RETOUR DE LISBONNE : QUATRE EXPOSITIONS DANS LA VILLE DE PESSOA
ARCOLisboa 2022, Collection Antoine de Galbert au MAAT, Gérard Fomanger à la Collection Berardo, Tony Conrad et Daniel Dewar & Gregory Gicquel au Culturgest. Lisbonne.
Dans l’ancienne usine de fabrication corde navale de Lisbonne, après deux ans d’absence, ARCOLisboa est cette année concomitante de la saison France-Portugal. Une multitude d’expositions ont lieu avec plusieurs temps forts : la foire elle-même, une sélection d’œuvres de la collection d’Antoine de Galbert au MAAT, la rétrospective de Gérard Fromager à la Collection Berardo et les expositions de Tony Conrad et de Daniel Dewar & Gregory Gicquel au Culturgest.
On compare souvent une foire d’art à un autre type de foire ou de salon (agriculture, armement, cuisine, mariage, etc.) mais une foire ressemble aussi à ces terminaux d’aéroports : corners plus ou moins luxueux, détaxes et programmes de fidélisation, avec lounges de différentes catégories. Il en va ainsi et pour ARCOLisboa aussi. Cette foire modeste, qui a su trouver son ambiance, son style, ne recueille peut-être pas l’audience et le nombre de collectionneurs suffisants pour en faire une place incontournable du circuit international du marché de l’art : mais de par son humilité et sa sélection, elle est indéniablement singulière et cela est sa force. Comme dans les éditions précédentes, les galeries exposent principalement de l’art abstrait, figuratif, matiériste et minimal, dans une atonie de couleurs et l’on ressent une atmosphère décontractée, sans l’outrancier des foires de Miami.
Sur les 65 galeries présentes cette année, quelques-unes sont remarquables (quand beaucoup d’autres manquent d’audace ou de cohérence dans leurs choix). La Galeria de la Misiones présente pour la première fois au Portugal un ensemble de peintures et de dessins de Carlos Camero, qui permet de se rendre compte de l’importance qu’il a eu en tant que membre de l’École de Paris. Carlos Carnero (né à Montévidéo en 1922 et mort à Paris en 1980) quitta l’Uruguay dans les années 1940 pour suivre les cours d’André Lhote puis de Fernand Léger (Fernand Léger en fit son assistant et secrétaire, même après la mort de celui-ci en 1955). Dans les années 1950, il ne se consacra plus qu’à l’abstraction et pris part au mouvement Tachiste (qui incluait Hans Hartung ou Pierre Soulages).
La galerie Rafael Pérez Hernando présente un splendide dialogue entre des œuvres de Claude Viallat et de Giorgio Griffa (qui a été récemment exposé en France à la Fondation Vincent Van Gogh en 2016 et au Centre Pompidou il y a quelques mois). Un dialogue dont émanent une légèreté et une élégance dans leurs recherches créatrices permanentes du registre de formes qui fondent leurs styles : la trace de couleur comme rythme, la touche picturale devenant comme une notation musicale, certes des empreintes, mais étreintes dans des variations diaprés, sans lourdeur, ni roborative répétition.
Il y a aussi l’excellent duo show de Luis Lazaro Atos et Belen Uriel Galeria Madragoa. Des robes de papiers – aux motifs rayés avec des portraits – accrochés à des cintres métalliques devant un ensemble de trois sculptures abstraites de métal, avec du verre soufflé à certains endroits. Comme une cire, un miel durcit : ce n’est pas une gangrène, une matière dégénérative mais bien plutôt une nourriture coulante et moulée sur des structures de métal ordinaire (évoquant barrières ou portiques, dans des formes déformées : de la souplesse s’inscrit dans la rigidité première des matériaux et de leurs emplois).
Le focus d’ARCOLisboa met à l’honneur l’Afrique. La sélection aurait mérité plus d’attention : les stands oscillent entre présenter un art figuratif empâté (uniquement dans une représentation du « peuple noir ») ou un art abstrait et matiériste issu de matériaux de récupération. Rien de nouveau sous le soleil. Mais notons la remarquable série de neuf peintures (Africa + China by Day (2022)) de Cristiano Mangovo sur le stand de la galerie This Is Not a Whitecube. Des compositions aux figures qui évoquent les tourments des mouvements de corps des peintures du Gréco ou de Gérard Garouste et qui expriment un dialogue entre Asie et Afrique, dans des scènes évoquant le service, le don, l’effort, la gratitude ou la servilité. Inattendu et singulier. Une mention spéciale aussi à la série de dessins/collages d’Alessandro Pessoli sur le stand de Greengrassi : des figures sans genre, pop, acides, grotesques, sadiques et masochistes, créatures malicieuses, amazones masculines comme sorties d’un jardin de délicieux supplices. Et il ne fallait pas non plus rater les peintures de Rui Cascada Bastos en dialogues avec les photographies d’Antonio Julio Duarte sur le stand de la galerie Bruno Murias.
