formidable engagement marathonien d’acteurs et actrices qui, dix longues heures durant, ne faiblissent aucunement en énergie pour servir le projet de Julien Gosselin. Certes il y a les prouesses vidéo des cameramen qui filment sans faillir les scènes jouées en arrière-plan pour les projeter en direct sur l’écran géant descendu des cintres de La Fabrica.
Et alors ?… Cela suffit-il pour « faire théâtre » ?
Bombardés d’emblée par « un film » au niveau sonore volontairement saturé (musique à fond la caisse et paroles délivrées dans un précipité propre à étourdir les consciences, « le temps de cerveau disponible » du Président Le Lay est – lui aussi – délibérément saturé), on comprend vite que nous allons être les otages stressés sinon du terrorisme (seule réponse possible à offrir à un pouvoir sourd à toutes concessions humaines), du moins des intentions d’un metteur en scène qui après nous avoir habitués au meilleur (« Les particules élémentaires » en 2014 et, à un degré moindre, « 2666 » en 2016) semble verser dans une mégalomanie fleuve où sont confondues prouesses techniques, performances réelles des acteurs (il en faut du souffle pour ingurgiter autant de textes et les restituer dans des conversations interminables) et ce que l’on attend humblement du Théâtre : une expérience humaine de partage avec de « vrais » acteurs de chair et d’os qui se livrent à nous « sans écran » superfétatoire. En effet il apparaît rapidement qu’il aurait été plus judicieux de s’enfermer dans une salle obscure pour visionner des films de réalisateurs de cinéma ou encore de se délecter, livre en main, de la prose enivrante de Don Delillo.
Rentrons dans le vif du sujet, sans prétendre aucunement « l’épuiser » (dix heures « c’est long, surtout vers la fin » comme disait de l’éternité le très subtil Woody Allen), ce verbe étant en la circonstance réservé à nous, spectateurs infortunés ayant poussé par inadvertance – ou trop grande confiance -les portes de La Fabrica.
Jean-Luc Godard, dans la composition de son « Adieu au langage » (2014) – que Julien Gosselin prend en référence dans ses (rares) entretiens – mettait en avant l’émiettement pour ne pas dire la défaite du récit. Porte drapeau de La Nouvelle Vague, il livrait des bouts d’histoires qui se juxtaposent les unes aux autres, sans lien entre elles autre que la volonté du démiurge qui les produit. Là quatre romans de Don Delillo vont servir de pâture à l’appétit du jeune metteur en scène : « Joueurs, Mao II, le Marteau et la Faucille, Les Noms », aucune continuité entre eux, si ce n’est les thèmes qui les traversent et la trame omniprésente du questionnement du langage qui envahit l’espace-temps, réel et fictif.
Le langage – lorsqu’il est celui de Bill Gray, le magnifique écrivain retranché du monde, celui du sublime narrateur du personnage du « Marteau et la Faucille », ou encore celui de l’auteur en personne dont les extraits de roman sont largement diffusés en sur-titrage défilant sur l’écran à la manière d’un tapuscrit en train de s’écrire – apparaît comme le refuge consolatoire contre la violence insoutenable d’un monde totalitaire dans lequel les destins individuels sont laminés sous l’effet du rouleau compresseur des maîtres de « La Corbeille ». Mais de libérateur, le langage peut devenir aussi très vite, sous l’effet pervers d’une osmose contagieuse, le piège qui se referme sur chacun. Ainsi l’usage abusif de conversations de salon qui nous sont imposées sur grand écran, charriant à l’envi les mêmes truismes, n’a rien de particulièrement libérateur même si leurs enjeux est de signifier un monde – le leur, le nôtre – qui se délite, dans le même temps que nous, en temps réel.
Si dans ce spectacle fleuve ininterrompu de dix heures – voulu comme un bloc par Julien Gosselin qui précise en tête du programme de salle remis à l’entrée que « les spectateurs peuvent sortir et entrer librement (sic) pendant la représentation – certains moments de grâce existent (ceux notamment où les textes de Don Delillo sont cités), on recherche l’intérêt d’un tel déploiement de moyens « spectaculaires ». Privés le plus souvent du contact charnel avec les acteurs (quatre-vingt-dix pour cent du spectacle, soit neuf heures pleines, « se voit sur l’écran » redoublant le jeu des comédiens que l’on distingue au second plan), agressés par l’intensité sonore démultipliée et le débit furieux de conversations insipides, agacés par la démesure d’un projet « bricolé », lorsqu’une heure du matin arrive, on vit comme une réelle délivrance le salut final des courageux acteurs. Quant aux applaudissements, on se demande s’ils n’étaient pas destinés – du moins en partie – à saluer l’effort méritoire accompli par ceux qui les émettaient, ceux qui avaient « résisté » à l’épreuve.
« Adieu au langage » du talentueux maître Jean-Luc Godard, ne deviendrait-il pas sous l’effet du bouillant Julien Gosselin, assailli d’envies plus grandes que lui, « Adieu au Théâtre » ?… Un Théâtre essentiel, vivant, débarrassé des scories des technologies envahissantes, un théâtre susceptible de nous émouvoir « sans écran » apparaît de plus en plus une nécessité vitale dans cette société du spectacle où, sous prétexte de la dénoncer, certains la renforcent en lui empruntant ses procédés « spectaculaires ». La vraie résistance serait de promouvoir le langage, « l’arme la plus puissante de l’univers », en le faisant vivre à l’air libre. Car si Don Delillo se fait le portraitiste éclairé d’une Amérique se délitant, terre du nouveau (im)monde en déliquescence, cela n’induit aucunement, sous prétexte d’innovations technologiques, de mettre artificiellement « en pièces » l’histoire-catastrophe.
Yves Kafka
Photo Festival d’Avignon