« Traverser la nuit », MAAT
Dans son Éditorial du N°500 d’Art Press, Catherine Millet dit que « notre époque, prise de folie sans faire naître beaucoup de beauté, semble attirée par les esthétiques déliquescentes. » Cela pourrait résumer l’atmosphère de la sélection d’œuvres de la collection d’Antoine de Galbert, intitulée « Traverser la nuit » (elle aurait d’ailleurs pu plutôt s’intituler « Toutes les nuits pendant que vous dormez je détruis le monde »). Une nuit terrible, terrifiante, glaçante, morbide, cynique, sans fin, une nuit dérangeante et dérangée, une nuit alcoolisée, enfumée, une nuit de drogué, une nuit qui évoque la mort plutôt que les songes, un cauchemar en somme, avec ses créatures inquiétantes, souvent solitaires : figures seules, isolées, enfermées, dans des lieux et espaces clos, clôturés. Il n’y a ici aucune fantaisie, très peu de couleur d’ailleurs, un rêve en noir en blanc sans le charme et le romantisme espiègle des films d’Henry Sellick et de Tim Burton. Rien qu’en dressant une liste de certains titres d’œuvres, on saisit le contenu de l’exposition : End, Lamentable, Lonely in the corner, Le supplice, Madness, Le grand terrible, Les tourments de T.M., L’effacement, Angst…
Il en va ainsi, nos nuits ne ressemblent pas à nos jours, les artistes représentent le monde tel qu’ils le voient, l’imaginent et l’inventent. Ce que je peux en dire, c’est que cette nuit, je préfère l’avoir traversée que de l’avoir vécue ou de redouter qu’elle revienne, et de l’imaginer l’avoir dans mon futur. Il n’y a rien ici de ce que peuvent évoquer d’autres titres nocturnes comme : Songes d’une nuit d’été ou Tendre est la nuit. C’est une nuit cramée, dans une épaisseur déroutante, une nuit de cris et de souffrance, une nuit de plomb, un nocturne dont les étoiles n’ont plus aucune clarté. Une nuit comme un puit devant lequel on est poussé. Une nuit d’effroi, de tumulte, de draps mouillés, d’angoisse sans chaleur de la tendresse, ni de la moiteur d’étreintes. Une nuit comme une terrible épreuve à passer. Une nuit de Styx. Une nuit sans splendeur, sans conteur auprès du feu, sous l’arbre à palabre. Une nuit de fracas, une nuit de fin d’un monde. Une nuit de crainte d’accidents, ou qu’elle n’en finisse plus. Une nuit sans oxygène, une pollution nocturne dans une exaltation du nihilisme. Ce n’est pas une « nuit américaine ». C’est une « nuit d’exposition » : intérieur jour et nuit, mur blanc et noir. Il n’y a ni crépuscule, ni aurore, ni les incandescences des couchers et levers de soleil. L’une des premières œuvres de l’exposition est annonciatrice : un tas de confettis noirs. La fête est finie, les confettis à la déchèterie comme un tumulus de cendres (Sans titre (Le Terril) (2008) de Stéphane Thidet). La forme humaine fantomatique de Miriam Cahn (Unklar (2005)) avance vers nous venue d’un paysage en feu, brûlé, sans vie, sans nature. Tandis que le Matelot Ivre (1954) de Raoul Hausmann aurait pu être l’image introduisant l’exposition : un visage triplé d’un homme saoul qui, dans sa construction, montre l’effroi ressenti lors de dédoublement de personnalité pris dans des états limites. Tandis que le cône de lumière d’Anthony McCall (pouvant se présenter d’une autre manière) nous est pris en pleine figure : nous sommes alors comme une biche sidérée par les phares de la voiture qui va l’écraser.
Cette traversée de la nuit n’est pas celle (comme le dit Ugo Rondinone de sa dernière exposition personnelle à la Schhirn Frankfurt) d’un : « voyage du fond de la nuit à la lumière d’une journée ensoleillée. »
The Nude and the Wood, Culturegest
L’exposition de Daniel Dewar & Gregory Gicquel investit quatre larges espaces, comme des couloirs sous des plafonds de briques à ogives. Le premier espace nous mène à cinq sculptures en chêne, le second à une vidéo, le troisième à cinq sculptures de marbre et le quatrième à une vidéo. Jeu des symétries, entres les espaces et les œuvres, les sculptures étant elles-mêmes toutes alignées, elle se répondent.
Les cinq sculptures de bois sont des coffres et des consoles (Oak cabinet with butternut squash, buttercup squash and noses (2020), Oak cabinet with feet and snail (2021), Oak dresser with pigs (2021), Oak cabinet with body fragments (2021) et Oak chest with organs and boots (2021)). Ainsi des sculptures utiles, des œuvres utilitaires – évoquant une époque plus ou moins lointaine où les coffres et consoles étaient plus d’usages que de nos jours. Leur alignement donne une forte impression de présence à ces sculptures – comme des sculptures votives ou totémiques. L’espace devient comme une marge à un texte et cela n’a rien à voir avec une présentation de salon de la décoration. Elles sont manifestées sous leur forme d’objet d’art. À la convenance de l’acquéreur de les utiliser ou non, d’en faire usage ou non, d’y voir une œuvre d’art dans sa singularité et la laisser ainsi dans cet état. L’exposition commence ainsi par des cubes et rectangles de bois de chêne recouverts de bas-reliefs. Le commissaire parle de « motifs répulsifs », il en va ainsi pour lui. Je ne vois en rien comment des pieds humains, des torses aux abdominaux saillants, des escargots ou de belles têtes de cochons puissent avoir une once d’attrait répulsif. Fragments d’humains et d’animaux tout simplement. À chacun sa projection. Le commissaire ajoute que ce sont « des objets d’un mutisme comique et ironique ». Il n’y a rien de silencieux ni d’ironique à mes yeux ici non plus. Je les trouve plutôt oniriques, tremplin à la rêverie, dans le sens où ces objets, de par leurs motifs, évoquent des histoires personnelles ou plus universelle : les contes, les dessins animés, l’excentricité des meubles baroques, le surréalisme – celui venu des temps anciens, où les divinités aux corps humains portaient des têtes d’Ibis, de Chien ou de Chat.
Une fois cette salle traversée, place à l’argile (Clay model animation with body fragments and snails (2022)). Œuvre la plus récente de l’exposition. Vidéo dans laquelle des morceaux de corps apparaissent et disparaissent comme baignés dans un fluide lacté. Un film en stop motion, dans lequel la sensation de mouvement est créée par le séquençage de photographies d’objets inanimés.
Puis nous rencontrons cinq sculptures de marbre rosa aurora du Portugal (Nudes X (2020), Nudes IX (2018), Nudes I (2017), Flipper (2021), Nudes V (2017)). Ces sculptures n’ont pas la vertu d’être des objets utilitaires, mais nous en retrouvons figurés sur ces blocs de marbre : palme, robinets, bidets, toilettes, lavabos, porte-savon mais aussi jambes, système digestif ou coquillage. La couleur du marbre renvoie à la chair, au corps, et les motifs à son entretien, son hygiène. Peut-être même à sa dérive : l’hygiénisme. Ces objets font référence au fluides corporels, à la sueur, l’urine, la merde, le sperme, le sang. Ces sculptures sont toutes non finito : ces figures sont encore prises dans leurs blocs de marbre brut. A la fois objets venus de fouilles et objets en devenir, comme dans un temps intermédiaire.
Pour la dernière œuvre, retour de l’argile et de la terre (Legs (2012)) dans une vidéo présentant, entre autres, des corps s’empilant dans un paysage de campagne arborée.
Dans l’ensemble de l’exposition, il aura été question des matériaux fondamentaux de la sculpture. Anachronique ? Bien plutôt intemporel (comme lorsque l’on dit, la mode passe, le style demeure) : « notre travail s’inscrit dans une tradition assez universelle de la sculpture. Les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable ou de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, infaillible, immédiate, qui ne doit de compte à personne », disent les artistes. La lourdeur évidente de chaque sculpture joue sur un équilibre avec leurs matériaux mêmes : douceur du bois poli, tendresse du marbre rose, onctuosité et souplesse de l’argile.
Timothée Chaillou
MAAT – Museum of Art, Architecture and Technology
« Traverser la nuit : Collection Antoine de Galbert »
12 Mars – 29 aout 2022
Cordoaria Nacional
ARCOLisboa
20 – 22 mai 2022
Culturgest
Tony Conrad
12 mars – 13 juillet
Daniel Dewar & Gregory Gicquel
29 janvier – 22 mai 2022
Museu Coleção Berardo
Gérard Fromanger
17 février – 29 mai 2022
Images: Daniel Dewar & Gregory Gicquel – Photos Jan Kaps – copyright the artists – Galerie Lovenbruck